vendredi 10 février 2012

"Elles", de Malgorzata Szumowska : la maman et les putains

Dans "Elles", le film de Malgorzata Szumowska, une journaliste enquête sur la prostitution estudiantine. Ce n'est pas un documentaire, rappelons-le, mais une fiction, aussi l'enquête menée par Anne (qu'interprète Juliette Binoche) est-elle mise en scène, avec ses flous, ses parts d'ombre, etc. Le moins qu'on puisse dire, c'est que le film joue sur plusieurs tableaux: non seulement il ne diabolise pas le recours au sexe tarifé, mais il en fait également un point attractif, obligeant Anne à s'interroger sur son rapport au plaisir, et au désir. Il n'est pas question ici de se livrer à une critique de ce film audacieux, fort et dérangeant, mais plutôt de signaler que l'image qu'il donne des hommes (le mari d'Anne, les clients des deux jeunes filles etc.) n'a guère été apprécié de certains spectateurs masculins. La peinture de la frustration, la remise en cause des postures de pouvoir (qui se sert de qui?), la fascination pour la marge, etc: le film traite de tout cela et de bien plus encore, cherchant sans cesse à débloquer des situations, des conflits, ou du moins à rendre prégnants ces blocages. Quelque chose ne va pas dans la vie d'Anne, mais elle ne sait pas si elle droit en chercher la cause à l'intérieur ou à l'extérieur. Est-elle si protégée, ou au contraire poreuse et sujette à d'intenses contaminations? Szumowska prend des risques et nous offre de les partager.

J'ai reçu récemment un texte, fort et pertinent, écrit par une jeune étudiante, que le film a profondément touchée, et qui a voulu réagir, entre autres, à la réception de ce film magnifique dans certains médias. Je vous encourage à le faire circuler. 



"Elles, la maman et les putains
Ce film écrit, réalisé, produit par des femmes et portant sur des femmes, a été paradoxalement accusé aussi bien d'être trop féministe que pas assez. Accusations de simplisme elles-mêmes simplistes, liées au fait de représenter les femmes trop comme des héroïnes ou pas assez comme des victimes. Ou encore, accusations de trahir la réalité de son sujet, de ne pas assez aider à sa compréhension, bref, de ne pas fournir des interprétations clés en main. Or, s'il a été bien documenté, ce film n'est pas un documentaire (genre dont est pourtant issue la réalisatrice), et ne se veut pas une enquête sur la prostitution estudiantine.
La question du pourquoi, du contexte social dans lequel les deux jeunes filles interviewées par la journaliste vendent leur services en tant qu'escorts, est à peine suggérée, ce qui a valu au film le reproche, absurde, de célébrer « la libre disposition du corps des femmes » (Le Monde du 01/02/12) qui s'accomplirait dans la prostitution. Comme si le simple fait de donner à voir des filles qui se vendent sans l'intermédiaire d'un souteneur, et sans non plus insister lourdement sur la misère sociale et psychologique qui les y auraient menées, revenait à apporter sa caution. Pourtant, il n'est à mon avis pas anodin que Juliette Binoche, qui s'est beaucoup impliquée dans ce film, invitée au Grand journal du 31/02/12, ait tenu à y prolonger et compléter le propos du film sur les déterminismes sociaux à l'œuvre (conditions de vie précaires des étudiants, sirènes de la consommation ostentatoire, objectification du corps des femmes).
La question du comment, elle, est abordée à travers le point de vue de la journaliste, sur le mode de l'incompréhension et du fantasme. Les questions sans réponses, nombreuses, en disent plus long que le récit des jeunes filles, puisque comme le dit l'une d'entre elles: « Le plus difficile ? C'est de mentir, tout le temps ».
Il faut peut-être être un homme pour, comme Jacques Mandelbaum, dans le journal Le Monde, n'avoir vu dans ce film qu'« une mise en scène aguicheuse », du « voyeurisme » et de « l'érotisme soft» et... tomber la tête la première dans le piège tendu par les auteures du film, qui affirment vouloir « faire prendre conscience au spectateur de son propre plaisir de voyeur » tout en sachant qu'il est «probable que Elles ne plaise pas à certains hommes, car il leur renverra une idée d’eux-mêmes qu’ils n’aimeront pas » (Dossier de presse). Ce qui nous est donné à voir, à travers le regard bourgeois et bien-pensant de la journaliste, c'est au contraire un récit sexuel qui ne fonctionne pas, comme cette porte du frigo qui coince inlassablement (plan récurrent), comme ce client impuissant qui se met à pleurer.
L'illusion de la libre disposition de son corps, les rapports de pouvoir qui traversent la sexualité et les rapports hommes-femmes sont un fil conducteur du film, là encore à peine suggéré, simultanément occulté et rendu visible quand, vers la fin, la jeune fille qui assurait tout contrôler, tout décider dans la relation tarifée, se fait sodomiser contre son gré. La caméra, qui en réalité n'a jamais été complice du récit de liberté et de plaisir des étudiantes, fait alors remonter, l'air de rien, toute la violence latente qu'elle se refusait jusqu'alors à montrer, par rejet du misérabilisme... c'est la même jeune fille qui disait : « Avec les clients, je fais la même chose qu'avec mon copain ».
C'est ce continuum de la violence sexuelle réelle et symbolique qui jette le trouble en la journaliste, laquelle découvre ou feint de découvrir que « tous les hommes regardent du porno dans [sa] maison», et que pour son mari, incapable de concevoir ce qu'elle traverse via la rédaction de son article, « une pute, c'est une pute », et « il a l'air de s'y connaître ».
Ce trouble qui naît des entretiens, lors desquels s'est nouée une complicité fugitive entre elle et les deux jeunes femmes, elle l'éprouve et l'explore physiquement. Malaise insidieux, de plus en plus sensible, alors qu'elle se brûle, se coupe, dans cet appartement où tout est trop design, trop bio, trop lumineux, trop lisse. Où elle rejoue, façon vingt-et-unième siècle, l'aliénation au quotidien de la femme bourgeoise et le cruel manque « d'une chambre à soi », introuvable espace pour la réalisation de soi. Cet espace pour écrire et pour exister par soi-même que Virginia Woolf (source d'inspiration majeure pour la scénariste) revendiquait pour les femmes dans son célèbre texte du même nom, la journaliste en dispose tant bien que mal, mais ce qu'elle se cherche encore, c'est un espace pour jouir.

