Et si le nouveau texte de Jérôme Mauche, Le sbire à travers, était
immensément drôle ? Et si, au-delà du projet et de sa mécanique – raconter
( ?) brièvement des situations bancales où la délinquance fait transfuge
et délaisse le réel pour vicier le syntaxique – résonnait un grand rire sain et kafkaïen ? Un
demi-millier de paragraphes sont ici consacrés à d’étranges dérapages :
des faits divers, si l’on veut, ou des spectrographies de vies, des montages
d’existences, des constats d’échec, bref, des « petites épures mortes en
travail », qu’on pourra/pourrait lire en parallèles plus ou moins
divergentes avec les textes d’Yves Pagès (Petites
natures mortes au travail), de Régis Jauffret (Microfictions) ou de Philippe Adam (Les impudiques), même si, bien sûr, l’enjeu est ici autre.
D’emblée, ou presque, Mauche nous donne le modus operandi de ces unités textuelles :
« A travers le sbire a pour sujet de déconsidérer un certain type de phrase basé sur des activités de moyenne réprobation, l’inconvénient est que l’inintérêt de l’intérêt finit par être tenace et notamment sollicité par de petites failles techniques on finirait presque par y croire, le récit esquissé aboutit et manque, la narration exsude par des mots sans mémoire, Le sbire à travers (en trop grand nombre, repris) est une manière de précipiter des intitulés en les jetant au sol, autre que c’est impossible ils rebondissent parfois. »
A travers le sbire ou le sbire à travers ? Le retournement du
gant procède évidemment de cette opération poétique à laquelle se livre (et
qu’invente) Mauche : la déconsidération du réel par la phrase à failles.
Bon, je sens que vous n’êtes pas encore convaincu de la drôlerie de la chose,
mais c’est parce que, dès qu’on parle syntaxe, les dents se serrent, or quoi de
plus hilarant pourtant qu’une phrase qui se casse la gueule en se mordant la
queue ? L’auteur – le sbire en chef ? – transforme son paragraphe en
toile d’araignée, y engluant notre lecture pour mieux faire résonner sa toile.
On est, d’une certaine façon, dans le camp de Buster Keaton, mais c'est du Keaton
grammatical, donc bien sûr très particulier, et sans doute cela exige une
forme d’abandon vigilant, mais il est rare qu’une lecture fasse rire du fond de
son articulation linguistique – voyez pourtant :
« L’homme nettoie une à une les marches de cette maison de retraite, celle du perron reluisent, en particulier une enquête administrative démontre que c’est aux affiliés à leurs risques et périls de s’y aventurer, mais la meilleure manière d’en déduire le glissant ne serait proportionnellement que d’augmenter le montant de sa propre police d’assurance, lui-même avec un balai fait des offres très intéressantes. »
Jouant avec l’ordre de causalité, les accords, les pronoms, les
pluriel, se servant de la virgule comme d’un croche-patte, poussant l'adverbe comme un pavé déchaussé, Mauche déconstruit
et reconstruit des milliers d’infra-drames avec une virtuosité discrète qui
rend la lecture de son livre incroyablement active. On lit à l’affût, et
pourtant on passe par le collet à chaque fois. Qui peuple ce livre ? Oh,
humanité ! Il y a un bonhomme de neige, un chercheur d’or, un chef
d’entreprise, un chien, un chat-huant, un gang mafieux, un médecin, un
infirmier, un journaliste, une employée de maison, etc. Ils préféreraient tous ne pas, mais allez savoir. C’est sans fin. Comme
des grappes de vies arrachées à leur terreau de mots qu’on aurait replantées
pour faire de la narration non une possibilité mais une impossibilité encore
plus riche, parce que soumise à une opération virale. Des boutures calamiteuses
(mais calibrées) pour mieux contaminer l’hallucinante végétation humaine. Pour
mieux rire, donc, aussi :
« Une petite grand-mère se rend à la boucherie voisine, on la connaît surtout pour son insistance à commander de minuscules portions de viande qu’elle cherche à réduire encore sous le coutelas du professionnel amusé d’abord, cet homme intègre perd sa bonne humeur quand à force de toujours réclamer un chouïa en moins il en arrive à la pulpe de ses doigts, mais elle ne mange pas de ce pain, il se refuse à emporter ces rognures empaquetées de phalange que pourtant il lui cède. »
D’une certaine façon, Le sbire à
travers est le livre des mutilations. Si la pensée est un acte de la chair,
alors l’écriture est une lame dont le lecteur est le manche. QED.
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Jérôme Mauche, Le sbire à
travers, éditions Le Bleu du Ciel, 17 €
Magnifique, je ressors le livre que j'avais mis de côté, craignant de ne pouvoir y entrer, vous m'avez donné les clés. Et je suis heureuse de signaler votre note dans les informations et liens de Poezibao !
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