Je vais vous demander de ne pas applaudir, je vais vous demander de ne pas vous lever quand je vous le demanderai, je vais vous demander de penser très fort à une personne que vous aimeriez prendre dans vos bras puis étrangler, je vais vous demander énormément de choses et parmi ces choses je vous demanderai de n’en retenir qu’une seule, la chose la plus sale qui puisse tenir dans votre bouche, et après ça vous vous débrouillerez, tu te débrouilleras, tu retourneras d’où tu viens, tu prendras le train ou tu fermeras la porte, peu importe, mais tu retourneras dans ce lieu très inquiétant où tout a commencé pour toi, où tu as tes habitudes et tes repères, moi je resterai là, devant ma bassine en métal remplie d’acide, à regarder mes mains s’abaisser, en espérant que tu ne changes pas d’avis, que tu ne sautes pas du train ou rouvre la porte et te mette en tête de m’empêcher de tremper mes mains dans cette bassine en métal remplie d’acide, ce que je ne vais pas tarder à faire, c’est une décision mûrement réfléchie, un projet disons d’envergure, un acte en un acte, un seul, quelque chose d’unique, qu’on peut sûrement estimer inutile douloureux grandiloquent absurde, susceptible d’attirer la compassion – mais profondément hors sujet, ça tombe bien, ça ne pourrait pas mieux tomber, c’est un des buts de la manœuvre, atteindre le point où l’on sort du sujet, qui plus est sans lui demander son avis, sortir du sujet en commençant bien sûr par les mains, en écartant, en faisant pression, chaque main étirant le sujet de l’intérieur, alors n’ayez pas peur de déchirer, n’ayez pas peur de laisser la déchirure s’exprimer, regardez, les mains apparaissent déjà, l’ouverture grandit, le sujet cède, mais la bassine est toujours là, impossible de savoir si l’acide qu’elle contient est vraiment de l’acide tant qu’on n’a pas plongé les mains dedans, les deux mains, les dix doigts, alors détournez le regard si vous êtes sensible, si vous êtes sensible c’est que vous avez quelque chose à vous reprocher, et tu dois savoir de quoi il s’agit, mais pour l’instant tu n’as qu’à te concentrer, puis faire le vide dans ce vide que tu as rempli avec le vide de l’autre, nettoyer aussi, racler récurer poncer, car si tu laisses s’encrasser les parois du vide, si tu négliges d’entretenir le vide dont tu occupes tant bien que mal chaque centimètre-cube ça ne marchera pas, il se produira ce qu’on appelle des ratés, des dysfonctionnements, c’en sera fini de ta concentration, de ta condensation, et tu n’arriveras à rien, vous ne partirez jamais, vous resterez éternellement en aplomb dans ce vide sans jamais être certains de la position de votre corps, du coup la question de savoir s’il est encore temps de faire machine arrière ne sera plus de mise, c’est dommage, moi je trouve que c’est dommage, vous sentirez les parois de votre vide se craqueler, puis quelque chose s’écoulera, vous ne saurez même pas dans quel sens, c’est ça le pire, vous ne saurez même pas dans quel sens, si c’est de l’extérieur vers l’intérieur ou de l’intérieur vers l’extérieur, il se produira un phénomène, il se produira toute une série de fuites, or tu n’as pas envie de fuir, au fond tu fuis mais tu n’aimes pas ça, tu te méfies, de toi et de ces écoulements, de ces taches qui grandissent et dont les contours déforment la forme que tu occupes dans l’espace légèrement plus grand de l’extérieur, moi j’ai envie de résoudre le problème, à ta place et sans toi, je vais tremper mes mains dans l’acide et au moment où je tremperai mes mains dans l’acide j’éprouverai une impression de déjà-vu que je me ferai un plaisir de te faire partager, vous n’y verrez aucun inconvénient, vous connaissez l’acide, vous avez des mains, vous êtes donc en mesure de vous faire une petite idée, une idée pas trop petite quand même, de ce qui se passe quand on trempe ses mains dans l’acide, on pourrait aussi tremper le visage dans l’acide ou la verge ou les coudes ou les genoux, on pourrait même prendre un bain, tu connais le dicton : si tu sais nager alors tu sais couler, mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit, car de toutes les parties du corps, de l’espace, du temps, la seule que vous allez voir disparaître s’appelle la main la main gauche et la main droite, au début vous ne sentirez rien, la notion de froid et la notion de chaud ne feront qu’une, puis tout un tas d’informations contradictoires viendra inonder ton cerveau, mais tu peux encore dire non, tu peux encore partir et retourner dans le sujet, refermer derrière toi les pans, recoudre recoudre recoudre, attendre que ça cicatrise, il paraît que le sujet cicatrise toujours, cicatrise tout seul, ça peut prendre une heure ou un an, tout dépend de ton endurance, de votre capacité, de la façon dont on s’y prend, mais le plus simple crois-moi c’est de prendre une bassine en métal et de la remplir d’acide, de n’importe quel acide, en revanche pour les mains vous ne pourrez compter que sur les vôtres, tu n'as pas le droit d’emprunter les mains d’un