mardi 7 octobre 2025

GRAHAM GRENE / LE TROISIÈME HOMME / JOURNAL DE TRADUCTION (6)


Épisode 6 – UNE VALSE À DEUX NOMS 

Ce qu’il y a de remarquable, dans la façon dont se déroule l’intrigue du Troisième Homme, c’est moins le mystère entourant la « mort » de Harry Lime que le système narratif mis en place par Greene, petit chef-d’œuvre de dédoublement. En effet le récit est fait à la première personne par un certain Calloway, que Rollo Martins appelle une fois sur deux Callaghan, récit centré autour du récit que fait Rollo Martins à Calloway, un Rollo Martins qui lui-même semble avoir deux personnalités, l’une désignée par Rollo, l’autre par Martins, et qui, pour comble, signe ses livres du pseudonyme Buck Dexter, ce qui lui vaut d’être pris pour un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter. Tout le monde suit?

On a donc droit à un changement de perspective permanent, et souvent inattendu, comme si une caméra centrée sur Rollo Martins reculait, nous arrachant au récit pour nous montrer Calloway de dos écoutant Rollo débiter son récit. Deux temps se chevauchent ainsi, avec des décrochements incessants qui neutralisent ou accentuent le suspense, mettant sans cesse en doute ce que nous lisons : ce à quoi nous assistons est en réalité un récit rapporté. Et comme pour insister sur cette supercherie diégétique, Greene place au centre de ce court roman une scène emblématique : Rollo, auteur populaire d’ouvrages, doit jouer le rôle d’un auteur sérieux de littérature, au cours d’une rencontre littéraire organisée par Crabbin (qu’on ne confondra pas avec un autre personnage du nom de Harbin !), reproduisant ainsi la position de Greene qui pendant longtemps divisa son œuvre en romans d’entertainment et romans sérieux.

Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là, comme on va le voir. Le jeu des masques continue : On demande à Martins/Dexter quel auteur a eu le plus d’influence sur lui, et il répond Grey (pour Zane Grey, célèbre auteur de westerns) mais Crabbin explique au public qu’il veut parler en réalité de Gray (pour Thomas Gray, un poète anglais du XVIIIe siècle). Comme Rollo le corrige et explique qu’il parle bien de Zane et non de Thomas, Crabbin explique au public que c’est une blague de Rollo, car Zane Grey est un auteur de westerns, un « amuseur public », ce qui agace prodigieusement Rollo, qui lui adule Zane Grey. La mise en abyme devient alors vertigineuse : Rollo, à qui on demande le titre du roman sur lequel il travaille actuellement, répond ceci : Le Troisième Homme.

Quant au personnage du Dr Winkler, on notera que Rollo s’ingénie à l’appeler « Winkle » et non Winkler – en anglais, « winkle », c’est le bigorneau – rien de très flatteur, donc. Ajoutons, comme si ça ne suffisait pas, qu’il est fait mention au chapitre d’un « Mr Schmidt » (un assistant de Crabbin) alors que la petite amie de Lime s’appelle Anna Schmidt… Bref, c’est un véritable carnaval, une danse des masques, un jeu de chaises musicales – un roman-valse à trois temps.

lundi 6 octobre 2025

Julien d'Abrigeon: Des milliers de chutes dans l'air


On suit depuis longtemps le travail de Julien d'Abrigeon, de loin en loin pourrait-on dire, intrigué par sa façon de travailler les formes, séduit par son écriture à la fois fluide et retorse (les deux ne sont pas incompatibles, heureusement). Mais rien ne nous préparait à Qui tombe des étoiles, ce furieux kaléidoscope narratif qui explore moins la figure de la chute que les paramètres (tenaces abscisses et fascinantes ordonnées) conditionnant sa possibilité. Car qui dit chute, dit élan, élancement, trajectoire, volonté d'envol – mais aussi désir d'espace, rêve d'émancipation, folie des hauteurs, peur du terre-à-terre. Encore fallait-il parvenir à organiser, ou plutôt orchestrer toute une galaxie de récits-destins, faire de cette foule de champions du grand plongeon une matière à la fois suffisamment dense et volatile pour qu'un livre susceptible d'accueillir tous ces improbables Icare échappe au piège de la recension pour devenir une formidable machine. 

