vendredi 18 décembre 2015

La photo du jour



Kathrine Switzer, première femme à courir le marathon de Boston en 1967. Jock Semple (à sa droite, en costard), un des organisateurs officiels de la course, essaie de lui faire arrêter la course. Peu après, la AAU interdit explicitement aux femmes de participer à toute compétition avec des coureurs masculins, sous peine de perdre le droit de concourir. C'est finalement en 1972 que les femmes eurent pour la première fois le droit de courir officiellement le marathon de Boston.

Finir l'année ( and fuck forever…)

Fidèle à sa conception crypto-stakhanoviste de la fainéantise, le Clavier Cannibale se retire quelques jours ouvrés à la campagne, histoire d'avancer (ou reculer) sur divers projets ou fronts. Au programme, une dizaine de lectures imprévues et prévues, un monceau de recettes à fignoler, une petite traduction de trois millions cinq cent mille signes et des pousièrres-octets en cours, des épreuves Lot49 à bichonner mais c'est Pierre 'Magic" Demarty qui a traduit donc zéro inquiétude, des amis à nourrir et à abreuver, des travaux des champs, quelques promenades en forêt pouvant déboucher sur la découverte inopinée de cadavres de champignon, des parties de chasse au Griffoul (le dahut local…), des méditations solitaires en groupe devant un ciel nocturne qu'on devine déjà hirsute d'astres séniles et de singularités nues, mille nuits en une avec Marion, des rites ancestraux perpétrés dans la cave, un passage en boucle, obsédant et titanesque de The Windmills of Your Mind, que sais-je encore, l'apparition inopinée des faramineux lutins Plick et Plock, ces pré-Incultes incorrigibles… et éventuellement un ou deux posts sur ce blog si jamais je déniche un spot…

*

Bref, retour prévu sur vos écrans rétro-éclairés dans le courant de la première semaine de janvier, et puisqu'on parle du 7 janvier, ma foi, autant vous donner tout de suite rendez-vous à cette date — oui, car le jeudi 7 janvier, je serai à la librairie Charybde, à Paris, pour une rencontre à partir de 19h30 autour de mon nouveau livre, Comment rester immobile quand on est en feu, une "anti-ode" à paraître la même semaine aux éditons de l'Ogre. L'occasion d'en lire de larges extraits, mais rassurez-vous, vous trinquerez aussi après.


jeudi 17 décembre 2015

La phrase (ignoble) du jour

"Je ne savais pas que c'était une photo de James Foley. Elle est accessible par tous sur Google. J'apprends ce matin que sa famille me demande de la retirer. Bien évidemment, je l'ai aussitôt retirée."  — Marine Le Pen 


Qui donc, selon Marine Le Pen, était sur cette photographie? Qui était, selon elle, ce décapité apparemment "anonyme"? Comment peut-on être anonyme ? Quelqu'un mais pas James Foley? Quelqu'un qui n'a pas de famille, donc personne pour demander à ce qu'on retire sa photo décapitée ? Et en quoi le fait que cette photo fût accessible par tous sur Google rendait-il légitime de s'en servir sur son compte Twitter?

Dans cette histoire assez pathétique, ce qui ressort surtout, c'est l'art de mettre en scène une forme viciée de double-bind. Un, je suppose que c'est n'importe qui sauf James Foley; deux, j'apprends que c'est James Foley pluôt qu'un autre. Un, je choque en mettant en ligne une photo choquante. Deux, je la retire par souci de décence. Un, je rappelle que la photo est accessible par tous; deux, je ne la rends plus accessible. Un, je suis contre Daech; deux, je suis avec les victimes et leur famille. Un, je suis impulsive; deux, je suis à l'écoute. (Mais au final: Un, je vous prends pour des cons; deux, je vous prends pour des cons.)

"Retirer ses propos (ou des photos)": c'est depuis longtemps la technique du Front National (et de plus en plus d'autres politiques). Car dire puis retirer ce qu'on dit, ça revient en fait, pour eux, à dire deux fois. Je dis que les chambres à gaz sont un détail, puis je retire ce que j'ai dit (sous une pression quelconque, judiciaire, médiatique, etc.) Ainsi, mon propos non seulement est deux fois plus visible, mais la plus-value est évidente: je montre que je suis à l'écoute, que je peux faire une erreur, que je sais reconnaître mes excès, etc.

Ce qu'il faut retenir surtout, dans la déclaration de Marine Le Pen, c'est cette formule: "bien évidemment", dont le cynisme semble nous dire: "Attention, un jour vous verrez ce que j'en ferai, de vos évidences…"

La sauterelle et le cheval (à propos d'une image simonienne)

Animées, les images le sont à plus d'un titre – je parle ici des images au sens rhétorique (comparaisons, métaphores, etc.). Outre la puissance analogique qui les cabre et leur permet des greffes parfois surprenantes, elles recèlent dans leurs plis une mémoire secrète. Il arrive en effet que leur dynamisme et leur originalité soient à la fois hommage et relance. Prenez le début du Cheval, ce texte magnifique de Claude Simon publié en deux livraisons par la revue Les Lettres nouvelles en février et mars 1958 et qui reparaît aujourd'hui, sous forme de livre – un livre nécessaire, ardent.

Décrivant des chevaux dans la nuit, comparant tout d'abord les bruits qu'ils font à un "grignotement" produit par des insectes, Simon écrit ceci:
"[…] les chevaux, les vieux chevaux de l'armée, l'antique tosse à massacres qui va le long des longues routes de la guerre, branlant sa lourde tête cuirassée de plaques métalliques, n'a-t-elle, n'ont-ils pas quelque chose de cette raideur de crustacés, cet air vaguement ridicule, vaguement effrayant des sauterelles, avec leurs pattes raides, leurs os saillants, leurs flancs annelés comme des corselets […]" (p.7)
On le voit, l'auteur part ici d'une perception auditive de l'insecte puis opère un détour visuel par le crustacé, pour revenir à l'insecte en le spécifiant cette fois-ci : ce sera la sauterelle. L'image, surprenante, qui compare le massif au ténu, le pesant au sautant, arrive donc après une certaine "confection", quelques brèves étapes finement reliées, articulées entre autres par le crissant "crustacé".
Cette image, pourtant, n'est en rien orpheline, et on peut lui trouver une ancêtre chez Hugo, dans un poème des Orientales intitulé La Bataille perdue:
"Tous ces chevaux, à l'œil de flamme, aux jambes grêles,
Qui volaient dans les blés comme des sauterelles,
Quoi, je ne verrai plus, franchissant les sillons,
Leurs troupes, par la mort en vain diminuées,
Sur les carrés pesants s'abattant par nuées
Couvrir d'éclairs les bataillons!"
Ici, on le sent, quelque chose de biblique – du fait des "nuées" – sous-tend la comparaison. Mais si l'on trouve à la fois chez Simon et Hugo cet animal soudain fantasque qu'est le cheval-sauterelle, c'est bien sûr parce qu'il vient de plus loin, et, aussi saisissante que soit l'image, rappelons qu'elle figure dans l'un des plus anciens livres au monde,  :
"Est-ce toi qui donnes la vigueur au cheval, / Et qui revêts son cou d'une crinière flottante? Le fais-tu bondir comme la sauterelle?" (Job, 39, v. 22 - trad. Segond)
De Job à Simon en passant par Hugo, l'image se laisse éprouver par les sursauts de la langue, s'affûte à ses voltes; sa singularité naît moins de son originalité que de sa fusion dans une scansion. L'insecte et le cheval semblent ainsi, au cours des âges, danser de conserve, mesurer leurs cadences, échanger leurs élans, guetter un devenir commun. Cousins tout d'abord par le dynamisme – le saut –, les voilà soudain soudés chez Simon par un liant inattendu, qui enrichit la vision : un "air vaguement ridicule, vaguement effrayant".
Les ailes rognées, diminuées de leur aura religieuse, les sauterelles-chevaux de Simon semblent avancer péniblement dans la boue homérique des temps, elles ne bondissent plus, sculptées par un âpre destin famélique. Signe qu'un "massacre" de plus – de trop? – est passé par là.

