Pierre Terzian, Crevasse, Quidam éditeur, 15 €
Crevasse: avant même de faire faille, le titre dit l'agonie. Comme si une vie n'était que l'ensemble des préparatifs menant à la chute. Le premier roman de Pierre Terzian raconte une vie mal partie, une vie passée à ne rien dépasser, en marge de ce que les autres vivants appellent bonheur ou chance. L'histoire d'un anonyme qui a "de la moisissure sur la langue" et qui s'essaie à la survie avec une opiniâtreté faite exclusivement de dégoûts et d'une giclée d'espoir. Un exclu du charme, un abonné à l'embrouille, piétiné par les autres, dont le parcours n'est que heurts, coups et viscosités, avec de temps en temps le prurit de l'héroïsme qui le démange, la tentation de la renaissance. Terzian déplie la litanie des stations par lesquelles trébuche ce survivant de l'ordinaire avec une écriture qu'il faut bien qualifier, littéralement de poignante: non pas au sens émotif ou compassionnel, mais au sens strict: comme si la phrase était une main à jamais refermée sur le corps du personnage, une poigne qui ne lâche pas, et dont on entend craquer, à chaque mouvement, les phalanges — une gueule de chien, un étau d'atelier. Écrit à la deuxième personne du singulier, et condamné donc à la rafale et aux trébuchements des tu, des ta, des ton, des tes, le roman de Terzian offre au lecteur, comme en contrepoint à l'incessant parfum de déchéance, une écriture quasi pianistique, tout en variations, reprises, inventant pour ce faire un morse de la douleur où brèves et longues cadencent le récit de cet "homme sans surprise". Organique, moléculaire, musical, Crevasse ne désarme jamais et contraint la pire désillusion au chant, non pour sublimer la pâte erronée du réel, mais pour rappeler au lecteur qu'il est des éblouissements jusque dans la fracture:
"Un rendez-vous. Une conspiration d'adultes. Beaucoup trop d'hommes qui veulent faire mal. Un temps d'attente anormal. Une camionnette remplie de jeunes hommes cassés, dans un hangar. Un sol carrelé. Une porte qui s'ouvre sur des rires de chien. Des hommes. Trop d'hommes qui attendent. Des culs sans nom à lécher. Pas d'état bizarre. Juste peur de mourir. Une peur de marchandise. T'as froid dans tes nouveaux habits. Les jambes nues. Vous avez tous peur. Trop d'hommes pour laisser faire. Trop de bruit. Des hommes qui attendent que tu t'ouvres. Des jeunes hommes qui tombent de la camionnette comme des rouleaux de tissu."
Terzian, orfèvre des peurs marchandes et des rituels de mort dont s'enorgueillissent, malgré eux, les corps des mal-aimés, transforme au final cette "crevasse" en tombeau littéraire, et ce n'est pas la moindre de ses qualités.
Joliment troussé, cher Claro, oui, bel article sur un livre dans lequel je suis actuellement plongé, et dont je ne sais en vérité que penser encore. Je n'adhère pas à tout, quelque chose me déplaît, je ne sais pas, un excès viscéral, quelque chose d'un peu trop "choc" ; mais il y a quelque chose, indiscutablement, du rythme, de la langue, et du talent, oui, probablement. En tout cas, impossible de rester de marbre.
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