Rares sont les écrivains capables d'assimiler des fourmilières de faits sans que ces derniers rongent et sapent les bases de leur entreprise. D'Abrigeon en fait de toute évidence partie, tant sa maîtrise de l'immense documentation qu'il a accumulée lui permet non d'en faire étalage mais constellation. Sa méthode: commencer toujours au milieu des choses, reprendre sans cesse le fil là où il semble prêt à rompre, se livrer à un patient travail de tisserand, lui permettant d'entrelacer sans les emmêler divers fils narratifs dont il faudrait ici décliner les inquiétantes et passionnantes vibrations: la vie amoureuse de Nicolas de Staël, le rêve d'espace de Christa McAuliffe, l'envolée fatale d'Ewa Wisnierska, la langue universelle de Barès, le saut mis en scène d'Yves Klein, les voltes aériennes d'Adolphe Pégoud, des Russes qui tombent de haut, comme poussés par la main invisible du pouvoir, le vieux Charles Kane dévalant la neige de l'enfance, les délires financiers d'Elizabeth Holmes, les dévissements d'Edlinger…

Vladimir Velickovic (1935-2019), Trois états du saut, 1975

Des hommes qui tombent, des femmes qui montent, des centaines de façon d'appréhender le vide, de tutoyer les étoiles, de se croire invincible, de vouloir inverser les diktats des boussoles, de frôler la mort autant que la vie, de s'échapper, de s'affirmer, d'exploser en vol. La vaste tribu des trébuchés de la vie, jamais figée, suivie dans ses voltes et ses écarts. Qui tombe des étoiles aurait pu être un fastidieux catalogue d'impressionnantes gamelles – il n'en est rien: D'Abrigeon est parti à la conquête d'un espace narratif encore inexploré et a su non pas tresser artificiellement mais mettre en résonance organique les nombreux fatum de ses protagonistes: toute l'intelligence de son livre est de ne jamais rabattre les trajectoires ici déployées en démonstrations de chute. Ici, l'implacable loi de la gravité devient un moteur diégétique aussi implacable que surprenant, permettant à l'écriture à la fois rigoureuse et décomplexée de l'auteur de tout brasser, analyser, déplier, laisser en suspens, décliner. 

Un livre qui ne cesse de recommencer, à chaque page, comme si sa nécessité exigeait et conditionnait sa perpétuelle renaissance, tout entier dédié aux mouvements paraboliques de ses récits, afin que la mosaïque ici sublimée accède, à force de rêves et de catastrophes, à un statut quasiment symphonique (d'obédience dodécaphonique, tant qu'à faire). Et se change, subtilement, en fresque fabuleuse. 

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Julien d'Abrigeon, Qui tombe des étoiles, Le Quartanier, 20€

dimanche 5 octobre 2025

Graham Greene, Le Troisième Homme / Episode 4


• EPISODE 4 – UNE GRANDE ROUE, UNE SEULE, VRAIMENT ?

La présence d’une Grande Roue dans le roman de Graham Greene ne peut que nous interpeller. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement parce qu’une autre Grande Roue possède elle aussi ses lettres de noblesse: elle figure (et joue un rôle capital) dans "Au-dessous du Volcan" de Malcolm Lowry. Il revient d’ailleurs à Patrick Deville d’avoir relevé cet effet miroir dans son roman "Viva", roman dans lequel il relate un voyage de Greene au Mexique en 1937. Trois ans séparent la parution d’"Au-dessous du Volcan" du "Troisième Homme". Le voyage de Lowry à Cuarnavaca remonte à novembre 1936, et celui de Greene au Mexique à 1937. Les ponts entre Lowry et Greene seraient évidemment intéressants à souligner (Mexique, alcool, culpabilité – ici parallèle entre le consul de Lowry et le Jésuite renégat, le « whiskey priest » de "La Puissance et la Gloire"…).

