On lit rarement l'œuvre d'un écrivain dans son déploiement chronologique. Allant et venant entre ses livres, laissant des intervalles de temps plus ou moins longs brouiller notre perception de sa maturation, faisant parfois des impasses entières sur certains pans de son labyrinthe fracturé. Bref, notre conception d'une œuvre, nécessairement imparfaite, peine à faire œuvre elle-même. Nous boitons là où il faudrait courir, clignons des yeux alors que nous devrions accueillir sans ciller le nouvel aveuglement.
Ainsi, lire Le vent de Claude Simon après avoir voyagé dans presque toutes ses autres œuvres est une expérience déroutante. Paru en 1957 aux éditions de Minuit, c'est son premier roman "assumé", puisqu'il n'a pas voulu que les quatre précédents soient réimprimés. On est dérouté car, précisément, il s'agit d'un roman, alors que les autres livres de Simon nous ont habitué à un chaos biographique sans cesse brassé, sans cesse reformulé. Par un effet d'optique assez sournois, donc, le lecteur déphasé se retrouve à chercher, sous la peau du lait, le bouillonnement futur. L'œil guette le moment où l'auteur qu'il connaît sortira du bois, muera, et ce travail d'aguets, plus ou moins conscient, rend la lecture encore plus vibratile.
Non que Le vent soit un livre sage et contraint, loin de là, Simon y gronde déjà, la crue piaffe en sourdine. Mais les cinquante premières pages, même si elles abondent de ces périodes longues et chantournées qui sont la signature de l'auteur des Géorgiques, semblent… quoi? "attendre" ? Ou est-ce nous, qui savons mieux (?) que Simon dans quel devenir il va s'engager, qui plaquons sur sa prose notre connaissance de son destin ?
La lecture est toujours plus feuilletée qu'on se l'imagine. Parce que nous venons souvent du futur de l'œuvre, nous la visitons parfois en archéologue fébrile, et tel paragraphe est pour nous comme le tesson d'une urne à laquelle nous nous sommes abreuvés avant même que son artisan ait eu une idée précise de la soif.
Mais revenons au Vent. Ou plutôt, au vent. Qui se met à souffler, soudain, page 51, comme s'il ne devait jamais s'arrêter de souffler. Là, soudain, sous nos yeux d'apprenti sismologue, une vaste commotion se produit. Nous sommes récompensés. Nous nous offrons l'illusion ultime: assister à l'éclosion virulente de l'auteur dont nous nous sommes faits un tableau plus vaste. Nous savons bien pourtant qu'il n'y a pas d'instant t où l'écrivain advient à lui-même, mais il nous plaît de nous croire le témoin de son surgissement, et sachant qu'il y aura fresque nous regardons autrement les couleurs et les formes:
[…] et naturellement ce Bon Dieu de vent, les sarabandes affolées de papiers, de feuilles et de détritus tourbillonnant, houspillés par les bourrasques de mars, l'infatigable, permanente tempête se ruant sans trêve sous le ciel diaphane, s'exaspérant, s'enivrant de sa propre colère, de son inutile puissance, dépourvue de sens, gémissant dans les rues étroites de la vieille ville ou s'acharnant contre les nouveaux blocs d'habitations, poussés rutilants et incongrus sur les anciens glacis, ou les hollywoodiennes villas des négociants en vins pourvues de pergolas, de piscines, de palmiers hollywoodiens, ou l'antique halle des marchands muée en café dernier cri (rutilant aussi, pourvu, dans ses arcs gothiques, des mêmes portes de verre invisible sur gonds invisibles […]
Oui, nous aussi nous venons de franchir des portes invisibles, avec en prime la satisfaction légèrement apeurée d'être nous-mêmes, lecteurs embusqués, les invisibles gonds d'une cathédrale engloutie.
Serais-je l'exception qui...? Mais non car, si j'ai bien commencé à lire Claude Simon avec "Le Vent", j'ai fait le grand écart avec "L'Acacia" et m'apprête à prendre "La Route des Flandres"... Lecture feuilletée, comme vous dites. Est-ce grave, Docteur?
RépondreSupprimerMerci de cette "recension".
RépondreSupprimerVous m'aviez précédemment donné le courage de me lancer dans l'oeuvre de Claude Simon. Commençant par Le vent, je suis comblé de pouvoir lire votre propre approche juste après ma lecture. Merci !
RépondreSupprimerLe "tesson d'une urne", vous avez de ces (belles) images !
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RépondreSupprimerImmense Simon, on en parle bien trop peu (et l'on en parlerait beaucoup, ce ne serait encore pas assez à mon goût...)
Et puis me vit à l'esprit un écho peut pas si lointain ni incongru:
"L'histoire était incroyable, en effet, mais elle s'imposa à tout le monde, car en substance elle était vraie. Sincère était le ton d'Emma Zunz, sincère sa pudeur, sincère sa haine. Authentique était aussi l'outrage qu'elle avait subi; seuls étaient faux les circonstances, l'heure et un ou deux noms propres."
(Borges: Emma Zunz)
Voilà comment, en quelques phrases courtes aux mots simples, se trouva détruite, annihilée, soufflée comme par un missile l'illusion "réaliste" pour ce qui est de la fiction, de TOUTE fiction...
Supprimer"Et puis me VINT à l'esprit à l'esprit un écho PEUT-ÊTRE pas si lointain ni incongru" (dans le commentaire ci-dessus): comme quoi il faut se relire avant d'envoyer...
Et, bien que sûr et certain que vous avez rectifié de vous-mêmes, je tient à corriger sur le champ mes bévues, ça m'apprendra...