Si vous faites vite, vous pouvez encore décrocher des places pour Rouge décanté, l'admirable pièce mise en scène par Guy Cassiers, adaptation pour la scène du bouleversant roman de l'écrivain néerlandais Jeroen Brouwers, Rouge décanté. Seul sur les planches, cerné par des stores-écrans où son image filmée palpite et se dissout, se fige et résiste, s'avançant égaré sur des pavés muets au milieu de plans d'eau minimalistes, oscillant entre ses médocs et ses mouchoirs, se réfugiant dans des rites vides de sens en apparence, un homme brisé parle, parle encore.
Interprété depuis dix ans par le comédien Dirk Roofthooft, un homme se souvient des quelques mois passés avec sa mère en Indonésie dans un camp d'internement. Il avait cinq ans, et toute l'horreur du monde, toute la puissance de l'humiliation humaine s'est engouffrée en lui par ses pupilles, déchirant les organes invisibles de sa sensibilité et de son entendement. Pendant une heure quarante, il se souvient, se souvient de sa mère tout entière arquée sur leur survie, de sa grand-mère réduite à l'état de brindilles, il se souvient aussi d'un amour disparu, de la naissance de ses enfants. L'acide du souvenir atroce le ronge, et il n'y a aucun remède.
La diction porte en elle mille fêlures. Des mouches rôdent, qu'il faut chasser, attraper, tuer. La cruauté vécue a son mortel sésame: un croassement qui évoque des souvenirs épouvantables. Un casque colonial vous sert de tête, à défaut de rêve. A cinq ans, le camp c'est la mort travestie en vie, et cette expérience brouillera à jamais les notions de bien et de mal. Impossible de se reconstruire après ça.
C'est au théâtre de la Bastille, il n'y a même pas à discuter.
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Théâtre de la Bastille
Direction Jean-Marie Hordé
76 rue de la Roquette 75011 Paris Bastille 01 43 57 42 14
Du 2 au 18 décembre à 20 h
Dimanche à 17 h
Relâche les 7 et 13 décembre
Durée 1 h 40
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