autre, parce que les mains qu’on trempe dans l’acide n’ont pas le droit à l’erreur, une fois trempées dans l’acide il sera impossible de revenir à l’instant d’avant, c’est à la fois magique et inquiétant, mais en fait c’est très technique, c’est une technique comme une autre, je suis sûr que tu en connais d’autres, des techniques, que vous préférez d’autres techniques, celle-ci est un peu radicale, du moins en apparence, peut-être parce que précisément elle prend les apparences et les plonge dans des conditions dont on ne maîtrise pas tous les paramètres, mais personne n’a dit que la décision de tremper les mains dans l’acide était une décision facile ou amusante, en tout cas je n’ai rien entendu de tel, ou alors la personne a parlé trop bas, et à vrai dire ce n’est même pas spectaculaire, ça ne fait pas de bruit, seules les molécules de l’air enregistrent les modifications, le niveau de l’acide dans la bassine monte quand tu mets tes mains dedans puis redescend quand tu les enlèves, c’est peut-être ça le plus important, ce n’est pas aussi impressionnant qu’une marée, mais ça se produit, c’est visible à l’œil nu, ça ne dure pas longtemps mais enfin ça dure quand même un peu, et c’est sûrement mille fois plus intéressant que la prétendue douleur qu’on associe à ce geste, voilà pourquoi il ne faut pas trop se préparer mentalement, pas la peine d’imaginer, de se représenter, de décrire à l’avance, pas la peine non plus de lancer des invitations, et ne cherchez pas à faire croire à quiconque qu’il s’agit d’un rituel, parce que ce n’est pas le cas, tremper ses mains dans l’acide n’est pas un rituel, ni même une habitude, l’acide n’est pas un dieu et la bassine n’est pas un temple, ça serait trop facile, ou trop beau, on peut bien sûr penser autrement, on peut et on pourrait et vous avez le droit, tu as le droit de penser par exemple que la bassine est un corps et que l’acide est du sang, c’est possible de le penser, mais dans ce cas il te faudra aussi trouver un sens aux mains, dire ce que sont les mains si la bassine est un corps et l’acide du sang, je pense qu’avec un peu d’imagination tu pourrais y arriver, mais l’imagination prend du temps et de l’espace et je ne pense pas qu’il nous en reste tant que ça, ce ne sont pas des denrées inépuisables, en outre les informations sont plutôt rares, voire contradictoires, mais il ne faut pas négliger le fait que, peut-être, l’acide ne conserve pas un temps infini ses propriétés corrosives, auquel cas tremper les mains dans la bassine reviendra à se laver purement et simplement les mains, moi j’appelle ça faire sa toilette, je n’appelle pas ça écrire, parce que si vous trempez vos mains dans de l’acide qui s’est changé en eau, elles ressortiront plus propres au lieu d’être débarrassées de leur chair et de leur peau, des nerfs, des veines et des tendons qui empêchent à leurs cinquante-quatre os de briller, l’effet serait moins spectaculaire, c’est certain, même si l’effet désiré crois-moi n’est pas le spectacle, il s’agit d’autre chose, il s’agit toujours d’autre chose et je vais te demander de ne pas regarder, je vais vous demander de penser très fort à une chose que vous aimeriez dissoudre dans l’acide, je vais vous demander une quantité faramineuse de choses et parmi ces choses je vous demanderai de n’en garder qu’une seule, la chose la plus fragile qui puisse tenir dans votre poing, et après ça vous vous débrouillerez, tu feras en sorte que, tu iras où tu veux, tu retourneras dans ce lieu rassurant où tout a commencé pour toi, où tu loges tes peurs et tes doutes, moi je resterai là, devant ma bassine en métal remplie d’eau, à regarder mes mains descendre vers la surface, en espérant que tu changes d’avis, que tu décides de tremper toi aussi tes mains dans cette bassine en métal remplie d’eau, ce que je ne vais pas tarder à faire, parce que si nous attendons trop, attention attention attention, l’eau peut changer d’avis, elle risque de redevenir de l’acide, c’est un risque à prendre, oui, c’est ça, c’est bien ça, c’est ça ou écrire, ça peut aussi s’écrire.
(Texte écrit pour et lu lors de la soirée la nuit remue 3 le samedi 20 juin 2009 – fichier audio ici)
J'ai eu du mal à lire le texte à cause de sa mise en page: le défilement avec l'absence de paragraphe a vraiment été assez désagréable (mais après tout, c'est peut-être l'un des effets recherché?Mais non, même dans ce cas...ça ne me convainct pas). J'aurai préféré voir tout de suite le fichier audio car j'aurai pris plus de plaisir à le découvrir sous cette forme.
RépondreSupprimerCa m'embête de dire ça sur un texte que je trouve très beau.Mais je m'y risque parce que justement je trouve qu'il mérite une meilleure mise en avant.
Voilà toute l'indélicatesse de ma subjectivité révélée,
J'espère que j'évite le bain d'acide
(ça ne me dérange pas si ce commentaire n'est pas publié, au contraire)
Ce n'est pas une bande son à associer à la lecture maîs... https://youtu.be/DOpppaeA7bw
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