______________
Claude Simon, Le Cheval, post-face de Mireille Calle-Gruber, les éditions du Chemin de fer, 14 €

Note: Je suis tombé par hasard sur les vers de Hugo dans le passionnant ouvrage French Global, une nouvelle perspective sur l'histoire littéraire, éd. Classiques Garnier (2014)

mercredi 16 décembre 2015

Les anges radieux de William T. Vollmann



A paraître





le 7 janvier 2016




éd. Editions Actes Sud…


Dark ou Darth?

Des années qu'ici on l'appelle Dark Vador. Des années, putain! Ça commence à bien faire, cette histoire. Parce qu'il ne s'appelle pas Dark Vador. Ce type, aussi sombre soit-il, ne s'appelle pas Vador le Noir, ou le Sombre Vador. Il s'appelle Darth, Darth Vader. "Vader" signifie "père" en néerlandais – du coup on comprend mieux son prénom, Anakin, dans lequel on peut lire et entendre: an akin / un parent. Quant à "darth", on peut y lire bien sûr la collusion de dark + death (appelez-le Moir, si ça vous dit). Mais pas Dark Vador, non.

C'est une "erreur de traduction" qui remonte à la sortie en salle en France de l'épisode IV, donc au 19 octobre 1977 — le jour même, rappelons-le, où Hanns-Martin Schleyer était assassiné par la Fraction Armée Rouge, mais passons. En outre, "darth" est, dans la saga-à-fric Star Wars, un titre réservé aux Siths qui sont devenus des seigneurs, vous m'en direz tant. Donc, soit vous l'appelez Darth Vader, Seigneur Vader, ou encore Moir Pater, mais là c'est à vos risques et périls, et vous pouvez tant qu'à faire appeler la série La Guerre des Vedettes, au point où on en est. 

Bon, on peut aussi fouiller un peu la chose et se dire que "Darth" est la transcription anglaise du mot arabe "dars", mot signifiant "cours" ou "conférence", évoquant à la fois l'apprentissage et une dimension spirituelle. Mais bon, arabiser un méchant n'est peut-être pas la meilleure idée du siècle.

Tour ça pour vous dire quoi? Ah, oui, allez voir à tout prix le film. Il sort, là, aujourd'hui. Son titre? Ah pardon, j'oubliais. Ça s'appelle L'attente. C'est un film de Piero Massina, avec Juliette Binoche et Lou de Laâge. Et là, ouf, ni guerre débile ni étoiles à la con. Juste des visages. Des visages justes.


mardi 15 décembre 2015

La phrase du jour

Alexandra Eyle
Il y a souvent des trains dans vos romans – que symbolisent-ils?

Claude Simon
Rien, juste des trains.


A côté de la plaque

La ferme, bien sûr, c'était pour l'aîné, et l'aîné lui aussi semblait fait pour la ferme, personne n'aurait eu l'idée de contester le bien-fondé de cette passation, comme si les mots "bien-fondé" et "passation" eux-mêmes étaient des pierres destinées à recevoir le fils, le plus âgé, après le père. La ferme resterait la ferme, on changerait peut-être le papier peint dans la cuisine, il faudrait aussi agrandir, ou raccourcir, dit l'aîné en s'essayant au rire, après l'apéro. Le notaire avait ri en vissant son stylo. Puis son tour était venu, et on lui avait remis un écrin. Ou plutôt une boîte, un boîtier, quelque chose de plat et de carré, recouvert d'un vieux feutre bordeaux, qui s'ouvrait avec la déconcertante déception d'une ménagère. Dedans, une plaque de verre, assez épaisse, et lourde, sur laquelle il chercha puis devina des zones plus sombres, une forme vague, anguleuse, mais la lumière dans le bureau du notaire était chiche, il n'avait pas envie de sortir ses lunettes de son étui, il la remit en place, referma le boîtier – l'écrin usé. 

De temps en temps, une fois par an, quand il avait envie de partir, ou de se pendre, ou de ne plus rien faire, de rester là, les mains sur les genoux comme des chenets, il prenait sur lui et allait chercher la boîte, qu'il avait posée le premier jour tout en haut du vaisselier et qui y avait sa place, celle des objets qu'on sait oubliés, mais pas perdus. Il sortait la plaque, la faisait miroiter devant ses yeux, y voyait toujours la même chose: des taches, comme l'avancée d'un toit, la flaque d'une cour coupée par le soleil, peut-être une silhouette, une brouette. Des taches, de toute façon. De toute façon des taches. 

Son frère, il ne le voyait plus. Il passait devant la ferme, ralentissait puis prenait le sentier qui menait à un champ qu'il savait pouvoir longer afin de revenir à son point de départ, d'où ne plus jamais partir. Les années s'empilaient. Les années s'encrassaient. Il dut vendre à peu près tout, et apprendre à vivre de peu.

"Plus pour longtemps". C'est comme ça qu'il avait compris les paroles du médecin. Un ami d'autrefois, qu'il ne reconnut pas tout de suite tant sa voiture était neuve, solide, brillante, vint le voir sans prévenir, sans même savoir que "plus pour longtemps". Lui était en train de regarder la plaque. Il y voyait de nouvelles choses, moins tristes, mais plus définitives. L'ami parlait, commentait, riait tout seul. Puis l'ami s'était tu. On aurait dit qu'il tremblait. L'ami s'était alors levé, il avait demandé à regarder la plaque, à l'interposer entre le soleil, qui allait disparaître, et son regard qui paraissait enflammé. Puis vinrent, bredouillées, confuses et comme irradiées, les explications de l'ami. La plaque aux taches était un daguerréotype, elle était même signée, là, en bas, au dos, à l'encre pâle mais lisible – Niépce – et portait en outre une date: 15 décembre 1825. C'était, dit l'ami devenu artiste ou galeriste la toute première photo au monde. Le mot "inestimable" fut alors prononcé. Son prix possible aussi, dans lequel on aurait pu faire tenir des dizaines de fermes, des centaines d'hectares – plusieurs vies en une.

