Ce qui est admirable, dans le livre de Jeroen Brouwers, Rouge décanté, c'est le traitement de la matière brute, éminemment sensible, douloureuse, et dont l'auteur laisser percer la charge émotionnelle et destructrice mais en l'orchestrant de façon spasmodique, musicale. Tout commence en effet par la nouvelle de la mort de sa mère, accueillie par une forme d'indifférence, accompagnée de commentaires distancés qui instillent lentement un malaise certain. Ainsi, l'auteur tente de reconstituer le moment précis de sa mort à partir de détails en apparence saugrenus: sa mère a été retrouvée morte devant sa télé éteinte, une tartine à la main. A-t-elle regardé la télé? Le pain était-il blanc ou gris ? Survient également un étrange cri animal, pour l'instant inexplicable: un croassement. L'auteur est nu au moment de l'annonce de sa mort, il se voit dans le reflet de la fenêtre, se tenant/cachant son sexe d'une main. Il dit aussi qu'il ne "ressent" rien. On est presque comme devant un tableau vivant, légendé "annonce d'une mort". Comment en est-on arrivé là? Comment expliquer cette situation à la fois de dénuement et de repli sur soi ? Rouge décanté sera le récit-décryptage d'une mort aux nombreux visages, d'une agonie en perpétuel sursis.
On va donc apprendre la vérité, ou plutôt de quel passé vient l'auteur. Soit: deux ans dans un camp d'internement japonais, au milieu de milliers d'Européennes, au cours des deux dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Le camp de Tjideng, dirigé par le capitaine Renitji Sone. Au cours de ces deux années, l'enfant a perdu le peu de repères qu'il avait, et les frontières entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, se sont réduites et brouillées, pour ne laisser place à qu'un seul impératif: survivre. Survivre en ignorant la réalité. Sa mère, avec son sourire tenace, a tout fait pour le protéger de l'horreur, mais l'enfant l'a vue décliner, l'a vue se faire rosser et pire, et ses stratégies d'évasion mentales n'ont pas suffi à préserver son équilibre psychique. Il sera, à vie, "égaré", "dégoûté de la vie", rongé par le "désir de ne pas être présent".
Plutôt que de raconter l'expérience traumatisante vécue dans son enfance, Brouwers la laisse remonter à la faveur d'autres souvenirs, d'autres évocations, comme s'il déchirait un papier peint aux motifs indiscernables pour nous dévoiler, par pans irréguliers, la véritable nature du mur, qui se révèle de chair, de chair profondément meurtrie. Des motifs reviennent, qui traversent les années: le casque colonial de l'enfant – son attribut fétiche – trouvera plus tard un équivalent dans le toit de sa voiture. Les tentatives pour imaginer autre chose que ce qu'il voyait dans le camp, il les lui faudra réinventer par des doses massives de médicaments. La discipline absurde du camp, il va la revivre dans les pensionnats religieux. L'amour qu'il avait pour sa mère, un amour pulvérisé et vicié par le spectacle de sa mère avilie, s'interposera à jamais entre lui et les femmes qu'il aura l'occasion d'aimer. Le monde entier, le monde moral, concret, psychique, est à jamais voilé par une coulure d'un rouge uniforme, d'un "rouge décanté"
Loin d'être un témoignage brut, Rouge décanté se veut une construction extrêmement maîtrisée, un chant symphonique où les traumas deviennent des mouvements et les résistances des motifs. Pour dire l'indicible qui l'a façonné et détruit, Brouwers a accompli un travail prodigieux, sur lui-même et sur les formes, faisant de l'horreur non pas une vérité laborieusement exhibé mais le matériaux même dans lequel s'est sculpté sa psyché. Il est ce qu'il a vécu, il est le refus de ce qu'il a vécu, il est le refus de ce qu'il ne pourra pas vivre. Mais ces refus forment des étais dont il ne peut faire l'économie:
"Tous les décors et toutes les coulisses où ma vie s'écoule sont là où ils doivent être et tels qu'ils doivent être – ma vie est environ à la fin du deuxième acte, juste avant l'entracte. Je veille scrupuleusement à ce que ces décors et ces coulisses demeurent là où ils sont et tels qu'ils sont: si l'un se renversait, ils se renverserait tous et l'écraseraient."
C'est, accessoirement, un des livres les plus violents et les plus poignants que j'ai jamais lus.
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Jeroen Brouwers, Rouge décanté, traduit du néerlandais par Patrick Grilli, 156 pages, Folio
soudain je m'interroge... Claro est-ce Orlac ? et vice et versa ?...
RépondreSupprimerEffectivement un livre qui marque, dans tous les sens du terme...
RépondreSupprimerBon? rien à voir avec votre bouleversante chronique du jour, mais je vois que vous avez mis en exergue sur votre page la non moins bouleversante citation de Suzie Chevillard... Je suis instit' dans la banlieue de Lyon et je l'ai aussi affichée dans ma classe sitôt que lue sur "L'Autofictif" ! Voilà, mon intervention n'est pas très utile mais ça me fait juste plaisir de vous dire ça...
RépondreSupprimerl'interprétation qui en est donnée par Dirk Rooftoofth dans la mise en scène de Guy Cassiers en ce moment au théâtre de la bastille est tout à fait saisissante.
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