Prenons les choses à rebours. Contournons-les sournoisement. Au lieu de parler d'un livre, faisons-le parler. Ou plutôt faisons parler ce qu'il se refuse à être. Prenez Le Puits, d'Iván Repila, roman espagnol paru en 2013 et traduit/publié il y a peu chez Denoël. Imaginez que vous deviez écrire Le Puits. Votre première question serait: C'est quoi l'histoire? Eh bien la voici: deux frères sont au fond d'un puits. Voilà. Débrouillez-vous. Nanti d'autant d'informations, vous vous retrouveriez ni plus ni moins face à ce mur en apparence infranchissable qu'est la littérature réduite à sa plus opaque expression.
Comment déplier ça: deux frères au fond d'un puits. Pour vous faciliter les choses, on va vous rajouter quelques contraintes. On ne sait pas comment les frères en sont arrivés à végéter au fond d'un puits. On ne connaît pas leurs noms. On ignore tout de leur passé – souvenirs interdits, donc. Que faire au fond d'un puits? Que faire dans un livre changé en puits? Vous feriez quoi, vous? Le principe du puits est le suivant: survivre, éventuellement en sortir. Que mange-t-on dans un puits? Qu'y boit-on? A quoi s'occupe-t-on? Peut-on encore y rêver?
Retour à la case départ: deux frères sont dans un puits. Ou plutôt: deux personnages sont dans un livre dont on ne peut apparemment pas sortir, où il n'y a rien à faire, hormis tenir bon, attendre la mort, résister. Vous commencez à voir le problème? Le problème narratif? Parce que bien sûr, vous commencez à comprendre, le puits est à peine une métaphore, il est même ce qui tue la métaphore, il est l'absence de forme, le trou doté d'un socle et basta. Mais bon, on vous a aidé un peu quand même: les deux personnages sont frères. L'un est fort, l'autre faible; l'un est grand, l'autre petit. Ce sont sans doute des enfants, mais qui ne redevient pas enfant au fond d'un puits?
La force du roman de Repila est là, à chaque page. Il n'y a rien à dire, rien à raconter, et pourtant on ne peut pas laisser ces deux gosses crever quand même. Que font-ils? Est-on ce qu'on fait, quand ce qu'on fait se passe au fond d'un puits? Est-ce que ça peut faire un roman? Est-ce que le temps arrêté, les forces qui déclinent, la folie qui guette, est-ce que tout ça peut faire roman, faire même livre?
Repila va concentrer toutes les forces de son récit-puits sur l'évident: la faim, le corps, l'esprit. La faim? Il faut bouffer le puits, bouffer des asticots, des pierres, de la terre. Le corps? Il faut l'empêcher de péricliter, bouger, remuer, dormir. L'esprit? Là, c'est plus compliqué. Survivre suffit-il à l'esprit?
"Le Petit pose des questions inutiles;– Pourquoi est-ce qu'on est là?– Est-ce que c'est le monde réel?– Sommes-nous vraiment des enfants?Le Grand ne répond jamais."
Roman de l'abandon, de l'espoir irréductible à l'illusoire, Le Puits parvient, en une centaine de pages, à remettre au centre du vide la pulsion de vie. Les puits déshumanisent, c'est bien connu, ils font de nous des bêtes, des êtres de boue et de nuit, mais voilà, il y a cet os qui ne passe pas, et qui s'appelle langage. La bouche est-elle un puits? Comment en sortir sinon en parlant? Livre noir, livre sombre, où l'on gratte la page jusqu'au sang, le corps réduit à une chair rebelle, secouée de mots. Ecrire le puits? L'angoisse? Le désespoir? La fraternité?
Les fables sont cruelles, mais les puits le sont encore davantage. Alors penchez-vous par dessus la margelle, c'est cela, encore un peu plus, voilà, encore, encore…
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Iván Repila, Le Puits, préface de Zoé Valdés, traduit de l'espagnol par Margot Nguyen Béraud, éd. Denoël, 11 €
Special thanks à Pierre Demarty qui m'a aiguillé vers ce puits…
L'avantage de ce genre de texte métaphorique, énigmatique, c'est qu'on peut y lire beaucoup de choses. A la lumière de la citation de Thatcher mise en exergue (ce qui n'est pas banal...), pourquoi pas l'état de l'Espagne aujourd'hui, où les gens ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes puisque la mère (patrie) les a abandonnés.. ils sont frères oui, et qu'est-ce alors que la fraternité... la souffrance ? le sacrifice ? Vous avez raison : on glisse...
RépondreSupprimerOui, mais Beckett.
RépondreSupprimerSocrate disait que la lecture n'éclaire que ce que le lecteur savait déjà; merci alors, Claro, au nom de tous ces livres que je n'aurais peut-être jamais ouverts s'il n'y avait pas eu "Le Clavier Cannibale", sa manière si particulière de nous y amener sans avoir l'air d'y toucher, chaleureuse, ironique, subtile, à la fois distanciée et si proche du texte...Leçon d'humilité, car cela m'a permis de voir combien vaste est le territoire de CE QUE JE NE SAIS PAS, qui, loin d'augmenter ma fatigue et le désir de renoncer, me pousse à continuer, envers et contre tout, et tous, "hasta la muerte"...
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