Il reprit la plaque des mains de l'ami et la regarda une dernière fois. Là où il aurait dû distinguer, même en rêve, la cour d'une demeure dijonnaise, il ne voyait que la forme hexagonale et étirée de ce qui, au mieux, aurait pu passer pour un cercueil. Le blanc de la cour, découpée irrégulièrement, évoquait quant à lui un tissu tombé, à peine dentelé. Il ne manquait à ce tableau défunt que l'ombre de son frère pour parfaire le cauchemar.

lundi 14 décembre 2015

La phrase (pénible) du jour

"Parmi les 589 romans de la rentrée 2015, 49 ont émergé. " (Livres Hebdo)

Avant de nous pencher sur le sens à donner au terme "émergé", lisons plus avant dans cet article qui fait le point sur la rentrée littéraire:

"Si les auteurs sont souvent désireux et flattés de participer à la rentrée littéraire, ce moment de mise en lumière de la production peut se révéler sacrificiel. Car pour beaucoup de parutions, il y a peu d’élus. Parmi les quelque 600 romans répertoriés par Livres Hebdo à chaque rentrée, combien émergent ? Si l’on se fonde sur une analyse des meilleures ventes annuelles, c’est l’hécatombe."
Bon, déjà, les auteurs sont-ils vraiment "désireux" et "flattés" de participer à ce qui, tout le monde le sait, est une grosse bousculade (du moins pour certains éditeurs)? S'ils sont insensibles au "désir" et à la "flatterie", ces auteurs peuvent toujours sortir… en janvier ! Mais là aussi, c'est la cavalcade. Et côté prix littéraires, il y en a autant, même si bien sûr ils sont moins prestigieux (mais du coup, hein, plus abordables). Ensuite, de quelle "mise en lumière" parle-t-on? Eh bien pour être franc, il vaut mieux savoir que le projo en question (et donc la question du projo) se règle dès le mois de juin et que ledit projo ne se focalisera que sur une dizaine d'écrivains, comme par hasard ceux qu'on suppose taillés pour l'équarrissage des grands prix d'automne. Est-ce à dire que les 560 romans restants, ceux qui ne peuvent prétendre au jackpot, devraient sortir ailleurs qu'en rentrée ? En novembre par exemple? Euh non, là c'est plus pour les beaux livres qui commencent à arriver… En mars? Euh non, là c'est plus pour les livres dont on espère qu'ils passeront l'été… En juillet? Le 32 février?

En quoi pourrait donc consister cette fameuse "mise en lumière" si ce n'est celle des prix? Des articles dans la presse, peut-être? Hum. Cette année, on a pu constater que ça n'allait pas de soi. Les papiers sont allés en grande majorité et en grosse priorité aux livres figurant sur des listes. Pour les autres, presque rien, voire rien du tout, ou en tout cas pas assez au regard de la qualité de certains (ex. le magnifique Cordelia de Marie Cosnay…) Ajoutez à cela qu'on ne constate souvent aucune retombée sur les ventes après un article survenant trois mois après la sortie… 

Bref, la situation semble peu reluisante, du moins si on attend quoi que ce soit de la sortie d'un livre à court terme. Car que peut-il se passer, de toute façon, dès lors qu'on ne s'astique par la plume autour d'un prix à poule ou d'un lavage en machine chez Busnel-Bonux? La vraie question, en fait, est peut-être celle-ci: un livre n'est pas un événement qui crée d'autres événements. Il s'avance, il s'éloigne; ce n'est pas une pierre qui roule, et peu lui chaut la mousse. Il est un coup d'épée dans l'eau, et comme tel n'est pas abonné aux remous. Pour jouer les pierres avides de cercles concentriques, il faut avoir l'élégance d'un bon gros rocher taillé à la dynamite. No patapouf, no plouf, pigé?

Les écrivains ne devraient peut-être rien attendre de la sortie de leur livre. Ni désireux, ni flattés, telle devrait être leur devise. Et sans doute est-ce la devise de pas mal d'entre eux, du moins l'espère-t-on. A quand un article dans Livres-Hebdo sur ces "auteurs qui bossent dans leur coin et se fichent des lauriers"?

vendredi 11 décembre 2015

Une singularité nue, une !

Fin août, 2016, la collection Lot49 publiera le premier roman de Sergio De La Pava, A Naked Singularity, un livre dont l'histoire éditoriale est assez atypique, puisque, après sept ans d'écriture, le manuscrit fut rejeté par 88 agents et éditeurs américains, ensuite de quoi l'auteur le publia à ses propres frais, faisant imprimer une centaine d'exemplaires. Susanna, la femme de Sergio, entreprit alors de démarcher les éditeurs avec le texte publié et réussit finalement à exciter la curiosité d'un éditeur des Presses universitaires de Chicago, qui accepta de le publier, grâce entre autres au soutien critique de Brian Evenson, également auteur chez Lot49. A partir de là, le succès arriva, le roman remporta quelques prix prestigieux, et les critiques se réveillèrent et finirent par le lire, l'inscrivant alors dans la lignée de Pynchon, Gaddis, David Foster Wallace, et quelques autres. Paru en 2008, ce roman sera donc publié à l'automne prochain, la traduction est quasiment achevée (je compte y mettre un point final le 31 décembre à minuit quand l'univers se rétractera spasmodiquement et sera aspiré par la singularité nue qui clapote au fond du big trou noir). 

Le roman met en scène un avocat de la défense, Casi, qui se retrouve embringué dans le casse du siècle. Mais loin d'être un procedural novel, le livre de La Pava est une centrale atomique d'intrigues, de commentaires, de digressions, d'hallucinations, et nous offre, outre une immersion poisseuse dans les arcanes de la justice américaine, des pages magnifiques sur la vie du boxeur Wilfred Benitez, ainsi qu'un traité sur l'art de réussir un expresso, la mise au point d'une défense judiciaire parfaite, le maniement du sabre face aux brutes, quelques recettes de cuisine épicées, des considérations philosophiques sur les mondes possibles, une tentative pour rendre réel un personnage de sitcom, quelques excursions du côté de Moby Dick, le récit d'un enlèvement dramatique, des dialogues dignes des grands inquisiteurs, une panne générale dans Manhattan, un singe qui est peut-être un chimpanzé, un rat en cage, une fillette qui refuse de parler, quelques symphonies de Beethoven, des outrages à la cour, des avocats psychotiques, et six cent quatre-vingt-neuf pages de suspense… Sans doute le premier thriller à thriller de façon thrillamment thrillante.

