jeudi 16 octobre 2025

Graham Greene / Le Dixième Homme (5)


ÉPISODE 5 – DU SUIF EN TRADUCTION –

Une fois de plus, force est de constater que les traductions vieillissent, et ce souvent pour les mêmes raisons : un lexique et/ou des expressions que le temps n’a pas retenus ; mais aussi: le déploiement du sens au détriment de la rythmique. Prenons la première phrase du livre :
« Most of them told the time very roughly by their meals, which were unpunctual and irregular.”
La traduction, qui est cette fois-ci de Robert Louit, donne ceci :
“La plupart d’entre eux marquaient le passage des heures de façon très approximative d’après les repas, qu’on leur apportait à intervalles irréguliers, sans aucune ponctualité. »
Certes, rien ne se perd du sens dans cette version, si ce n’est que la concision originelle (16 mots) se retrouve péniblement dilatée – presque une trentaine de mots en français. Le « very roughly » appelait peut-être une solution plus resserrée, et la nuance entre « unpunctual » et «irregular » n’est peut-être pas nécessaire en français. Je propose donc :
« La plupart d’entre eux devinaient plus ou moins l’heure d’après leurs repas, servis pourtant de façon irrégulière. »
En gros, dix-sept mots (je ne compte pas les articles élidés…). Ici, l’idée qui préside à la traduction vise à limiter le fameux « coefficient de foisonnement », que j’ai déjà commenté dans des épisodes précédents. Il importe (selon moi) que le lecteur français lise à la même cadence – mieux vaux sacrifier quelques pions (souvent redondants) plutôt que de gâter l’allant de tel ou tel mouvement. Certains mots et certaines formulations – même si l’action se passe pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale – ont désormais des sonorités obsolètes : « l’antiquaille se déglingue » (pour une montre qui est détraquée), « un délit d’ordre sexuel » (pour un viol), « une charade en action » (pour une saynète).

Là encore, rien ne garantit que la nouvelle traduction supportera mieux l’épreuve du temps – l’œuvre est datée, et rien ne peut, ni ne doit, gommer sa spécificité linguistique, telle que déterminée par l’époque. Mais l’on peut, non sans prudence, faire que la poussière qui la menace conserve un certain lustre. Après tout, on restaure bien les tableaux anciens que le temps a suifés.


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