Dans un monde idéal, Yucca Mountain, de John d'Agata aurait le Médicis étranger direct. Mais bon, dans un monde idéal, on nous épargnerait aussi l'expression "sans effet de style" qui ces derniers temps, sous la plume de certains critiques, est apparemment gage d'authentique qualité ploum ploum tralala. Donc, nous ne sommes pas dans un monde idéal, ce que semblent confirmer les engouements homériques pour les théories de l'information et la passion contrariée du jambon. Revenons donc à notre cher Yucca. On pourrait vous dire que le magazine Bookforum compare la démarche de l'auteur à David Foster Wallace et William T. Vollmann. On pourrait même citer David Foster Williams himself qui nous dit: "John d'Agata est l'un des écrivains américains les plus importants de ces dernières années." Parce que, là, effectivement, on serait presque dans un monde idéal.
Le fait est que Yucca Mountain est un livre nomade. Son sujet semble se déplacer sans cesse, de façon tantôt imperceptible, comme une dérive des continents invisible à l'œil nu et larmoyant, tantôt de façon brutale, tel un glissement de terrain nous emportant nous et nos peurs. Et non seulement son sujet se déplace, mais son écriture procède de même, passant sans crier gare de l'informatif au poétique, de l'enquête à la contre-élégie, de l'anecdotique au prospectif, etc. Il y a bien sûr, en son centre mobile, une interrogation: Que faire des déchets nucléaires américains? Cette question, à laquelle s'est attelée depuis 1980, le Comité à l'énergie atomique, a fini par aboutir une réponse: on va stocker toute cette merde dans la Yucca Mountain, au cœur du Nevada, pas très loin de Las Vegas. Ça va coûter cher, c'est possiblement infaisable, c'est dangereux mais possible, ça va prendre du temps, on ne sait pas comment faire, on va le faire quand même, c'est une bonne idée, c'est monstrueux, et surtout ça risque de contrarier l'avenir de l'humanité, mais bon, il faut cacher tout ça, et si ça se trouve y a du fric à se faire, et vous qu'en pensez-vous?
A partir de là, D'Agata enquête. Il interroge les experts, qui tous ont un avis, sauf que la somme de ces avis ne fait pas un tout, rien ne se recoupe, les plaies s'élargissent. Ça diverge grave, quand on cause déchets radioactifs. La montagne est étanche, sauf qu'elle est poreuse. Aucun matériau ne peut assurer l'innocuité des déchets, mais on va en inventer un qui fera comme si. Et si on en faisait du compost? Si on envoyait ça dans le soleil? Non, on va fourrer tout ce fumier instable dans Yucca Mountain. Le trésor dans la grotte. Et si on ajoute à cette confusion (et au manque de transparence entretenu par les autorités) le fait qu'il existe déjà dans le coin un énorme réacteur friqué et lumineux qui s'appelle Las Vegas, eh bien on frôle l'implosion en permanence.
D'Agata, donc, enquête, et ramasse tout ce qu'il trouve. Chiffres, anecdotes, pronostics, idées vagues, idées folles. Les déchets sont dangereux, leur transport est dangereux, leur stockage est dangereux, leur conservation est dangereuse, et personne n'en veut, sauf le Nevada, qui a bien voulu jouer le rôle de poubelle, mais en fait non, il n'a rien voulu, la loi est passée à minuit, des chèques ont été signés sous la table, et maintenant tout le monde se demande comment faire savoir aux populations qui seront là dans 10 000 ans que, hein, pas touche, évitez Yucca Mountain. Des experts bossent à temps plein sur la signalétique, du coup. Un panneau qu'on comprendra dans 10 000 ans? Hum. C'est plus coton qu'on ne s'en douterait. Le plus simple à mon avis serait d'imprimer le livre de d'Agata sur la roche et le désert.
Et pendant que John d'Agata nous explique tout ça, avec humour et finesse, John d'Agata fait autre chose. Plein d'autres choses. Il nous parle de ce jeune qui s'est suicidé en sautant du haut du Stratosphere, cet hôtel qui est la plus haute tour d'observation des USA. Il nous parle du cri, de celui de Edvard Munch, du nôtre, aussi. Il nous parle des casinos, de la mafia, de la corruption, des tests d'aperception thématique, de sa mère, des différentes dates auxquelles a déjà eu lieu la fin du monde, du plus gros gâteau du monde qu'on a préféré jeter plutôt que d'en donner une seule part aux sans-abri, de l'événement planétaire que fut l'explosion du Krakatoa…
C'est un livre en perpétuelle mutation, qui ne quitte jamais de vue son obsession – que faire des déchets ? – et n'oublie jamais d'aller au bout de ses digressions – le langage produit-il des déchets? C'est un livre fascinant, parce que vivant, généreux, à la foi nu et déguisé. Il tourne, décrit des cercles, des spirales, creuse l'absurde et gratte le déni. Il est plein de fantômes, passés, présents et à venir. Il ausculte la mémoire de la terre et le fantasme de notre pérennité. Il décrit au millimètre carré ce qu'il faudra soustraire si un accident nucléaire a lieu. Il peint à l'acide l'inconnaissable du suicide. Car c'est là que revient toujours D'Agata, à ce jeune qui saute du Stratosphere, comme si, dans l'opacité de ce geste, de cette chute de huit secondes sur près d'un demi-kilomètre, quelque chose d'incroyablement sensé se produisait en comparaison des infinis délires des experts en déchets nucléaires. Il est rare qu'un livre de 150 pages renfermes la pluralité des mondes (alors que tant de mastodontes ne recèlent qu'une gabegie de scories).