Mais revenons à notre roue. Elle trône au centre du Prater et semble, dans cette ville dévastée par les bombardements qu’est Vienne au sortir de la guerre, la seule éminence d’où contempler le désastre humain. Et pourtant, elle tourne ! Et c’est parce qu’elle tourne, comme la planète, qu’elle est le seul endroit où la vérité peut être dite. C’est dans une nacelle suspendue au-dessus du vide que Lime peut enfin montrer son vrai visage et comparer ses semblables à des fourmis qu’il serait si facile d’exterminer depuis ces hauteurs. Comme si Lime était un dieu de colère ? A moins de voir dans sa position celle des pilotes qui bombardèrent sans état d’âme des villes entières grouillantes de civils. (Il est à noter qu’il existe une nouvelle de Ray Bradbury, intitulé « The Black Ferris », publié dans la revue Weird Tales en 1948. Une roue qui effectue vingt-cinq rotations et dont les passagers redescendent changés, quand ils en redescendent…)

Celle dont parle Greene est à peine moins dangereuse. Elle faisait à l’origine 65 mètres de haut et comportait trente nacelles et était devenu, après la démolition de la Grande Roue de Paris (96 mètres de haut, la plus grande du monde. Mais elle brûla en 1944, et celle que décrit Greene est la roue reconstruite l’année d’après, dotée de quinze nacelles. Mais surtout, elle sert de contrepoint symbolique aux égouts où mourra Lime. S’élevant au-dessus de l’humanité, Lime se sent tout-puissant ; réfugié sous terre, il ne peut que patauger dans une eau charriant des débris. La roue a tourné pour lui, et il se voit contraint de quitter l’empyrée pour errer aux enfers. Un Dédale méprisant devenu un Eurydice traqué…

samedi 4 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (3)


EPISODE 3 – C’EST UN PEU KURTZ ! – 

 La présence dans "Le Troisième Homme" d’un personnage dénommé Kurtz est révélatrice. Son nom est bien sûr emprunté au roman "Au cœur des ténèbres", écrit par Conrad sous l’influence de Robert Louis Stevenson. Mais reprenons le fil. Greene a dit que si les deux romans qu’il a publiés après "The Man Within" avaient été des échecs commerciaux, c’était dû en partie à la « trop grande et trop désastreuse influence » qu’exerçait alors sur lui l’œuvre de Conrad, à tel point que Greene fit le vœu de ne jamais relire un seul roman de Conrad, vœu qu’il tint pendant un quart de siècle. Cette influence se fera pourtant ressentir avec l’ombre prégnante de "L’agent secret" de Conrad sur le "It’s a battlefield" de Greene.

Il se trouve également qu’une des grandes influences de Conrad était l’œuvre (et la vie, sans doute) de Robert Louis Stevenson, lequel se trouve être un lointain parent de… Graham Greene, puisque la mère de ce dernier, Marion, était cousine issue de germains de RL Stevenson, un auteur que Greene adulait également. Se dégage ainsi une troublante parenté/lignée allant de Stevenson à Greene en passant par Conrad.

Et Kurtz dans tout ça ? Chez Conrad, c’est un personnage inquiétant, qui passe de simple pion impérialiste à tyran sanguinaire, avec pour dernier souhait celui d’« exterminer toutes les brutes ». A son sujet, le Marlowe de Conrad se pose cette question : « Tout lui appartenait, mais l’important, c’était de savoir à quoi il appartenait lui, et combien de puissances ténébreuses pouvaient revendiquer leurs droits sur lui. » On pourrait presque se poser la même question au sujet de Greene, non ?

vendredi 3 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (2)

 


• EPISODE 2 – VOIR DOUBLE, DIRE TRIPLE.

