Sans doute revient-il aux poètes de nous rappeler les enjeux des lectures publiques. L’écrivain de fiction a pris tellement l’habitude d’exporter oralement sa prose, promotion oblige, en librairies ou dans des salles plus ou moins adaptées à la chose (salons, théâtres, médiathèques…) qu’il oublie souvent que l’exercice ne saurait se résumer à un simple rendu de la chose écrite.
Sans pour autant devenir un performer ou l’acteur par excellence de son texte, l’écrivain-jourdain a peut-être, a sûrement, un enseignement à tirer du travail effectué régulièrement par ceux qui pratiquent la poésie, souvent dans la marge. Peut-être ne suffit-il pas de s’asseoir et d’ouvrir son livre à la page marquée (quand elle est marquée…) puis de lire, mais à voix haute (quand il y a sonorisation…) pour partager autre chose qu’un simple moment d’apparition.
Donner à entendre la chose écrite n’a, il est vrai, de sens (n’en prend véritablement) que si ladite chose a été écrite/pensée dans un souci non pas pragmatiquement oral (la fiction ne tend guère vers la poésie sonore…) mais en tout cas inévitablement musical (voire scénique, cf. Cadiot). Il ne s’agit pas d’avancer que telle ou telle prose se doit de passer par l’épreuve récitante pour tester/assurer ses positions langagières (quoique…), non, il s’agit d’autre chose : de risquer physiquement un rapprochement entre le texte horizontal, muet, et le lecteur vertical, l’auditeur debout dans la langue de l’autre.
La prose peut y gagner quelque chose – tout comme elle peut y perdre. En effet, la mise en orbite vocal, si elle est orchestrée consciencieusement, permet au texte d’accéder à un autre niveau, d’atteindre une autre intensité. Aussi faut-il se méfier de tous les affects avec lesquels il joue souvent à son encre défendante, et veiller à ce que l’émotion compactée en ses lignes (dans ses plis psychologisants inévitables, ses thématiques pas toujours sourdinées) ne prenne pas l’auditeur en otage : c’est au texte d’avancer, non à ses effets plus ou moins contrôlés. Le texte lu doit et peu s’inventer une autre téléologie.
Tout ça pour dire qu’on lira avec un immense intérêt le numéro un de la revue Grumeaux (publiée par les éditions Nous), revue sortie au printemps dernier et tout entière consacrée au thème de la « voix », comme l’exposent ses rédacteurs : « Intitulée VOIX, la première coagulation réunit autour d’une question : pourquoi / comment lire à haute voix ? des auteurs pour qui la lecture publique de leurs propres textes est un prolongement du travail sur la langue, l’occasion d’un partage à interroger et à expérimenter. »
Les contributions sont nombreuses (24 écrivains, tous passionnants), tantôt françaises tantôt américaines – grâce à l’association Double Change, on peut entre autres y lire des interventions de Charles Bernstein, Jerome Rothenberg, Keith Waldrop, David Antin, pour ne citer que quelques-unes des plumes poétiques primordiales outre-atlantique.
La réflexion proposée par la revue Grumeaux ne devrait pas laisser indifférents les écrivains de fiction, dont l’exigence poétique est censée – l’est-elle ? – irriguer sourdement le travail pas nécessairement/uniquement narratif. Quiconque (je parle de l’écrivain de fiction) lit ses textes en public – donc, des extraits – s’aperçoit très vite que le phrasé n’est pas inné et que certains passages passent plus ou moins bien l’épreuve glottale. Un respect basique du lecteur devrait passer par un minimum de préparation, afin qu’on n’ait pas l’impression d’assister à une laborieuse dictée. Tenir, donc, de toutes sortes de facteurs, ainsi que le souligne Christian Prigent : « Aujourd’hui, je compose le programme de mes ‘lectures’ avec quatre types de textes (distribués en fonction de la demande des organisateurs, des types de publics, des lieux proposés, des durées imparties et de… l’inspiration du moment). »
On ne lit pas dans le foyer du Théatre du Châtelet comme on lit dans une librairie de quinze mètres carrés, on ne lit pas trois minutes comme on lit vingt minutes, ni la même chose, sans doute, on ne lit pas devant quinze potes comme on lit devant soixante inconnus – l’intransigeance n’a rien à voir ici : les conditions de lecture peuvent apporter beaucoup au texte, en tenir compte est donc forcément intéressant. En outre, c’est le corps qui s’expose, qu’on le veuille ou pas, et non la seule persona littéraire.
