lundi 8 décembre 2014

Sexe, styx et soi : Jude et l'obscur


Dans la nuit des pulsions, l’enfant est seul, il tâtonne au milieu d’une forêt dense et humide où les vertiges n’ont pas encore de nom, et ce qu’il va découvrir n’est rien d’autre que le mystère de la limite: celle entre les corps, celle entre l’extérieur et l’intérieur, le mot et la chose, la peur et le désir.
Dancing with myself, premier roman d’Ismaël Jude, sous les aspects d’un roman d’apprentissage, est en fait une « usine surchauffée », pour reprendre l’expression par laquelle Artaud désignait le corps. Tout commence dans l’ignorance, la naïveté, la maladresse ; tout commence par un enfant qui découvre le monde du sexe dans ses obscures floraisons et ses rites interlopes. Le narrateur a vu la grange familiale devenir une boîte de nuit, un lieu bruyant où officie une strip-teaseuse, Bella Gigi, et c’est en côtoyant cet univers brouillé qu’il accède aux premiers émois de la chair. Très vite, le spéculaire le conduit à l'auto-érotisme. Et au rêve. Et aux fleurs.

La première partie du roman, intitulée « Écueil » (du nom du village), s’attache à ce déchiffrement improvisé qu’est l’apprentissage de la sexualité. Il y a la strip-teaseuse, mais aussi la cousine, Mina, ainsi qu’une simple d’esprit, Doriane, les clients du night-club, les parents du narrateur, les camarades de classe, la prof de français, bref toute une tribu éclatée à différents stades de maturation sexuelle, avec pour centre aveugle des pulsion : « Le Secret. La Chose secrète. » Le narrateur ne vit plus que pour ça, ne se branle plus que pour ça. L’étincelle qui met le feu au foutre

La deuxième partie du roman s’intitule « Styx », du nom d’une autre boîte de nuit, parisienne celle-ci, où le narrateur, qui a grandi, va écumer les corps, en quête de plaisirs moins solitaires. Délaissant ses études, il tente de se « séparer de certains de [ses] vices » et « en adopte de nouveaux, plus élaborés ». Car c’est « la seule méthode dont on dispose ». Botaniste du stupre dans un premier temps, faux bourdon mais vrai pervers, il s’abîme de plus en plus dans une « dépense » débridée, et ici le texte de Jude, qui au début avait des airs de Hardellet, s’enfonce dans une pénombre rappelant Bataille. Le jeu plutôt plaisant des émois enfantins a cédé la place à une débauche crue, à laquelle l’écriture à la fois limpide et serrée de Jude confère un caractère inéluctable, tragique. On s’enfonce dans la nuit :
« La nuit est une araignée. Elle sait qu’elle doit mourir quand sa succession est assurée, sa descendance. L’immanence est sa toile, et nous, les mouches, prises dans la métaphore filée. Les étants, pris en sandwich dans l’être. […] La nuit n’est pas une métaphore, elle est ce qui creuse en nous, le langage, jusqu’à ce que les mots deviennent les choses mêmes. Sans leur contour nocturne, les mots ne voudraient rien dire. Ils ne trouveraient pas de scène pour s’exhiber. Il n’y aurait qu’une brume épaisse de non-sens où rien ne se montre. »
Et le fait est qu’il s’agit bel et bien ici, dans ce premier roman intensément transgressif, de « monstration ». Débridée, au sens quasi littéral, la sexualité devient vertige, épuisement des possibles, pure mécanique de la dépense. Du corps quasi forain, exhibé sur les planches bientôt en feu d’une discothèque de province, aux grappes lubriques qui s’agitent dans le night-club parisien, une même dérive est traquée, détaillée. Le bildungsroman, alors, devient tragédie grecque ; l’apprentissage dépravation ; la fleur ronce. 

Convoquant tous les sens, jusqu’aux plus sombres, ne se fixant guère de limite, Dancing with myself explore les pulsions jusqu’à leur dissolution dans le jardin des supplices adultes. Traversée du Styx constellée de convoitises impossibles et d’éprouvantes fornications, cette "danse solitaire" du corps permet à son auteur de créer une véritable scénographie du sexe, une "comédie infernale" en trois parties. Impressionnant comme un fer brûlant.

________
Ismaël Jude, dancing with myself, éd. Verticales, 16,50€

Illustration: Topless dancer Jackie Miller at the Condor Club in San Francisco, photographed for Playboy,1966

2 commentaires:

  1. Gynandria polygynia, Amorphophallus bulbifer
    que cachent donc les femmes entre leurs jambes ?
    la grange familiale était elle située à Ornans telle que Courbet l'a peinte ?

    et de courbet en courbettes.....
    et Artaud (ou Plassans) n'est par si loin d'Ornans (ou Morteau)
    le gaetan jr ne ferait il pas (encore) ses nuits
    a en juger par les horaires décalés du blog

    RépondreSupprimer
  2. Claro! ami ! je me demandais en tant que réfrigérateur si ce livre, à vous en croire adapté aux besoins de l'hiver qui dévore les calories pour maintenir à bonne température les corps en vie, déclencherait l'alarme d'incendie. D'un naturel optimiste je procrastine ainsi depuis pas mal d'années en réussissant presque à invalider toutes notions de plaisir issu du commerce à développement durable et sexuel. Suis-je sur la bonne pente?

    RépondreSupprimer