lundi 17 juin 2013

La pile du bon moment: Simon le magicien

Il y a dans Triptyque de Claude Simon un passage essentiel, qui explique peut-être la structure du roman, voire des autres romans de Simon. C'est le passage où un enfant, armé d'un couteau, dépèce une pile plate, une de ces piles carrées munies de deux languettes de cuivre (sur laquelle la langue, apposée à leur jonction, vérifie au moyen d'une décharge acide le restant d'électricité qu'elle recèle) comme on en trouve dans les lampes qui permettent de créer sous les draps un univers en soi.
L'enfant autopsie donc la source de la lumière et trouve, lové entre les trois cylindres de la pile, un bout de pellicule cinématographique, qu'il extraie, déroule, tend, puis dont il contemple le récit arrêté, quelques photogrammes qui, chance ou hasard, lui offriront un corps de la femme telle une invention du monde recommencé – et le lecteur, ainsi réinventé "élève pour regarder en transparence sur le ciel la courte bande qui ne comprend que cinq images et la moitié d'une sixième" avant d'appréhender cette œuvre qui avance par saccades, éclairs, dans sa fragmentation si mystérieuse qu'elle ne peut, à force d'arrêts, qu'imaginer pour nous un dynamisme insensé.
Ce morceau de pellicule photographique, voire pornographique, qui, recyclé, sert désormais d'élément conducteur entre les trois cylindres de la pile, me reste une énigme. Se peut-il qu'à une époque les fabricants de pile plate ait utilisé des bribes de celluloïd, chutes glanées dans les poubelles des salles de montage ? De maigres recherches ne m'éclairent en rien sur cette pratique. Pourtant, je doute que Claude Simon ait inventé ce rituel enfantin et cette astuce technique. 
Si quelqu'un en sait un peu plus là-dessus, ses lumières sont les bienvenues. Quelqu'un connaît-il ce rituel? Un film dort-il vraiment au sein des piles plates ? (Tiens, un alexandrin…) Ce qui est sûr, c'est que cet été, quand je chinerais dans les vide-greniers de Haute-Marne, mon œil se posera avec prédilection sur les piles décrites par Simon et que je n'aurai de cesse, une fois rentré, de les désosser pour voir si, enrubannée dans leurs entrailles, gît quelque bande conductrice contenant, une fois étirée au soleil, l'empreinte cadencé d'un corps mort depuis un demi-siècle, sa nudité préservée dans l'étroite batterie du progrès. Car ce qui nous demeure invisible ne peut qu'être savoir et jouissance.

3 commentaires:

  1. Une bande conductrice ? De la narration, éventuellement, mais électriquement... le celluloïd serait plutôt un isolant ! Pour avoir dépecé de telles piles (après la lecture de Triptyque, justement, à la fin des années 70, pour voir s'il y avait vraiment un bout de film dedans, mais auparavant déjà, à l'âge où l'on démonte à peu près tout ce qui se présente pour tenter de comprendre comment ça fonctionne !) je n'y ai jamais trouvé qu'une sorte de goudron noir et collant, isolant les trois accumulateurs cylindriques entre eux, probablement pour éviter tout court-circuit. Peut-être y a-t-il eu une époque où ce goudron, en raison d'une pénurie, fut remplacé par des chutes de pellicules cinématographiques... mais je n'ai aucune information à ce sujet.

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  2. J'ai relu le passage tout à l'heure, c'est vrai que c'est curieux. À l'époque, pris dans le flux de la lecture, j'avais dû estimer que c'était un dispositif imaginaire, une mise en abyme systématique. Mais maintenant que vous posez la question.

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  3. C'est un moment merveilleux. Je ne sais pourquoi, cependant un sentiment profond me « dit » que ce n'est pas, cela ne peut-être une fabulation. Dans cette image, faite intérieurement, à la lecture de passage, j'y vois une sorte de métaphore au sujet d'une espèce, faite fée électricité, de lanterne magique.
    Ressurgit, par votre question, un souvenir lointain, une époque où j'étais encore étudiante. D'histoire de celluloïd ayant servi pour ces piles électriques, je n'ai ouï dire. Cependant, de celluloïd recyclé pour des raisons économiques oui. C'est le talentueux Émile Reynaud, ayant fini clochard me semble-t-il, dont bon nombre de ses celluloïds furent recyclés pour faire des talons de chaussures. Triste sort.
    Il me faudrait replonger dans mes cours afin d'en extraire, voire en exhumer, l'histoire exacte. Mais oui, je le confirme, de la pellicule « cellulo » fut sacrifiée.

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