Clark Coolidge
Dépositions smithsoniennes / Sujet à un film
Traduit par Guillaume Fayard
Editions Les Petits Matins / coll. Les grands soirs, dirigée par Jérôme Mauche (qui a récemment publié un livre intitulé Le placard en flammes, aux éditions Le Bleu du Ciel, sur lequel nous reviendrons bientôt)
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Imaginez un texte écrit à deux mains, la gauche et la droite, l’une réclamant la partie du cerveau qui sert à brasser/mêler/stratifier, l’autre faisant appel à ce lobe réservée à la fonction spéculaire et critique. Ce ne serait pas raisonnable, mais cela ne serait pas irrationnel. Imaginez maintenant que le texte écrit par une des deux mains aient pour objet toutes sortes d’objets, si possibles hétéroclites, au mieux hétérogènes, en tout cas passibles d’embeddement (terme anglais qu’on pourrait traduire par "enlitement" : croisement de lits, de couches, de strates). L’autre texte, écrit dans la foulée, ou plutôt la foulure du premier, a pour objet un sujet, un sujet à fun film, et ce film bée, c’est une mâchoire, celle de Jaws, oui, le film de Spielberg, le poisson-matrice de tous les futurs block-busters. Reprenons : il était une fois un écrivain américain du nom de Clark Coolidge qui travaillait sur « la narrativité potentielle du langage », ainsi que nous l’expose son traducteur et commentateur, Guillaume Fayard, dans un texte-mémoire passionnant.
Deux temps, deux mouvements, deux coups de sonde dans le mille-feuilles américain : d’une part l’exploration fasciculée d’un texte (Ecrits) de Robert Smithson, un des pères du Land art ; de l’autre le non-récit du tournage des célébrissimes Dents de la mer, tournage situé sur l’île de Martha’s Vineyard, où Coolidge passait ses vacances. Apparemment, rien à voir entre le premier bloc (accrétions de phrases signées Pound, Williams, Godard, Dali, Ballard, Kerouac, Conan Doyle, etc) et le second, où le torse burinée de Roy Scheider côtoie les faux requins et les vrais aléas filmiques. Et pourtant, ça tourne ! Grâce à la précise, subtile et pénétrante traduction de Guillaume Fayard, le texte de Coolidge se met en branle et nous conduit précisément aux portes de la narration langagière, là où les mots forcent la syntaxe à dire autre chose que la pathétique ritournelle du happening.
La première bobine, donc donc donc, fait feu de tout bois, mais en le soumettant à un même feu, lui-même nourri par l’expérience poétique soutenue et intransigeante qu’est celle de Coolidge, dont Fayard nous dévoile les grands pans et surprenantes variations dans sa postface. Dans ces pages où les coutures ont disparu, le langage travaille de lui-même, tirant profit des encastrements citationnels auquel il est soumis. « D’instables amalgames de paroles et d’images se déplacent d’eux-mêmes progressivement sur tous les gradients possibles de l’esprit » : c’est dit, et c’est fait, dans le même temps, avec un souci de cohérence d’où émane une beauté anomale, qui mime l’avancée du récit tout en ne décrivant que des objets, des situations, des connexions.
La seconde bobine raconte un isolement, une isolation, la mise en île d’un tournage globalement foireux, et ne cesse de dévoiler la vacuité de cette non-histoire qu’est un film en train de se faire in vivo : rien à voir, tout à montrer, si peu à dire. Le cadrage se dérobe, et seul le montage fait tenir les disjecta membra, mais ça c’est plus tard, pour l’instant Coolidge enquête, quête des bribes de réel détruites par l’illusion spielbergienne, n’hésitant pas convoquer d’autres cinéastes, accumulant, là aussi par strates, les notations, tel un script cherchant autre chose qu’un possible narrat : « Changement de plan, changement de langage. ‘Estuaire’, remplacé par ‘étang’. Les requins ne nous connaissent pas. Ils apparaissent. Tournent dans des plans. Foule, et bateaux autour d’eux. »
Pie voleuse et géniale, Clark Coolidge est aussi spéléologue, dans la vie et l’écriture. Jazzman, aussi, plus précisément même, de l’aveu de l’auteur, « prosodiste bop », avec pour devise au fronton de son labo cette phrase séminale de De Kooning : « It’s very tiny, content. » Le contenu, chose minuscule. Oui, bien sûr, mais c’est là un secret, par très peu partagé. On espère que Les Petits Matins nous donneront à découvrir d’autres textes de Coolidge, car sa prose protéiforme est un bain de jouvence, une expérience non refermée sur elle-même, une histoire venue d’ailleurs, de nombreux ailleurs, dans l’espoir d’ "accommoder le désordre" (Beckett).