Yucca Mountain, comme le lieu minéral qu'il désigne, se visite à mi-chemin entre l'effroi et l'espoir, et semble avoir été écrit par un chamane moderne. Dans un monde idéal, vous seriez déjà en train de l'acheter au lieu de lire ces lignes.
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John d'Agata, Yucca Mountain, traduit de l'américain par Sophie Renaut, éditions Zones Sensibles, 2012
Nous sommes dans un monde idéal pensé par d'autres. Et donc dans le meilleur des mondes selon leurs critères. Ce qui n'est pas loin d'être effrayant.
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RépondreSupprimerTrès bien, merci!
Qu'est-ce qui est le plus probable dans 10.000 ans : que nos descendants ne sachent plus lire un panneau danger ou qu'ils sachent traiter des déchets nucléaires ?
RépondreSupprimerProbablement que cette incertitude n'est pas ce qui a fait sauter le jeune du haut du Stratosphere.
Nous souffrons tous d'un trouble de hiérarchisation des inquiétudes. Nous sommes efficaces dans une gamme précise d'anxiété, qui correspond à notre situation sociale. Pour être apte en dehors de ces limites, il faut des consciences supplémentaires, et une société intérieure.
Celles de nos dirigeants, à l'évidence, voient certaines tendances sur-représentées. N'est-ce pas inévitable, puisqu'on leur fabrique les niches sociales les plus étroites et les plus surveillées ?
Les grecs attrapaient au hasard quelques personnes dans la foule de ceux qui avaient demandé à être citoyen, et les plaçaient à la tête de la cité, avec des comptes à rendre. Cette version précoce de la démocratie participative fonctionnait plutôt bien.
Qu'est-ce qui est le plus probable dans 10.000 ans : que nos descendants ne sachent plus lire un panneau danger ou qu'ils sachent traiter des déchets nucléaires ?
RépondreSupprimerProbablement que cette incertitude n'est pas ce qui a fait sauter le jeune du haut du Stratosphere.
Nous souffrons tous d'un trouble de hiérarchisation des inquiétudes. Nous sommes efficaces dans une gamme précise d'anxiété, qui correspond à notre situation sociale. Pour être apte en dehors de ces limites, il faut des consciences supplémentaires, et une société intérieure.
Celles de nos dirigeants, à l'évidence, voient certaines tendances sur-représentées. N'est-ce pas inévitable, puisqu'on leur fabrique les niches sociales les plus étroites et les plus surveillées ?
Les grecs attrapaient au hasard quelques personnes dans la foule de ceux qui avaient demandé à être citoyen, et les plaçaient à la tête de la cité, avec des comptes à rendre. Cette version précoce de la démocratie participative fonctionnait plutôt bien.
Rare historique
RépondreSupprimerC'est un livre époustouflant. Plein de statistiques, de listes, et de littérature. Mais surtout cette forme "nomade" (le terme est très juste) permet de saisir – encore mieux je crois pour nous Français qui avons Bure – en quoi le nucléaire est profondément incompatible avec la démocratie politique. (Il se peut que la catastrophe nucléaire soit plus "sûre" en régime totalitaire, Tchernobyl aurait été ingérable en démocratie. Enfin bon, ce n'est pas une apologie hein.) On reste sidéré par l'irresponsabilité absolue des politiques (et aussi des scientifiques) depuis 40 ans face aux déchets nucléaires, l'enjeu temporel étant incommensurable avec le temps électoral. Yucca Mountain est un cas d'école : une montagne constituée d'écroulements de roches poreux, faite d'eau à 9%, où aucun matériau ne peut résister à la corrosion ; un projet d'enfouissement pile au-dessus de la faille sismique… à côté d'une agglomération de près de 2 millions d'habitants (Las Vegas), où les milliers de camions transportant les déchets depuis tous les US transiteront par des autoroutes surélevées à 8 voies, où les accidents sont légion…
RépondreSupprimerMais le plus étonnant est bien qu'on dévore ce book comme un roman, sans avoir à aucun moment le sentiment de recevoir une leçon écolo (au passage Edouard Abbey en prend pour son grade)… Du coup, c'est total bonheur de lecture, d'intelligence du monde, et d'efficacité politique quand même. Et le livre de Zones Sensibles est beau.