[Extrait:::]

"Quand je levai les yeux depuis le sol je découvris que je pouvais Tout voir. Je vis les fondements de l’univers ; les quarks et les neutrinos dans leur ubiquité visible, qui tremblaient et rebondissaient, les uns contre les autres et sur moi. Je vis le Temps lui-même, la quatrième dimension, nue et énorme dans toute son horreur, ni s’écoulant ni figée, et à côté de lui l’Ailleurs relativiste, inerte et défunt. Je vis la Musique, non les notes ou les sons mais ce qu’elle était vraiment. Je vis les belles mais incomplètes Mathématiques, ses nombres entiers et les lois auxquels elles obéissaient, et je compris tout cela. Je vis des esprits, je vis des pensées, désincarnées mais claires. Je fixai la conscience en soi, vis à quoi elle ressemblait, et finis par avoir peur. Les concepts étaient visibles ; je vis la Justice et la Lâcheté, l’Hostilité et la Jalousie.

Je vis des corps lépreux entassés, rejetés par ce qui les avait animés et se figeant apparemment en une masse unique de muscle et de cartilage fibreux. Je vis les morts et les non-nés tenter de griffer les vivants. Et les vivants n’étaient pas en bonne santé. Ils étaient malades et déformés, avec des bras là où auraient dû se trouver les jambes, avec la peau pelée qui dévoilait l’ambigüité là où était de mise la distinction. Je vis la chair dévorer la chair et entendis des os craquer sous la pression et à partir de ce moment je me mis à entendre également tout. J’entendis les couleurs et les cercles, les arbres et les triangles. J’entendis la Peur lécher le visage de la Haine accompagnée par un dernier hurlement murmuré. Puis j’entendis, sentis et vis le monde commencer à se fendre pour admettre, progressivement, le retour de la Lumière."

jeudi 10 décembre 2015

mercredi 9 décembre 2015

Rentrée littéraire, rentrée littérale

© Olivier Dion
C'est quand même étrange cette conception que se fait la presse de la rentrée littéraire. Partout on a droit à des petits topos sur la "rentrée littéraire", avec chiffres à l'appui, mais dès qu'on relit les énoncés on s'aperçoit qu'il ne s'agit aucunement de rentrée "littéraire", mais de rentrée "romanesque".

Ainsi, pour le mois de janvier prochain, on nous annonce 476 "nouveaux romans" – donc, déjà, pas de rééditions, et ensuite, surtout pas de textes échappant aux règles du romanesque, autrement dit, pas de poésie. 

A croire que la poésie n'est pas assez (ou trop?) littéraire. Ou alors, autre explication, les textes de poésie sont comptabilisés dans ces 476 romans à paraître, parce que, hein, on va pas non plus embêter le lecteur avec des distinguos spécieux… On se prend soudain à rêver d'une rentrée off, d'une rentrée poétique, novel-free, sans personnages hauts en couleurs ni intrigues captivantes, sans rebondissements ni fuites éperdues, une rentrée dénothombisée à l'extrême… Mais bon, allez pitcher un texte poétique en trois lignes… 

P.-S.: Je vous le dis tout net: mon prochain livre, Comment rester immobile quand on est en feu, est en fait un roman. Si si. C'est l'histoire d'un flic (le langage) qui enquête sur le meurtre d'une inconnue (la langue) perpétré par un tueur en série (le mot). Du coup, ça donne envie, non?

mardi 8 décembre 2015

La phrase (dramatique) du jour

Maître Nathalie Barbier, avocate de deux des six violeurs d'une fillette de onze ans :
"C'est une histoire dramatique pour tout le monde: pour la victime bien sûr, mais aussi pour mes clients, qui sont des garçons sans casiers judiciaires et issus de familles tout à fait respectables." (AFP)

On est donc en droit de se demander si cette histoire aurait été moins dramatique pour ses clients, si ceux-ci avaient eu un casier judiciaire et avaient été issus de familles tout sauf respectables.

On en viendrait presque à déplorer, à l'entendre, leurs antécédents impeccables, qui leur font voir cette histoire sous un angle dramatique.

Mais, sans vouloir bien sûr nier le "traumatisme" subi par ces garçons de seize ans (à l'époque des faits), qui ont obligé une fillette, un jour de 2011, à pratiquer des fellations à la chaîne, brisant net la vie de ladite gamine qui depuis a été harcelée au fil des établissements scolaires pour finir par faire TS sur TS, on se demande néanmoins ce que viennent faire ici ces "casiers vierges" et ces "familles respectables".

Le viol serait donc un phénomène de classe, plutôt qu'un phénomène de genre? Ou est-ce à dire que les familles des violeurs, dès lors qu'elle sont respectables, vivent de façon plus dramatique "l'histoire" à laquelle ont pris part leurs fils que si elles étaient… méprisables (l'épithète "irrespectable" n'existe pas, apparemment, ce qui en dit long, comme si l'antonyme de respectable ne devait pas lui ressembler, même modifié…)

On en déduira que non seulement les familles respectables éduquent leurs fils de façon à ce qu'ils ne prennent pas les femmes pour des esclaves sexuelles, mais qu'en plus, parfois, ça ne marche pas. Dramatique, non?


Petit quizz sur la traduction

© Tom Gauld

Comment rester immobile en feu au fond des abattoirs



[Attention, ceci est une page culturelle à vocation auto-promotionnelle et ne saurait en aucun cas être assimilé à une publicité pour quelque chose d'utile qu'on jette au bout de trois jours ni pour une incitation à la prise de pouvoir collectif d'une idée usagée.]





Jeudi 10 décembre 2015 :
= Lecture-concert de =
Comment rester immobile quand on est en feu

Lieu: Médiathèque des Abattoirs, 76 allée Charles-de-Fitte, Toulouse

Lecture-concert de 19h à 20h30 - Entrée libre

Présentée en avant-première aux Abattoirs, une ode contemporaine de Claro portée par la musique tumultueuse d’Olivier Mellano:

Comment rester immobile quand on est en feu est un long chant poétique encore inédit, une "anti-ode" sur lequel Claro a travaillé longtemps. A l'occasion de la démo qui lui est consacrée, il a invité le compositeur Olivier Mellano à venir l'accompagner à la guitare pour une lecture musicale exceptionnelle de l’œuvre.
Claro est l’auteur d’une quinzaine de romans, et de nombreuses traductions de l’américain (Pynchon, Gass, Danielewski...) et membre du comité Inculte. Il vient de publier chez Actes Sud Crash-Test, .