Dans Le Troisième Homme – comme très souvent chez Greene – le dédoublement est une première nature. Le récit en soit est double : Il est raconté à la première personne par Calloway, mais celui-ci ne fait globalement que rapporter le récit que lui fait Rollo Martins. Quant à ce dernier, il se dédouble, comme s’il était composé de deux personnalités différentes, d’un côté Martins, un homme pondéré, de l’autre Rollo, un coureur irascible. Mais en plus d’être double, Rollo Martins, à la faveur d’un malentendu, se fait passer pour un autre, un écrivain du nom de Benjamin Dexter (Rollo écrit quant à lui des westerns qu’il signe du nom de Buck Dexter).

Le cas de Harry Lime relève lui aussi d’un troublant jumelage : il y a Lime mort et Lime vivant ; Lime l’ami et Lime le trafiquant. La ville elle-même est deux fois double, puisque divisée en quatre zones. Les versions de l’accident dont aurait été victime Lime sont, bien sûr, contradictoires – comme le dit le colonel Cooler à un moment : dès qu’il y a accident, personne ne parvient à jointoyer l’avant de l’après, et chacun voit une scène différente. Mais comme si cette troublante binarité, qui infuse chaque chapitre, ne suffisait pas, Graham Greene, en algébriste-équilibriste, s’ingénie à reporter notre attention sur une triade, un trio. Y avait-il deux ou trois hommes lors de la mort de Lime ?

On se rappelle que le premier roman publié par Greene s’appelait The Man Within – traduit une première fois sous le titre L’homme et lui-même, puis, par mes soins, sous le titre Deux hommes en un. On sait aussi que Greene a écrit une novella intitulée Le Dixième Homme, que j’ai également traduite et qui figure à la suite de notre édition du Troisième Homme. Ce perpétuel flottement dans le décompte des hommes en dit long sur la réflexion menée astucieusement par Greene sur la notion de « duplicité ».

Dès la petite enfance, Greene a vécu dans un monde double (cf. mes précédents posts), s’étant longtemps vécu lui-même comme un « agent double » – mais qui dit agent double, dit un agent au service de deux « causes » en alternance, autrement dit trahissant deux autorités, et par conséquent se trahissant lui-même en apparence – car intérieurement, nulle trahison : intérieurement c’est un jeu, un jeu qui se moque des fidélités, de la partition bon/méchant, de l’hypocrisie morale. Le but ultime est peut-être d’échapper autant à soi-même qu’aux autres. Au prix d’un équilibre forcément instable. Le masque, ici en l’occurrence, sert à cacher un autre masque, autrement dit à dissimuler le fait qu’on avance masqué. Il y a Graham et il y a Greene, comme il y a Rollo et Martins, et non juste Rollo Martins, Graham Greene. (Quant à Harry Lime, il porte un nom bien étrange, puisqu’en anglais lime désigne le citron vert – et que vert, en anglais, se dit green.)

On peut également se pencher sur le titre du roman : Le Troisième homme, et y voir au moins deux références, l’une à l’évangile selon saint Luc, où Jésus ressuscité marche aux côtés de deux de ses disciples (rappelons que dans les égouts Lime/Welles nous est montrés à un moment les bras en croix), l’autre à ce passage de La Terre Vaine de TS Eliot où figurent ces vers :

Qui est ce troisième qui marche à tes côtés ? / Quand je compte, il n’y a que toi et moi ensemble / Mais si je regarde au loin la route blanche / Il y a toujours un autre qui marche à tes côtés.

jeudi 2 octobre 2025

Le Troisième Homme, de Graham Greene : Journal d'un traducteur (1)

Re: Graham Greene : LE TROISIÈME HOMME


A l'occasion de la parution de ma nouvelle traduction du Troisième Homme de Graham Greene aux éditions Flammarion, je poste ici, une fois de plus, un "journal du traducteur".

ÉPISODE 1 – LA TROISIÈME HYPOTHÈSE.