Dépositions smithsoniennes / Sujet à un film
Traduit par Guillaume Fayard
Editions Les Petits Matins / coll. Les grands soirs, dirigée par Jérôme Mauche (qui a récemment publié un livre intitulé Le placard en flammes, aux éditions Le Bleu du Ciel, sur lequel nous reviendrons bientôt)
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Imaginez un texte écrit à deux mains, la gauche et la droite, l’une réclamant la partie du cerveau qui sert à brasser/mêler/stratifier, l’autre faisant appel à ce lobe réservée à la fonction spéculaire et critique. Ce ne serait pas raisonnable, mais cela ne serait pas irrationnel. Imaginez maintenant que le texte écrit par une des deux mains aient pour objet toutes sortes d’objets, si possibles hétéroclites, au mieux hétérogènes, en tout cas passibles d’embeddement (terme anglais qu’on pourrait traduire par "enlitement" : croisement de lits, de couches, de strates). L’autre texte, écrit dans la foulée, ou plutôt la foulure du premier, a pour objet un sujet, un sujet à fun film, et ce film bée, c’est une mâchoire, celle de Jaws, oui, le film de Spielberg, le poisson-matrice de tous les futurs block-busters. Reprenons : il était une fois un écrivain américain du nom de Clark Coolidge qui travaillait sur « la narrativité potentielle du langage », ainsi que nous l’expose son traducteur et commentateur, Guillaume Fayard, dans un texte-mémoire passionnant.
Deux temps, deux mouvements, deux coups de sonde dans le mille-feuilles américain : d’une part l’exploration fasciculée d’un texte (Ecrits) de Robert Smithson, un des pères du Land art ; de l’autre le non-récit du tournage des célébrissimes Dents de la mer, tournage situé sur l’île de Martha’s Vineyard, où Coolidge passait ses vacances. Apparemment, rien à voir entre le premier bloc (accrétions de phrases signées Pound, Williams, Godard, Dali, Ballard, Kerouac, Conan Doyle, etc) et le second, où le torse burinée de Roy Scheider côtoie les faux requins et les vrais aléas filmiques. Et pourtant, ça tourne ! Grâce à la précise, subtile et pénétrante traduction de Guillaume Fayard, le texte de Coolidge se met en branle et nous conduit précisément aux portes de la narration langagière, là où les mots forcent la syntaxe à dire autre chose que la pathétique ritournelle du happening.
La première bobine, donc donc donc, fait feu de tout bois, mais en le soumettant à un même feu, lui-même nourri par l’expérience poétique soutenue et intransigeante qu’est celle de Coolidge, dont Fayard nous dévoile les grands pans et surprenantes variations dans sa postface. Dans ces pages où les coutures ont disparu, le langage travaille de lui-même, tirant profit des encastrements citationnels auquel il est soumis. « D’instables amalgames de paroles et d’images se déplacent d’eux-mêmes progressivement sur tous les gradients possibles de l’esprit » : c’est dit, et c’est fait, dans le même temps, avec un souci de cohérence d’où émane une beauté anomale, qui mime l’avancée du récit tout en ne décrivant que des objets, des situations, des connexions.
La seconde bobine raconte un isolement, une isolation, la mise en île d’un tournage globalement foireux, et ne cesse de dévoiler la vacuité de cette non-histoire qu’est un film en train de se faire in vivo : rien à voir, tout à montrer, si peu à dire. Le cadrage se dérobe, et seul le montage fait tenir les disjecta membra, mais ça c’est plus tard, pour l’instant Coolidge enquête, quête des bribes de réel détruites par l’illusion spielbergienne, n’hésitant pas convoquer d’autres cinéastes, accumulant, là aussi par strates, les notations, tel un script cherchant autre chose qu’un possible narrat : « Changement de plan, changement de langage. ‘Estuaire’, remplacé par ‘étang’. Les requins ne nous connaissent pas. Ils apparaissent. Tournent dans des plans. Foule, et bateaux autour d’eux. »
Pie voleuse et géniale, Clark Coolidge est aussi spéléologue, dans la vie et l’écriture. Jazzman, aussi, plus précisément même, de l’aveu de l’auteur, « prosodiste bop », avec pour devise au fronton de son labo cette phrase séminale de De Kooning : « It’s very tiny, content. » Le contenu, chose minuscule. Oui, bien sûr, mais c’est là un secret, par très peu partagé. On espère que Les Petits Matins nous donneront à découvrir d’autres textes de Coolidge, car sa prose protéiforme est un bain de jouvence, une expérience non refermée sur elle-même, une histoire venue d’ailleurs, de nombreux ailleurs, dans l’espoir d’ "accommoder le désordre" (Beckett).
Je tiens à préciser ici que je n'ai pas soufflé dans le conduit auditif claroien le titre de ce post.
RépondreSupprimerCeci dit : il est excellent.
Une question : comment fais-tu pour trouver des bouquins pareils ? Le bouche à oreille ?