Olivier Mellano a longtemps accompagné les grands noms de la nouvelle chanson française (Dominique A, Yann Tiersen, Miossec, etc.) avant de sortir en 2014 MellaNoisEscape, un premier album solo à la croisée de Shellac, Battles, Pinback et Blonde Redhead… 



Comment rester immobile quand on est en feu sortira le 7 janvier aux éditions de l'Ogre. D'autres rencontres sont prévues, dont nous vous parlerons après le passage du Père Noël dans le radiateur.

lundi 7 décembre 2015

"Nulle chose n'existe qui n'en touche une autre": Jeroen Brouwers

Ce qui est admirable, dans le livre de Jeroen Brouwers, Rouge décanté, c'est le traitement de la matière brute, éminemment sensible, douloureuse, et dont l'auteur laisser percer la charge émotionnelle et destructrice mais en l'orchestrant de façon spasmodique, musicale. Tout commence en effet par la nouvelle de la mort de sa mère, accueillie par une forme d'indifférence, accompagnée de commentaires distancés qui instillent lentement un malaise certain. Ainsi, l'auteur tente de reconstituer le moment précis de sa mort à partir de détails en apparence saugrenus: sa mère a été retrouvée morte devant sa télé éteinte, une tartine à la main. A-t-elle regardé la télé? Le pain était-il blanc ou gris ? Survient également un étrange cri animal, pour l'instant inexplicable: un croassement. L'auteur est nu au moment de l'annonce de sa mort, il se voit dans le reflet de la fenêtre, se tenant/cachant son sexe d'une main. Il dit aussi qu'il ne "ressent" rien. On est presque comme devant un tableau vivant, légendé "annonce d'une mort". Comment en est-on arrivé là? Comment expliquer cette situation à la fois de dénuement et de repli sur soi ? Rouge décanté sera le récit-décryptage d'une mort aux nombreux visages, d'une agonie en perpétuel sursis.

On va donc apprendre la vérité, ou plutôt de quel passé vient l'auteur. Soit: deux ans dans un camp d'internement japonais, au milieu de milliers d'Européennes, au cours des deux dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Le camp de Tjideng, dirigé par le capitaine Renitji Sone. Au cours de ces deux années, l'enfant a perdu le peu de repères qu'il avait, et les frontières entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, se sont réduites et brouillées, pour ne laisser place à qu'un seul impératif: survivre. Survivre en ignorant la réalité. Sa mère, avec son sourire tenace, a tout fait pour le protéger de l'horreur, mais l'enfant l'a vue décliner, l'a vue se faire rosser et pire, et ses stratégies d'évasion mentales n'ont pas suffi à préserver son équilibre psychique. Il sera, à vie, "égaré", "dégoûté de la vie", rongé par le "désir de ne pas être présent".

Plutôt que de raconter l'expérience traumatisante vécue dans son enfance, Brouwers la laisse remonter à la faveur d'autres souvenirs, d'autres évocations, comme s'il déchirait un papier peint aux motifs indiscernables pour nous dévoiler, par pans irréguliers, la véritable nature du mur, qui se révèle de chair, de chair profondément meurtrie. Des motifs reviennent, qui traversent les années: le casque colonial de l'enfant – son attribut fétiche – trouvera plus tard un équivalent dans le toit de sa voiture. Les tentatives pour imaginer autre chose que ce qu'il voyait dans le camp, il les lui faudra réinventer par des doses massives de médicaments. La discipline absurde du camp, il va la revivre dans les pensionnats religieux. L'amour qu'il avait pour sa mère, un amour pulvérisé et vicié par le spectacle de sa mère avilie, s'interposera à jamais entre lui et les femmes qu'il aura l'occasion d'aimer. Le monde entier, le monde moral, concret, psychique, est à jamais voilé par une coulure d'un rouge uniforme, d'un "rouge décanté"

Loin d'être un témoignage brut, Rouge décanté se veut une construction extrêmement maîtrisée, un chant symphonique où les traumas deviennent des mouvements et les résistances des motifs. Pour dire l'indicible qui l'a façonné et détruit, Brouwers a accompli un travail prodigieux, sur lui-même et sur les formes, faisant de l'horreur non pas une vérité laborieusement exhibé mais le matériaux même dans lequel s'est sculpté sa psyché. Il est ce qu'il a vécu, il est le refus de ce qu'il a vécu, il est le refus de ce qu'il ne pourra pas vivre. Mais ces refus forment des étais dont il ne peut faire l'économie:
"Tous les décors et toutes les coulisses où ma vie s'écoule sont là où ils doivent être et tels qu'ils doivent être – ma vie est environ à la fin du deuxième acte, juste avant l'entracte. Je veille scrupuleusement à ce que ces décors et ces coulisses demeurent là où ils sont et tels qu'ils sont: si l'un se renversait, ils se renverserait tous et l'écraseraient."
C'est, accessoirement, un des livres les plus violents et les plus poignants que j'ai jamais lus. 

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Jeroen Brouwers, Rouge décanté, traduit du néerlandais par Patrick Grilli, 156 pages, Folio

vendredi 4 décembre 2015

La phrase du jour


Le candidat à la présidence de la Région Auvergne Rhône-Alpes Laurent WAUQUIEZ a déclaré vouloir «…fermer les formations fantaisistes comme celles des métiers du cirque et des marionnettistes…» et « Ouvrir des formations débouchant sur des vrais jobs».

On se demande bien ce qui peut motiver quelqu'un d'aussi occupé que Laurent Wauquiez à accorder une infime partie de son précieux temps à cet étrange combat. Comment se fait-il qu'une formation professionnelle permettant à des personnes de se préparer aux métiers du cirque lui semble "fantaisiste", lui qui a pourtant compris que l'ennemi c'était les homosexuels et Taubira, plutôt que Marion Maréchal Lepen? Eh bien je crois qu'il y a cela une explication: Laurent Wauquiez a tout bonnement peur de la concurrence déloyale. Parce que le clown, le vrai, c'est lui.


Vie et mort du coussin


Vie et mort du coussin


Sous la tête grasse, pesante : sa boursouflure — qu’on imagine peuplée d’innombrables lombrics, tous engendrés par la crasse d’autrui, d’où cette impression qu’un instant de répit accouchera d’une éternité de purulence. Qui peut croire qu’en tapant du plat bête de la main une matière molle, sa texture couarde, on peut lui redonner vie et amplitude, dignité et confort ? Depuis longtemps tu as renoncé à voir en cette dalle hypocritement moelleuse le réhausseur de tes basses pensées, et pourtant c’est à lui – au coussin qui est de jour comme à l’oreiller qui est de nuit – que tu confies la lente et invisible dévoration de ce qui se passe derrière ta tête. Allons, repose-toi, laisse aller à sa guise le sang dans tes membres rompus par l’agitation ou l’inaction – causes différentes, effets semblables : entends le chant de la gangrène ! –, ferme ces yeux qui ne savent plus voir que le contour décalé des choses, oublie ce qui t’attend et imite quelques minutes ce mort dont tu as usurpé la vie. La chaleur de l’inanimé – née dans des entrailles de plumes, dans ce nid ennemi – va se diffusant à travers la taie niaise et rêche, puis gagne ta nuque qu’elle abrutit, mouille tes cheveux en algues et s’attaque alors à la peau inconnue, la peau imparfaitement tendue sur ton crâne. Un échange de fluides se produit, doit nécessairement se produire puisqu’au sortir de la sieste, ta tête est devenu, quoi ? coussin confus, et le coussin, quoi encore ? crâne écrasé.

