mercredi 25 février 2015

La découverte du homard, ou la naissance de la phrase


Imaginez. Vous devez écrire une phrase qui tienne compte des contraintes suivantes : elle doit venir conclure un long développement aux accents phénoménologiques et aux ramifications psychologiques d’une justesse impeccable. Cette phrase doit à la fois conclure ledit développement et l’ouvrir sur d’autres perspectives. Cette phrase doit faire référence clairement à un lieu réel, tout en rappelant de façon non équivoque la problématique exposée : à savoir, puisque vous tenez tant à le savoir, qu’on ne peut plus contempler de la même façon un lieu qu’on pensait naguère inaccessible une fois qu’on y a séjourné. En outre, votre phrase devra comporter un élément comique, qui permettra non seulement de contrebalancer la hauteur de vue impliquée, mais de l’enrichir d’une façon inattendue. Vous devrez en prime établir un dialogue subtil entre le spirituel et le trivial, le mystique et l’éphémère.

Mais ce n’est pas tout : vous devrez ménager un suspens syntaxique doublé d’une surprise lexicale. Il vous faut également utiliser un terme savant, rare (disons : infrangible), qui pourrait être pédant mais qui ne le sera pas, car un autre terme (disons : à l'américaine) viendra en nuancer la portée, du fait de sa note saugrenue. Votre phrase, bien sûr, devra se dérouler avec une certaine prestance oratoire, en sacrifiant à un rythme savamment ternaire, qui ira enflant, pour finir par se rétracter, se condenser, comme si l’abstraction allait exploser avant de céder la place brusquement au concret. Juste une précision : cette phrase devra avoir toute sa cohérence dans un ensemble plus vaste comprenant quelques milliers de pages. Conditions de travail : une vie.

Anybody ? Ne cherchez pas. C’est Marcel Proust qui une fois de plus a échoué le mieux. Admirez le prodige :
« Comment aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d’un lieu inconcevable, quand je ne pouvais pas y faire un mouvement dans mon esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu’émettait à l’infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard à l’américaine que je venais de manger. » ( in A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
Combien de phrases ne font rien, ou quasiment rien, en comparaison de la phrase à pinces de Proust ? Toute phrase devrait se comporter à la façon d’un prestidigitateur : elle devrait faire plusieurs choses à la fois, dont certaines secrètes, et dans un ordre mille fois travaillé, en visant certains effets mais en en simulant d’autres. Une phrase qui tire un lapin d’un chapeau peut éventuellement épater. Mais une phrase capable d’extraire d’une gloire nimbée un crustacé tout en poursuivant une réflexion cruciale qu’elle saupoudre au final d’un peu de ridicule, c’est quand même autre chose. Justement : c’est autre chose. Une phrase en perpétuelle diastole/systole, qui vit et meurt et ressuscite. Pas une phrase-béquille, pas une phrase-apéritive, pas une phrase-chic-je-vais-passer-chez-Busnel — mais une phrase-festin, une phrase-odyssée, une phrase-événement. 
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Illustration. Willem Kalf, Nature morte avec homard
 

6 commentaires:

  1. Quoiqu'il en soit des phrases, de leurs produits dérivés, nonobstant l'occupation se condensant en profession qui trouve à naître de leur production en direct des cerveaux plus ou moins éclairés mais toujours proches de l'ébullition, personne à ce jour, en cas d'arrêt du rythme binaire connu des rockeurs n'en revient afin que d'une conférence avertir un public énamouré et anxieux tout autant qu'impatient de découvrir si enfin , quoi! vivrait autre chose qu'une vie après ces phrases ou avant une préhistoire tout en texture sur laquelle s'arrêter pour d'un oubli ponctuel se reposer du présent harassant.

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  2. Le crustacé est crucial !

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  3. Dans quelque texte, j'ai le souvenir d'André Breton agissant de même … Mais bon, pas de mal à tendre au trope, sauf quand ça devient transport de troupes.

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  4. « une phrase-chic-je-vais-passer-chez-Busnel » J'adore !

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  5. jean-claude legros26 février 2015 à 07:35

    Alors, là, vous m'en bouchez un coin: à la louche, 320 mots pour en commenter 50! Il vous en faudrait
    9.600.000 pour toute la "Recherche..."
    Bon courage (et sourires, s'entend!)

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  6. Très belle démonstration de ce qu'est un crescendo littéraire...

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