Ainsi Jérôme Game a-t-il ces mots plus que pertinents à propos de l’épreuve de l’oral : « Ce qui m’intéresse, c’est quand le texte est un affect, non pas un territoire fixe ou fixable mais une série de mouvements, de relations entre l’intérieur et l’extérieur. La notion de pied-de-biche, d’effraction, que la lecture soit une espèce d’effraction à l’intérieur, à l’extérieur du texte, un entrant, un sortant de lui-même. » On aimerait bien appliquer la pression de ce pied-de-biche à certains textes contemporains pour voir s’ils ont quelque chose dans le coffre, si leur intérieur n’est pas déjà dissous dans un extérieur qu’ils s’imaginent programmé. Mais c’est là peut-être un autre débat. Revenons à nos grumeaux.
Benoît Casas, toujours dans la même revue, estime quant à lui que « Lire à voix haute c’est répondre de ce qu’on lit », énoncé qu’on peut entendre de plus d’une façon, aucune n’excluant l’autre. La lecture comme « répons » à l’écrit… La lecture assumant le texte… La voix assumant le silence… Et d’ajouter un peu plus loin : « Lire à voix haute c’est sexualiser » : car comment lire ce qui s’est concrétisé au plus fort du corps sans assumer pleinement sa charge, ses fluides, ses tensions ?
Vincent Tholomé – auteur d’un livre intitulé Kirkjubaejarklaustur sur lequel on reviendra prochainement – touche au plus juste lorsqu’il écrit : « La voix, parce qu’elle est vivante, cherche rythmes, phrasés. Cherche, dans le texte imprimé, ce qui l’intéresse. Là. Dans l’instant. » Question essentielle : qu’est-ce qui intéresse la voix ? Comment va-t-elle, incarnée, puiser quelle matière et comment ? Tous les textes ne sont pas « taillés » pour la lecture publique, certes, mais il en est forcément, dans une œuvre digne de ce nom, qui vont, via la diction, dire autre chose, profiter d’une autre parallaxe.
Bien sûr, cela demande travail. « D’où » – je cite cette fois-ci Christian Prigent – « quelques efforts pour éviter la modulation psychologique et la venue au premier plan des effets d’émotion » – rien de pire que le scribe devenu acteur, voire pitre : son texte le fera trébucher plus sûrement qu’un parent bien intentionné. Et Prigent de reconter qu’il évita longtemps de lire tel texte pour ne pas l’entendre rissoler rudement sur le feu d’un émotionnel encore trop prégnant. On reliera cette pensée de la formule suivante, signée Cécile Mainardi : « Lire en évaporation continue du signifié », et de celle, signée Jacques Jouet : « La voix me vérifie la page ».
Pour finir, on méditera l’équation de Zukofsky, signalée fort à propos par Stepehn Ratcliffe :"Poétique –
musique
∫
discours
Une intégrale
Limite inférieure le discours
Limite supérieure la musique"
Note : La revue grumeaux est coéditée par les Editions NOUS et l’association grumeaux. Diffusion / distribution : Belles Lettres. Prix : 10 euros. Direction de la publication : Yoann Thommerel. Comité de rédaction : Maxime Allex, Patrizia Atzei, Benoît Casas, Claire Cauvin, Yoann Thommerel. Conception graphique : Maxime Allex. Collages : Thomas Bernard. Traduction des textes de Mladen Dolar et Slavoj Zizek : Mathilde Mazau et Patrizia Atzei. Numéro préparé avec la complicité d’Abigail Lang, Vincent Broqua et Olivier Brossard pour la partie Double Change.
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