— Extrait de La nature des choses (à paraître)

jeudi 3 décembre 2015

Rouge la vie, rouge la mort, et seul sur scène

Si vous faites vite, vous pouvez encore décrocher des places pour Rouge décanté, l'admirable pièce mise en scène par Guy Cassiers, adaptation pour la scène du bouleversant roman de l'écrivain néerlandais Jeroen Brouwers, Rouge décanté. Seul sur les planches, cerné par des stores-écrans où son image filmée palpite et se dissout, se fige et résiste, s'avançant égaré sur des pavés muets au milieu de plans d'eau minimalistes, oscillant entre ses médocs et ses mouchoirs, se réfugiant dans des rites vides de sens en apparence, un homme brisé parle, parle encore.

Interprété depuis dix ans par le comédien Dirk Roofthooft, un homme se souvient des quelques mois passés avec sa mère en Indonésie dans un camp d'internement. Il avait cinq ans, et toute l'horreur du monde, toute la puissance de l'humiliation humaine s'est engouffrée en lui par ses pupilles, déchirant les organes invisibles de sa sensibilité et de son entendement. Pendant une heure quarante, il se souvient, se souvient de sa mère tout entière arquée sur leur survie, de sa grand-mère réduite à l'état de brindilles, il se souvient aussi d'un amour disparu, de la naissance de ses enfants. L'acide du souvenir atroce le ronge, et il n'y a aucun remède. 

La diction porte en elle mille fêlures. Des mouches rôdent, qu'il faut chasser, attraper, tuer. La cruauté vécue a son mortel sésame: un croassement qui évoque des souvenirs épouvantables. Un casque colonial vous sert de tête, à défaut de rêve. A cinq ans, le camp c'est la mort travestie en vie, et cette expérience brouillera à jamais les notions de bien et de mal. Impossible de se reconstruire après ça. 

C'est au théâtre de la Bastille, il n'y a même pas à discuter.

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Théâtre de la Bastille
Direction Jean-Marie Hordé
76 rue de la Roquette 75011 Paris  Bastille 01 43 57 42 14

Du 2 au 18 décembre à 20 h
Dimanche à 17 h
Relâche les 7 et 13 décembre
Durée 1 h 40

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Jeroen Brouwers, Rouge décanté, Folio

mercredi 2 décembre 2015

Ça fait du bien

© Yves Pagès
"Si la littérature n’a pas cette vertu de permettre de se détacher, porter des masques, des costumes, se fuir, retourner un objet pour voir ce qu’il y a derrière, si c’est frontal et transparent comme une loupe, ça ne sert à rien, c’est complètement mort. La langue elle-même est déjà tellement épaisse et tordue que la recherche d’une langue qui ne serait que transparence ne peut être qu’un mensonge. Ceux qui y prétendent se mentent à eux-mêmes ou bien c’est une ambition complètement folle…"
— Pierre Senges, entretien
avec Louise de Crisnay (Libé).

La phrase du jour (mais qui fait du bien)



En début d'année, Eugène Savitzkaya a publié un texte, Fraudeur, aux éditions de Minuit, qui a reçu récemment le prix Rossel.


L'indispensable Pierre Maury s'est entretenu avec l'auteur il y a peu, et c'est de cet entretien qu'est extrait l'échange suivant qu'on n'a plus qu'à imprimer et scotcher sur le capot de l'ordi, tiens:

Pierre Maury: Il y a, dans Fraudeur, une grande douceur, malgré quelques images plus brutales (les viscères des lapins, par exemple). Vous sentez-vous apaisé ?


Eugène Savitzkaya: Ne m’apaisent que l’amour charnel et le vin jeune.

Où était votre agenda le 2 décembre 2015 à 8h34 ?

Hadès n’en réclame pas moins ces rites

"Il m’a fallu des années pour accepter l’idée que ma mort serait filmée.

Je te vois quand tu fais semblant de me voir.

Sa mère possède une vidéo de tous ses ex, qu’elle visionne parfois quand son mari ne rentre pas.

J’ai presque été étonné en découvrant que le magasin où travaille mon fils n’était pas en noir et blanc, tellement j’ai passé de temps à vérifier qu’il ne piquait pas dans la caisse.

Tu veux voir le bêtisier de ta naissance ?

Il a une nouvelle appli. Quand tu l’appelles, au lieu de le voir lui, tu te vois toi. C’est hyper troublant, et à la fois, quelque part, c’est rassurant.

Tu passes me surveiller à quelle heure, au fait ? On avait dit onze heures, je crois.

Ne me pousse pas à bout, sinon je te fais écouter l’enregistrement de ta dernière crise.

– Où était votre agenda le 20 novembre 2015 à 17h41 ?"


[Extrait d'un texte à paraître chez Publie.net, dans un ouvrage collectif dirigé par Céline Curiol et Philippe Aigrain. La question posée aux écrivains sollicités pour ce livre était: ""Si nos vies sont suivies en temps réel, serons-nous encore libres de les écrire ?"]

Nous sommes mercredi et jusqu'ici nous n'avons pas encore été contrôlé, qu'on se le dise, mais sans être écouté.

mardi 1 décembre 2015

La phrase du jour

"Quand on consulte des images de pédophilie, on est un pédophile, quand on consulte des images de djihadiste, on est un djihadiste." — Nicolas Sarkozy.

What you see is what your are? On laissera au lecteur de le soin de décliner cette formule magique à combinaison variable. On se demandera également avec profit ce qu'on est quand on regarde des images d'abus de confiance, de détournement de fonds, de sondages truqués, de financement de campagne, de Kadhafi, de Bygmalion, de Tapie, etc.

