Anne Carson est une écrivaine canadienne (anglophone) de tout premier plan. En France, elle est hélas peu connue, et seul un de ses livres avait été traduit (par Claire Malroux) jusqu'ici – Verre, Ironie et Dieu, publié par José Corti. Ses textes – qui font la part belle aux mythes grecs et à leur réécriture – oscillent entre poésie, fiction et essai, et ne cessent d'expérimenter les "irradiations de ce qui pourrait être autour de ce qui est". Son premier texte publié – Eros the Bittersweet – figure dans la liste des 100 meilleurs livres de non-fiction établies par la Modern Library. Un de ses plus beaux livres – Nox – met en miroir un poème élégiaque de Catulle et des souvenirs/documents de Carson sur son frère mort, l'ouvrage se présentant comme un immense dépliant en accordéon, enfermé dans une boîte-mausolée. Je rêvais de traduire Carson et l'occasion m'en a été donnée avec un texte de 2014: The Albertine Workout. Qu'on pourrait traduire, entre autres possibilités, ainsi : Exercices d'Albertine. Ou, comme il a été décidé par l'éditeur français: Atelier Albertine.
C'est un court texte (38 pages dans la version américaine), que j'ai relu récemment alors que je travaillais sur le thème de la folie chez Proust en vue d'un ouvrage intitulé provisoirement Soudain Proust (cf. mon blog, où j'ai mis en lignes quelques extraits). Un soir, je parle du texte de Carson à Bernard Comment, directeur de la collection Fiction & Cie (et grand Proust-addict). Quelques semaines plus tard, un autre soir, B. Comment m'envoie un texto pour me dire qu'il est à New York et que le hasard veut qu'il fête Thanksgiving avec… Anne Carson. Je suis en train de traduire Jérusalem d'Alan Moore, mais vous savez ce que c'est: on résiste à tout sauf à la tentation. Sans que nous ayons convenu quoi que ce soit, je traduis dans la foulée The Albertine Workout et envoie le fichier par mail à l'éditeur, sans commentaire. Plusieurs semaines s'écoulent. Puis, un jour, je reçois… le contrat d'édition pour Atelier Albertine… Aucun proustien digne de ce nom ne pouvait résister à l'attrait du texte de Carson. Le texte paraît aujourd'hui.
En moins de cinquante pages – en cinquante-neuf fragments et seize appendices –, Anne Carson explore la persistance du personnage d'Albertine dans La Recherche. Albertine, son nom, sa fréquence, son mystère, ses désirs, son sommeil, son visage, ses mensonges, sa mort… A la façon d'un peintre, Carson procède par touches, tantôt superficielles tantôt riches en sédiments, non pour tenter d'épuiser la figure d'Albertine, mais plutôt pour en faire tourner les facettes, créant un objet cubiste, parcellaire, dégageant certaines lignes de force (le bluff, la voracité sexuelle, le servage, la myopathie de la capture), convoquant également divers auteurs (Beckett, Barthes, Zénon, Chris Marker, Hitchcock…). Oscillant entre le factuel et l'analyse, l'allusif et l'interprétation, le détail et la digression, Anne Carson invente une nouvelle forme de critique, où le personnage devient la matrice de perceptions textuelles inédites. Où l'énigme s'entrouvre et se déploie pour s'étoffer sans ployer sous l'exégèse. Précis et pertinent, Atelier Albertine demeure toujours en mouvement. Toujours double. Et nous permet de retrouver le plaisir qui nous manquait une fois qu'on est entré "dans le désert de l'Après-Proust".
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