L'édition du Troisième Homme que publient les éditions Flammarion (sous l'égide bienveillante, la houlette attentive et la férule amicale de Bertrand Pirel), est accompagnée d'un court roman intitulé Le Dixième Homme. C'est donc reparti pour quelques épisodes de ce journal du traducteur
ÉPISODE 1 – L’AUTORITÉ DE L’AUTEUR –
Une fois de plus, il semblerait qu’il faille se méfier des déclarations d’un auteur habitué à brouiller les pistes. Dans sa préface au Dixième Homme, Greene affirme avoir complètement oublié ce récit qui dormait dans les archives de la Metro-Goldwyn-Mayer. Soit. Il apprend ainsi, un jour de 1983, par un Américain, que la MGM a proposé d’en vendre les droits à un éditeur, et il se souvient alors avoir vaguement signé un contrat en 1944 avec la MGM, à partir d’une simple idée, juste quelques lignes, et ce afin de mettre les siens à l’abri financièrement. Mais lorsque l’inconnu lui envoie le manuscrit, il ne s’agit pas de quelques lignes, mais d’un court roman, que Greene a la surprise de trouver « très lisible », allant même jusqu’à prétendre qu’il le préfère au Troisième Homme.
Qu’en est-il exactement ?
En 1943, Greene travaille comme éditeur avec Douglas Jerrold pour la firme Eyre & Spottiswoode, l’éditeur de la King James Bible, où il est chargé de développer le département Fiction – il publiera ainsi Titus Groan de Merwyn Peake, ainsi que The English Teacher de R. K. Narayan. Pendant cette période, Greene se remet à écrire : la libération de la France s’accompagne alors d’un cortège d’histoires, d’anecdotes, d’atrocités et Greene « pitch » Le Dixième Homme à Alexander Korda en vue d’en écrire le scénario. Le 6 novembre 1944, il signe un contrat avec la MGM, pour une somme de 1500£, contrat dans lequel il abandonne les droits de l’œuvre à venir à celle-ci. Greene écrit alors ce court roman et l’envoie à la MGM.
Redécouvert des années plus tard, les droits du Dixième Homme sont rachetés par l’éditeur Anthony Blond. Une fois de plus, comme cela avait été le cas pour Le Troisième Homme, Greene estime que le texte n’a été écrit que pour donner lieu à un scénario, non pour être publié tel quel. Il s’oppose donc à sa publication. Blond passe alors un accord avec l’éditeur de Greene, Bodley Head, afin qu’ait lieu une coédition en 1985 – et Greene de toucher 22 000 £ de royalties l’année suivante.
Greene a-t-il vraiment oublié qu’il avait écrit ce livre, un roman dont le titre résonne aussi fortement avec celui du Troisième Homme ? Le fait est que, dans la bibliographie officielle de Greene, publiée en 1979, et disponible en bibliothèque, figure Le Dixième Homme, dont il est précisé qu’il s’agit d’un manuscrit inédit. Oui, car Greene avait vendu un exemplaire du manuscrit, ainsi que d’autres écrits, à l’Université du Texas, y adjoignant une lettre de son agent adressé à un bibliophile que ce titre intéressait. Ce bibliophile avait demandé à Greene s’il était possible d’en envisager la publication, mais Greene lui avait fait savoir par son agent que la MGM en détenait les droits. La lettre de l’agent est datée du 30 mars 1967.
Il était bien sûr plus intéressant, au niveau promotionnel et lucratif, d’accréditer la thèse du fameux (et précieux) « manuscrit perdu ». — Perdu, oublié, refusé, loué, publié : la mémoire de Greene est une drôle de machine, décidément.
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