(En outre, comme vous êtes en train de regarder une photo de nain de jardin en pleine séance de bondage, j'en déduis que vous êtes un… Non, pas possible?! )

La nature des choses

Caprices de la passoire


Ne laisse pas suspendue en plein vent cette passoire dont tu ignores jusqu’à la provenance ! Trop tard. Enhardi par l’absence d’eau, ce casque absurde devient, ainsi brandi, un crible redoutable qui transforme – magie noire, magie folle – le flux invisible de l’air en rayons de vide ! C’est faire le mal que d’offrir à la nature cet ustensile dont on devine pourtant la consistance avant qu’une main d’homme le rêve perméable. A l’instar de cette peau dont tu vantes un peu partout, sans trop réfléchir, et à proportions égales et contradictoires, la délicieuse porosité tout comme l’obstinée résilience, ce monstre qu’est la passoire en sait long sur ta faculté à te remplir et te vider. Et pourtant. Toi qui redoutes les failles, tu n’as pas vu venir le trou et sa pluralité. A travers le filtre métallique de cet hélas convexe confessionnal migrent et transmigrent les innombrables particules des pensées que tu n’as pas su mettre en gelée. Souviens-toi cependant du temps où cette coquille quadrupède, rouge ou jaune tu ne sais plus, mais ferme, solide, une fois campée dans la fosse de l’évier, aspirait par sa foule d’orifices toutes les alluvions que tu refusais à tes aliments. Une forme d’amour, aveugle ou sourd, s’incarnait peut-être dans cette opération. Allons, presse ton visage contre le miroir piqué —et tout passera.

— Extrait de La nature des choses, à paraître

lundi 30 novembre 2015

"Il faut en finir" : l'Asile Artaud

Certes, la parution de lettres inédites d'Antonin Artaud ne peut que susciter l'intérêt, mais comment dire? le volume qui vient de paraître chez Gallimard, et qui s'intitule Lettres 1937-1943, pose quelques petits problèmes. Tout d'abord, la préface de Serge Malausséna, neveu d'Artaud, où ce dernier non seulement se pose en défricheur du corpus, alors qu'on sait combien il a "œuvré" au fil des ans pour contrarier la parution des œuvres complètes, mais nous inflige des souvenirs personnels sans grand intérêt, comme son "émotion" en revoyant le parc de l'asile où il jouait… On hallucine aussi en lisant, en fin de volume, que Malausséna remercie "amis et initiés", quand on sait qu'Artaud n'a cessé de désigner l'initié comme son ennemi premier.
Ensuite, l'introduction rédigée par le Dr André Gassiot, médecin-chef de l'hôpital Cayssiols de Rodez, où nous est infligé cette fois-ci un bref historique de la conception clinique de la folie et du statut d'aliéné, sans parler de considérations sans intérêt du style: "Avec Artaud […] le génie flirte avec le délire".
Mais le pire est à venir, sans doute, car si l'ouvrage qu'on tient entre les mains est présenté comme des "lettres d'Artaud", on se demande bien ce que viennent y faire, insérés au même titre que les missives de l'écrivain, des diagnostics rédigés par divers psychiatres de l'époque, des certificats d'entrée, voire des lettres d'autres correspondants auxdits psychiatres, ou des lettres de la mère d'Artaud – certes, ces derniers documents ne sont pas inintéressants, mais il aurait mieux valu les consigner en annexe, puisque ledit volume se présente, une fois de plus, comme des "lettres d'Artaud", et non comme un "dossier Artaud", lequel existe par ailleurs aux éditions Séguier (Artaud et l'asile, de Danchin et Roumieux). Mais sans doute Gallimard ne peut-il plus assurer la parution des inédits d'Artaud sans la ratification de ses héritiers, qui ont grand besoin de redorer leur blason après avoir contrarier incessamment l'incroyable travail de Paule Thévenin.

Mais passons aux lettres en question, qui précisons-le, ne sont pas toutes inédites. Le corpus ici circonscrit concerne, on l'a dit, les années 1937 à 1943, c'est-à-dire depuis le retour d'Irlande d'Artaud jusqu'à son transfert à Rodez. Au début, Artaud récuse sa propre identité, il n'est pas Artaud, écrit-il, il est Antonin Arlanapulos, ou Antonin Arland, il se dit "grec", "né à Smyrne le 29 septembre 1904" (et non né le 4 février 1896…). Pendant près de deux cents lettres, on assiste à une tentative de désenvoûtement forcené, Artaud s'enfonce dans un délire kabalistique, il renie tout, ses amis, mais surtout sa mère, qu'il refuse de voir, seul lui importe de recouvrer sa liberté. Il nie être Artaud, une façon de rejeter en bloc ses écrits et surtout toute littérature. Tour à tour, il supplie et menace les divers médecins qui s'occupent de son cas. La guerre arrive, mais rien apparemment dans ses lettres ne semblent indiquer qu'il en a vraiment conscience – en apparence, du moins, car ses lettres (jusqu'à quatre par jour) témoignent précisément d'un état de belligérance à la fois intérieur (il est succubé à chaque instant) et extérieur (tous ses proches complotent contre lui), ce qui le pousse à lancer des sorts, à imaginer de violentes guerrillas urbaines, à faire exploser Paris, bref à déployer un arsenal qui l'apparente à un dément alors qu'il survit juste dans un asile tandis que le monde se dépèce heure par heure, systématiquement. Comme il le dit à Yves Tanguy fin 38:
"La vie Messieurs, va faire explosion et ce n'est pas votre stupide logomachie matérialiste qui arrêtera cette explosion."
Et d'ajouter dans la même lettre, en majuscules, ceci:
"PARLER POUR NE RIEN DIRE
                                        EST FINI"
Ce sont des lettres pleines de bruit et de fureur, venues d'un corps assiégé qui cherche à donner forme à sa résistance et refuse d'arrêter d'écrire. Artaud souffre, il veut de l'opium, de l'héroïne, du laudanum. Le sevrage imposé par l'internement est trop violent et rien ne peut plus enrayer ses bouffées délirantes — "graphorrhée" conclut le Dr. Longuet à Sainte-Anne. Il lutte néanmoins pour "s'élever au dessus du Né de la Sueur qui est en moi": déjà se profile le projet d'un corps sans organe, même s'il faudra du temps à Artaud pour parvenir à défricher l'imbroglio psychique dans lequel il s'est enfoncé pour parvenir à une poétique du désenvoûtement, scandée, aux limites de la glossolalie, seule capable à ses yeux de miner jusqu'aux fondements de l'être. Mais le clou reste à tordre, et la poussée "psycho-lubrique" demeure encore à vaincre pour qu'Artaud non seulement se réinvente, mais  devienne le Mômo, l'anti-initié, le suicidé récalcitrant.

