Mario Cuanda Sandoval Le Voleur de morphine, traduit de
l’espagnol par Isabelle Gugnon, Passage du Nord-Ouest, 19 €
Ça se passe en Corée,
c’est-à-dire nulle part. La guerre fait rage et bien pire encore. Deux soldats
– le géant colombien Wilson Reyes et son pote maigrichon Bentley – apprennent
l’ennui et la survie en s’efforçant de ne pas trop salir leur âme. On est en
53. On est surtout dans un roman fiévreux et incantatoire, qui, s’il rappelle
par certains aspects le mythique Abattoir 5 de Vonnegut, opère sur le lecteur
comme une drogue indispensable. L’écriture de Sandoval a un petit quelque chose
de vollmannien dans sa volonté ininterrompue de saturer le texte d’images
inédites, stellaires, vibratiles, qui font appel à tous les sens et dérèglent l'imagination. Le rêve, l’illusion, la mélancolie se liguent
pour travailler la pâte des phrases et nous entraîner avec elle dans une
immersion totale. Fascination : telle est le maître mot de l’entreprise.
Sandoval ne lâche pas son
lecteur, il l’entraîne dans des méandres qu’il sait autant extérieurs
qu’intérieurs et, en conteur avisé, se livre à une stupéfiante cartographie de
la guerre : ses attentes, ses trous noirs, ses frontières poreuses. Fort
de son style à la fois simple et volcanique, patient et incandescent (un
équilibre pour le moins virtuose…), Sandoval peut dès lors nous balader
partout, avec la désinvolture intimiste d’un Fresan, il peut nous donner en
pâture les plus sombres ou les plus lumineuses couleuvres, il peut nous édifier
sur un texte d’Edgar Poe, sur les origines cotonneuses des anesthésiants,
l’unicité du flocon de neige, il peut même tente de nous faire croire que le
texte que nous lisons n’est pas de lui mais d’un certain S. K. Caplan, mort à
Bogota en 97, auteur américain de cet unique roman… La fin du livre offre
d’ailleurs un retournement, un déboîtement singulier, auquel on n’est pas forcé
d’adhérer, tant la réussite du livre tient dans la magie de son écriture.
Roman de l’oubli et de la
douleur, de la quête sans objet et de l’impossible cristallin, traversé par des
explosions, des horreurs, des compassions, des perditions – mais aussi et
surtout roman des visions et des disparitions. Il y est question d’une ampoule
qui ne s’est pas éteinte depuis un siècle, d’une femme qui capte directement
dans son cerveau les hymnes de la propagande, d’un gamin qui détrousse les
cadavres pour se gorger de morphine, d’enterrement prématuré…
Une petite merveille venue d’Andalousie,
par un des tenants les plus prometteurs de la nouvelle garde espagnole. On
attend avec impatience, donc, la traduction de son premier roman, Boxeo sobre hielo.
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