Parfois, de la forêt des livres, s'élève un arbre plus grand que les autres, et dont les racines mangent le ciel. Ainsi en va-t-il d'Un voyage en Inde, de Gonçalo M. Tavares, livre au feuillage si dense et si mobile qu'on ne voit plus le ciel, obsédé par son propre éclat et pourtant mobile, ami des ombres. Sans doute devrais-je ne point en parler avant d'avoir lu d'autres livres du même auteur, dont l'œuvre semble ouverte aux métamorphoses, mais bon, difficile de ne pas écrire sur ce "voyage" qui est avant tout celui d'une langue (traduite de façon époustouflante par Dominique Nédellec).
Est-ce un roman? Une odyssée dissimulant une iliade, où le rusé Ulysse, plutôt que de chercher à gagner Télémaque, tenterait de percer le secret des sirènes ? C'est en tout cas l'histoire de Bloom, qui déserte Lisbonne pour se rendre en Inde, et dont l'auteur nous narre le périple en dix chants, chaque chant étant composé d'une centaine de strophes ou plus. Il y a quelque chose d'intensément shakespearien dans la fuite et la quête de Bloom, et la mort qu'il laisse sur son sillage est empreinte d'une sourde théâtralité, même si le travail de Tavares porte moins sur les aléas narratifs que sur la langue elle-même, ici sujette à affûtage permanent. Rapport ambigu entre récit et expression, description et formulation. La masse générale de l'ouvrage tend vers une alchimie que mine par intermittences le progress de notre pèlerin. Tavares a ce rare talent de faire tenir, dans la même phrase, profondeur philosophique, étendue morale, richesse imagée, tension syntaxique, explosion poétique. On ne peut le lire vite, tant chaque formule continue de fabriquer du sens dans l'esprit du lecteur, l'obligeant à revenir sur la phrase lue pour en traverser l'infinie surface. Parfois, un malaise se dégage de cette expérience, tant l'intelligence du propos est intense, et ce de façon quasi nietzschéenne, c'est-à-dire à la fois solaire et non-évidente. Chaque strophe semble atteindre une acmé, y rester perché un temps, puis se métamorphoser en autre chose, redoubler d'intensité, luire, éclater, et recommencer. Voudrait-on souligner ce qui sidère qu'on y épuiserait toutes les mines du monde.
Et pourtant la démarche est périlleuse, car Tavares se risque mille et une fois sur le fragile territoire de la définition, sans cesse il établit d'étranges vérités générales dont on sent bien, à les visiter, qu'elles sont en fait particulières, et peut-être même duplices. Un décalage permanent permet aux énoncés de ne pas figer dans la glaise du dire. Ajustement de haute volée, assurément. Nous connaissons ce procédé, bien sûr, car il est éminemment romantique, typiquement hugolien: la bouche d'ombre parle, et fait de la parole un événement qui recompose le monde. L'image prend forme et plie l'espace, ploie les choses à sa force. Tavarès travaille les motifs de la pensée et de l'espace, du temps et du souvenir, de la sensation. Il renomme l'expérience, avec une obstination qui semble sans relâche et sans faille, tel un magicien ne sachant pas qu'il existe autre chose que la magie. Son approche du lointain, comme sa préhension du proche, est sidérante, on ne le répètera jamais assez: il peut se permettre toutes les affirmations, toutes les définitions, puisqu'il est le maître de ce livre sur lequel nous ne faisons que dériver. Bloom, cet anti-Oblomov définitif, arpente non seulement le monde mais sa conscience. Tavares nous l'offre en puissante pâture, sans jamais rien cacher de ses faiblesses, faiblesses qu'il peint à même notre reflet sur la page.
C'est finalement un "livre vain", au sens noble, parce que tout entier attaché à chanter la vie dans son impuissante résistance à la mort. Non pas un discours sur les vanités, mais une "vanité" en lutte avec elle-même. Tavares écrit en démiurge mortel. On cherche dans son livre le défaut qui indiquerait que son travail se méfie de la perfection. On croit le trouver dans sa conception de la féminité, peut-être, qui peine à s'affranchir d'une certaine cécité masculine quant à l'autre. Mais la critique serait sans doute injuste. Ce Voyage en Inde reste immense, quelles qu'en soient les ombres. Une épopée intérieure, chamanique, vibrante, folle, trop humaine.
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Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éditions Viviane Hamy, 24 €
Tentés par les miracles, beaucoup le furent (pour les voir trop souvent se muer en mirages, pour leur plus grand malheur - et le nôtre...)
RépondreSupprimerPas Tavares, car son livre n'est ni tentation, ni tentative, mais accomplissement, achèvement d'un double miracle: celui par lui forgé et celui qui vint à sa rencontre, pour en faire un des livres les plus extraordinaires (au sens le moins galvaudé) que nous avons lu ces derniers temps. Quant à la traduction de Nédellec ("mise en langue autre" serait plus exact, et plus respectueux), je ne peux qu'abonder dans ton sens!
Tout Tavares est un risque : aussi immense qu'heureux.
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