A l’inverse d’un Robinson échoué sur une île déserte et
cherchant à y recommencer l’humaine entreprise, imaginons plutôt un animal incarcéré dans le cœur de ville et refusant désespérément toute domesticité. Ou mieux encore,
suivons Claire Fercak, et brouillons davantage les pistes : le monde est
une ménagerie et notre passé encore plus contraignant encore que l’instinct. Quel pelage adopter? Comment
fuir ? Comment s’arracher au terrier des habitudes et arpenter les steppes rêvées du devenir ?
Histoires
naturelles de l’oubli s’aventure dans un au-delà mystérieusement plus présent que
la réalité. Deux personnages – Odradek et Suzanne – vont devoir se réinventer
après un drame. Pour Odradek, le drame a eu lieu dans la ménagerie où il
travaillait comme soigneur, et s’est soldé par un coma dont il est revenu comme
neuf, ou plutôt dépouillé, débarrassé de sa mémoire, amnésique aux yeux des
hommes mais sauvage à sa mesure. Pour Suzanne, c’est la perte de son mari,
Léonard, mort dans un accident de voiture, qui a tout fait basculer. Ni l'un ni l'autre ne
veulent reprendre là où ils en étaient avant la rupture. Fercak leur donne
la parole tour à tour, et chacun nous entraine dans un lent et patient
dérèglement des sens.
Venus de deux mondes en apparence différents – la ménagerie
pour Odradek, la bibliothèque pour Suzanne –, ils vont tout faire pour se
déprendre d’eux-mêmes, pour rompre ce fil ténu qui les rattachait non seulement
au passé mais à leur humanité programmée. Un trauma aura suffi pour que le
cirque social perde de son attrait. Odradek, qui soignait les animaux, est
désormais embarqué dans un devenir-renard, il se veut corsac, et tout son corps
réclame la steppe, le langage ne l’intéresse plus, il est déjà
ailleurs :
« Je ne suis pas un homme enterré vivant dans un corps de renard. Je suis un renard, avec une âme de renard. J’ai dû me démultiplier, en sortir, de ce corps animal, prendre une forme humaine. »
Changer de forme : plus que le simple désir de faire la
bête, c’est la grande affaire des deux protagonistes de ce roman gémellaire qui s'attache à leurs pas, leurs traces, leurs sentes.
Ici, l’oubli aide à faire sécession, il permet de décrocher, d’aller au-delà du contrat social. Renarration. Régénération. Ni seigneur ni soigneur, ni mère ni veuve, ni ceci, ni cela, mais entre-deux, changement, esprit incarné de la métamorphose. Se rappeler ici la phrase de Walter Benjamin sur Odradek, ce personnage d'un nouvelle inachevée de Kafka:
"Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l'oubli."
Habité par un vif et souple esprit ovidien, généreux dans le détail et fantasque par sa trame, Histoires naturelles de l’oubli change
les vibrations de la fable en expérience sensible. « La mémoire est une
faculté qui oublie », est-il dit à un moment. Claire Fercak, loin de
chanter l’utopique déverrouillage de l’être, travaille le lendemain des trop
grandes douleurs, et leur offre d’inattendues perspectives – il est alors
possible d’être autre, d’être à jamais l’enfui de soi-même, renard mongol,
femme libre, anomal ou animal, à égale distance de la sève et du sang. Pas très
loin, donc, ainsi que le lecteur le découvrira, des mirages désirés d’Ikh
Nartiin Chuluu…
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Claire Fercak, Histoires naturelles de l'oubli, éd. Verticales, 17€90
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Illustration: Gustave Courbet, Renard pris au piège
Si le regard ne retombait pas au pied de l'illustration, votre critique nous libèrerait par son accort élan d'une condition qui loin de dériver au fil du fleuve nous plombe au fond du lit, la lèvre déchirée par l'hameçon invisible d'un minable destin.
RépondreSupprimer"Odradek est extraordinairement mobile et ne se laisse pas attraper" F.K
RépondreSupprimerPar ailleurs, nom d'une revue de poésie (éphémère) créée par le poète belge Jacques Izoard.