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Antonin Artaud, Lettres 1937-1943, édition établie par Simone Malausséna, préface de Serge Malausséna, Introduction d'André Gassiot, éd. Gallimard, 29,90€

vendredi 27 novembre 2015

Toi aussi crois au Believer (et il croîtra pour toi)

Le Believer version française made in Inculte numéro 6 vient de sortir, après quelques sombres mois d'abstinence éditoriale, et c'est peu de dire qu'on est fier de son brillant sommaire. Cette fois-ci, Le "french" Believer regroupe des textes parus dans l'édition américaine ainsi que des textes d'auteurs français, preuve qu'un peu de bâtardise ne nuit en rien à l'élan des lettres. Dans ce numéro 6, vous aurez de quoi rassasier votre féroce appétit:

• Une épatante enquête sur Buzz Martin, le "bûcheron chantant", dans lequel il est fait mention de sa bouleversante ode aux camions-bennes ("Dump Truck Drivers"), de sa rencontre avec Johnny Cash et de la plaie ouverte à son crâne qui signa l'arrêt brutal (et forestier) de sa carrière évidemment en dents de scie.
• Un entretien entre Chuck Palahniuk et Tom Spanbauer où il est question du concept de "dangerous writing", de Derrida, de l'ombre d'une bite bien dure
• Un topo d'enfer sur l'œuvre d'Oscar Micheaux, le premier afro-américain à tourner des longs métrages, dont on a retrouvé un film en Belgique dans les années 90: The symbol of the Unconquered, — eh oui, n'oubliez pas que 90% des films muets sont perdus à jamais…
• Un entretien avec Alan Moore, le crypto-Gandalf des lettres anglaises dont on va vous rebattre les oreilles au cours des mois qui suivent. Moore y évoque bien sûr l'écriture de son gigantesque Jerusalem ("sous-tendu par l'hypothèque selon laquelle nous vivons dans un univers pourvu de quatre dimensions spatiales, au moins"), mais établit également une chouette équation entre art et magie ("des quasi synonymes").
• Un texte de Bruce Bégout racontant sa virée à Las Vegas (ou pas…)
• Une enquête sur la première génération d'artistes féminines auto-proclamées…
• Un entretien avec Gordon Willis, le directeur de la photographie des films de Woody Allen et Coppola
• Un entretien avec Lydia Millet qui nous raconte ses débuts chez Larry Flint…

Et encore bien d'autres CB&R (choses bonnes et revigorantes). Voilà. Cette page de pub vous était offerte par l'Office de Recouvrement des Parties charnues des Ragondins de Saône-et-Loire, dont une filiale indépendante vient d'ouvrir ses portes quelques part à Zanzibar, aucune inscription ne sera acceptée après encaissement.

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Le Believer n°6, automne-hiver 2015-2016, éd. Inculte, 15 €

mercredi 25 novembre 2015

La phrase du jour

"Le style, c'est une voile sur la mer, le mouvement d'une robe, le coup de pinceau d'une virgule, un soleil couchant en suspens, une ligne d'oiseaux pressés, l'autre qui dort." — Pierre Vavasseur, membre du jury du Prix du style

Ouch ! On aimerait un jour que, définissant ce qu'est le style, un écrivain nous ressorte autre chose qu'un descriptif clinique de l'œuvre de David Hamilton, mais bon, c'est sans doute trop demander. Et puis, le prix du style est censé récompenser un ouvrage pour ses "qualités stylistiques", vous savez, ce petit truc en plus qui fait que certains livres sont bien écrits. Allez, soyons fous, imaginons une autre définition du style:
"Le style, c'est un moignon sur une nappe, le crissement d'un oxymore, le coup de queue d'un centaure, un jet de bave sur une fleur de napalm, des papillons caniches du Venezuela écrasés par une botte de mercenaire aveugle, l'autre qui mord."
Mais bon, qui voudrait d'un prix ainsi défini? A la fois, puisque Antoine Bueno, qui dirige ce Prix du Style, nous explique ceci, avec humour je suppose :
"Aujourd'hui, bien écrire, c'est de la provoc'. Alors, choquons le bourgeois!"
on se dit que c'est pas gagné.

mardi 24 novembre 2015

Un coup de Moore et c'est reparti…

Bon, j'avais pris deux décisions importantes. La première, c'était de lever le pied côté traduction, dans la mesure où je venais d'enquiller à la suite: 1/ la relecture de ma traduction du Courtier en tabac de John Barth (1200 feuillets); 2/ la traduction de You bright and Risen Angels, de William T. Vollmann pour Actes Sud (1200 feuillets); 3/ la traduction de A Naked Singularity de Sergio De La Pava pour Lot49 (1200 feuillets); 4/ la traduction de You Animal Machine, d'Eleni Sikelianos (100 feuillets, ouf). En outre je m'étais promis de ne plus accepter de "grosse" traduction. Niet. Plus jamais. Aussi, évidemment, quand Jérôme Schmidt et Jérôme Dayre, des éditions Inculte, m'ont envoyé un petit mail alors que je me faisais semblant de me prélasser à la campagne en me demandant si je voulais bien traduire pour eux le Jerusalem d'Alan Moore, un roman de plus de trois millions et demi de signes, vous pensez bien que j'ai aussitôt répondu: Hors de question, les gars.

Bon, j'aurais dû me méfier. Deux types qui portent tous deux le prénom du saint des traducteurs, c'était déjà louche. Mais non, ils ont été très compréhensifs. Ah oui, on comprend, y a pas de problème. Mais comme ils sont grands de taille et malins d'esprit, ils ont quand même tenu à m'envoyer dans la foulée les trente-cinq fichiers Word du texte de Moore, au cas où l'oisiveté, la curiosité, etc. Appelez ça de la sollicitude, de la bienveillance. Moi j'appelle ça de la perversion. Bref, ce qui devait arriver est arrivé. J'ai téléchargé les fichiers malgré l'absence de connexion internet dans ma Haute-Marne profonde, un miracle qui là encore aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Et bien sûr, j'ai cliqué sur les fichiers pour les ouvrir, ayant complètement oublié cette histoire de boîte de Pandore.

Résultat, quelques heures, que dis-je? quelques minutes plus tard j'étais happé par le monstrueux roman de Moore et, propulsé par un enthousiasme qui ne saurait rivaliser qu'avec des formes très aiguës de démence précoce, je revenais aussitôt sur ma profession de foi fainéante et annonçais aux deux Jérôme – ces démons des enfers déguisés en incubes du Styx – que mais bon sang bien sûr j'acceptais cette traduction, c'était évident, et quand est-ce qu'on commence les gars?

Voilà voilà. Que cette édifiante anecdote serve de leçons aux traducteurs débutants: Une fois que vous aurez mis un doigt dans l'engrenage, vous ne pourrez plus faire machine arrière. Dans le domaine de la traduction, on résiste à tout sauf à la tentation.

Ceci dit, je promets solennellement d'arrêter la traduction après le Moore. Juré craché. Sauf si, bien sûr… Ah, quoi? qu'entends-je? Le nouveau roman de Don DeLillo? Zero K ? Sérieux ? Oh. Ah. Bon,  ben, je ne vous retiens pas plus…