• EPISODE 2 – VOIR DOUBLE, DIRE TRIPLE.
Dans Le Troisième Homme – comme très souvent chez Greene – le dédoublement est une première nature. Le récit en soit est double : Il est raconté à la première personne par Calloway, mais celui-ci ne fait globalement que rapporter le récit que lui fait Rollo Martins. Quant à ce dernier, il se dédouble, comme s’il était composé de deux personnalités différentes, d’un côté Martins, un homme pondéré, de l’autre Rollo, un coureur irascible. Mais en plus d’être double, Rollo Martins, à la faveur d’un malentendu, se fait passer pour un autre, un écrivain du nom de Benjamin Dexter (Rollo écrit quant à lui des westerns qu’il signe du nom de Buck Dexter).
Le cas de Harry Lime relève lui aussi d’un troublant jumelage : il y a Lime mort et Lime vivant ; Lime l’ami et Lime le trafiquant. La ville elle-même est deux fois double, puisque divisée en quatre zones. Les versions de l’accident dont aurait été victime Lime sont, bien sûr, contradictoires – comme le dit le colonel Cooler à un moment : dès qu’il y a accident, personne ne parvient à jointoyer l’avant de l’après, et chacun voit une scène différente. Mais comme si cette troublante binarité, qui infuse chaque chapitre, ne suffisait pas, Graham Greene, en algébriste-équilibriste, s’ingénie à reporter notre attention sur une triade, un trio. Y avait-il deux ou trois hommes lors de la mort de Lime ?
On se rappelle que le premier roman publié par Greene s’appelait The Man Within – traduit une première fois sous le titre L’homme et lui-même, puis, par mes soins, sous le titre Deux hommes en un. On sait aussi que Greene a écrit une novella intitulée Le Dixième Homme, que j’ai également traduite et qui figure à la suite de notre édition du Troisième Homme.
Ce perpétuel flottement dans le décompte des hommes en dit long sur la réflexion menée astucieusement par Greene sur la notion de « duplicité ».
Dès la petite enfance, Greene a vécu dans un monde double (cf. mes précédents posts), s’étant longtemps vécu lui-même comme un « agent double » – mais qui dit agent double, dit un agent au service de deux « causes » en alternance, autrement dit trahissant deux autorités, et par conséquent se trahissant lui-même en apparence – car intérieurement, nulle trahison : intérieurement c’est un jeu, un jeu qui se moque des fidélités, de la partition bon/méchant, de l’hypocrisie morale. Le but ultime est peut-être d’échapper autant à soi-même qu’aux autres. Au prix d’un équilibre forcément instable. Le masque, ici en l’occurrence, sert à cacher un autre masque, autrement dit à dissimuler le fait qu’on avance masqué. Il y a Graham et il y a Greene, comme il y a Rollo et Martins, et non juste Rollo Martins, Graham Greene. (Quant à Harry Lime, il porte un nom bien étrange, puisqu’en anglais lime désigne le citron vert – et que vert, en anglais, se dit green.)
On peut également se pencher sur le titre du roman : Le Troisième homme, et y voir au moins deux références, l’une à l’évangile selon saint Luc, où Jésus ressuscité marche aux côtés de deux de ses disciples (rappelons que dans les égouts Lime/Welles nous est montrés à un moment les bras en croix), l’autre à ce passage de La Terre Vaine de TS Eliot où figurent ces vers :
Qui est ce troisième qui marche à tes côtés ? / Quand je compte, il n’y a que toi et moi ensemble / Mais si je regarde au loin la route blanche / Il y a toujours un autre qui marche à tes côtés.
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