Le dernier roman de Joy Sorman est en lutte. Il lutte avec la matière, la matière qu'est la bête, sa carne, ingérée ou caressée, fantasmée ou rêvée. Il lutte aussi avec une autre viande, celle du roman. Certes, il est question de Pim, apprenti boucher dont on va suivre l'irrésistible ascension (ou dérive), d'abattoir en boucherie, en passant par différents stages/stades. Pim aime la viande, aime la bête, aussi, il y consacre ses pensées, ses pulsions, son art naissant. Mais le livre de Joy Sorman, s'il s'attache aux délires et expériences de cet étrange apprenti, nous faisant partager également ses aventures sexuelles (des petites amies dont il convoite le mignon filet…), s'attaque avant tout à la fibre de l'écriture. La plongée dans la barbaque opère ici en tant que résistance au récit. Bien sûr, il y a progression, puisque ascension, ou déclin, bref, puisque Pim, d'apprenti, devient boucher confirmé, et que le livre s'achève par un rituel limite dont on se gardera bien ici de décrire la terrifiante leçon (disons seulement que la carte bidoche y devient le territoire viandesque…). Non, ce qui nous importe ici, c'est que l'objet bête, l'objet carné permet à l'auteur de ramener sans cesse le lecteur à l'écriture, comme si le dépeçage, l'écorchage, le désossement était sans fin, et se produisait toujours à plusieurs niveaux, avec des effets de miroirs.
Le devenir-animal de Pim se heurte indéfiniment à la vie de Pim, et le livre dit lui-même très clairement combien le motif carné avale, cannibalise toute tentative de récit traditionnel. La viande ne se raconte pas, n'est pas matière à narration, elle est elle-même sa propre narration, et ce qu'elle raconte c'est l'épuisement de sa vitalité comme métaphore. Page 134, nous comprenons à quel point et comment fonctionne l'identification Pim/bête:
Pim est la bête, il change de règne, bascule à la faveur d'une connexion de chaleur aux intensités ajustées. Ce n'est pas qu'il meugle et broute, ce n'est pas que des mamelles lui poussent, c'est que Pim habite l'intérieur d'un animal, il s'indifférencient et se mêlent […] La viande l'a fait sorcier qui danse sur les entrecôtes comme on danse sur les braises et au-dessus du volcan, en épileptique pris de ravissement et de convulsions.
La dimension deleuzienne de ce devenir, tel est le vrai sujet du livre, et ce devenir est plus fort, plus intense, plus complexe que la vie racontée du sujet en quête d'imperceptible:
[…] l'existence glisse sur lui sans laisser de traces, aucune ombre, la vie s'écoule sans heurts, sans accident ni événements notables, existence à la fois intensément plate, mer d'huile sans reflets, et furieuse. [p. 144]
Comme une bête est pourtant un roman informatif. Les processus qui permettent à la bête de finir dans notre estomac sont détaillés. La dimension sociale du boucher est plus qu'évoqué. Les lieux sont décrits, les chaînes, les boutiques, les instruments, la géographie de la vache, la cartographie du cochon… Mais cet apparat critique ne cherche pas à déplier uniquement le mystère de la bête et le sacrement de l'ingestion. Il sert de contrefort à tous ces passages où Joy Sorman cherche à dire, profondément, la viande: la nôtre, évidemment. Ou plutôt l'entre-viande qu'hommes et bêtes, à tâtons dans leurs peurs, peinent à incarner. Et souvent la phrase de Sorman fuit, on y sent une cassure, l'os dépasse, le sang gicle, quelque chose cherche à mordre la main du lecteur. Non pas roman de la viande, mais viande du roman. Ecriture exposant ses nerfs, ses muscles. Récit acceptant le merlin poétique pour mieux, à coups de soubresauts, laisser suinter une parole autre. Parce que ce qui arrive à la viande c'est sa disparition, sa transformation.
Texte carnivore, s'il en est, ne cherchant pas à trancher entre horreur et fascination, mais incisant, avec pertinence, humour, tranchant et révélant, de page en page, la matière même du texte, la vache-source, la vache-souche, en une polyphonie de sensations, un vertige descriptif qui fait s'aboucher éros et thanatos. Comme une bête? C'est ce "comme" que Joy Sorman conduit à la boucherie, et dont elle extrait la moelle capitale.
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Joy Sorman, Comme une bête, Gallimard, 16€50
Question Devenirs Animaux et advenue d'une parole autre; voir sur
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les deux textes intitulés: "Idiomatique" et "Bestiaire Païen".
Un peu comme un écho.
Bien à tous, et merci à Claro pour ses lectures, G.MAR.