Son trouble restera jusqu'à la fin diffus, se dérobant aux formes intelligibles du conflit intérieur ou conjugal, et donc à une quelconque résolution. Non, elle « ne fera pas chier au dîner avec ses trucs féministes », comme l'y enjoint son mari. Tranquillement assaillie par les visions des michetons que pourraient être (ou sont peut-être, de toute manière, finalement, intrinsèquement) les hommes assis autour de la table, elle n'explosera pas : elle prendra la porte, puis reviendra.
S'effondrera à genoux, tentera de jouer la putain mais restera la maman.
La dernière scène, sous des apparences de légèreté, est d'une grande force symbolique et, à mes yeux, d'une tristesse infinie : lors du petit-déjeuner familial, après une vague tentative d'ouvrir elle-même le pot de confiture, le personnage principal, dans un geste féminin rituel, passe le pot à son mari qui lutte avec un certain temps et finit, non sans peine, par réussir à l'ouvrir, se conformant ainsi au rôle qu'on attend de lui. Chacun reste à sa place, et de savoir comment les hommes vivent la leur n'est pas le propos du film : contrairement à ce qu'en dit J. Mandelbaum, les « personnages masculins » ne sont pas « mis au pilori », mais tout simplement inexistants, et de fait pathétiquement inconsistants, tant la recherche esthétique de Elles est, de manière assumée et réussie, centrée sur les femmes.
La question de savoir comment la prostitution peut se donner l'allure d'un choix, qui taraude la journaliste au début de son enquête (« Vous ne trouvez pas ça humiliant ? »), est pour sa part complètement retournée par le spectacle de la banalité de la domination consentie... ainsi, c'est le même plat qu'apprend à préparer l'une des deux jeunes filles avec son premier client, et que la journaliste passe la journée à cuisiner pour les invités de son mari. Cet acte de dévotion, ce souci de l'autre dans laquelle la féminité idéale et idéalisée s'incarne, ne peut être que gratuit, à l'instar du massage qu'Anne/J. Binoche prodigue à son père hospitalisé : c'est le fait qu'il soit tarifé et rationalisé, dans le cas des escorts, qui dérange et remet tout en question. Mais il apparaît, selon la métaphore proposée par l'une des étudiantes et jouée au sens littéral par la journaliste, que les hommes, « c'est comme la clope, c'est difficile d'arrêter ». (Mona C., 21 ans)