Un certain mystère entoure l’écriture du Troisième homme. Plusieurs versions se croisent, sans qu’on ait l’impression qu’elles coexistent dans le même espace. D’une part, il y a la version proposée par Greene lui-même, changeante par ailleurs selon les destinataires. Essayons d’y voir plus clair dans la genèse du Troisième Homme. Que nous dit Greene ? Qu’à la demande du producteur Alexander Korda, il a préféré écrire un court récit susceptible de donner lieu à un scénario, plutôt que d’écrire un scénario directement, ce dont il se sentait incapable. Et d’ajouter que ledit récit n’avait jamais été écrit en vue d’une publication. Le film est tourné en 1948 (les premiers plans sont tournés en octobre), le montage est effectués l’année d’après, la première projection ayant lieu le 1er septembre à Londres. La copie américaine, projetée le 2 février 1950, diffère légèrement de l’anglaise. Selznic a fait couper 11 minutes sur les 104 que dure le film : il a supprimé les séquences où Holly (Rollo dans le roman) est ivre ou maladroit, et la voix off qui début le film n’est plus celle d’un tenant du marché noir (la voix de Carol Reed, par ailleurs) mais celle de Holly. Selznic voulait même qu’on change le titre et que le film s’intitule Une nuit à Vienne.

On sait aujourd’hui qu’il y eut plusieurs étapes : Tout d’abord, en février 1947, Greene note au dos d’une enveloppe une seule phrase (ce qu’il raconte d’ailleurs dans ses mémoires). Puis il part à Vienne un an plus tard, où il collecte des informations. Après un rapide passage par Prague, il se rend en Italie à bord du yacht de Korda et s’installe dans une villa qu’on lui « offre ». Là, entre le 2 mars et le 24 avril, il écrit le court roman qu’est le Troisième Homme. Viendra ensuite l’écriture du script, avec Carol Reed – on sait moins en revanche qu’une certaine Mrs Mabbie Poole (on dirait un nom de personnage d’Agatha Christie) figure sur le contrat, et qu’elle fut payée 300£ pour son « travail sur l’écriture des dialogues et du scénario» – mais il faut préciser que cet apport ne concerne que la version américaine du scripte, qui diffère légèrement de l’anglaise. Greene n’a cessé de répéter que Le Troisième Homme (le texte) « n’a jamais pas été conçu pour être lu mais pour être vu ».

Or il se trouve qu’en janvier 1948, Greene écrivit à son agente américaine, Mary Pritchett, pour lui dire qu’il avait en tête un roman de trente ou quarante mille mots. Il lui demandait quelle serait sa longueur idéale en vue d’une publication en épisodes. Et il lui disait également qu’il en tirerait éventuellement un scénario qui un réalisateur approuvait le texte. Le roman passa alors par quatre versions successives avant d’aboutir à un scénario satisfaisant. Le Troisième Homme, en dépit donc de ce qu’en a dit Greene, était tout à fait conçu pour « être lu » avant que « d’être vu ».

mardi 9 septembre 2025

Vienne 1936: Burroughs chez les nazis

 


On connaît assez bien la vie de l'écrivain américain William S. Burroughs, grâce entre autres aux biographies de Ted Morgan et Barry Miles, mais le fait est qu'on ne s'était jamais penché attentivement sur son séjour à Vienne en 1936-1937. C'est chose faite désormais grâce à Thomas Antonic, dont les éditions Grèges publient un texte plus qu'instructif intitulé Burroughs chez les Nazis. 

Les liens entre Burroughs et l'Europe débutent tôt, puisqu'en 1927, alors âgé de 13 ans, il se rend à Cannes et sur la Côte d'Azur avec sa famille. En 1933, il séjourne à Paris et à Londres, puis se rend en Algérie (alors département français) sur les traces de L'Immoraliste de Gide. Puis, en 1936, nouveau séjour à Paris avant d'arriver à Vienne – on est deux ans après la Nuit des Longs Couteaux. Vienne n'est pas Tanger: les homosexuels y sont persécutés, ce qui n'empêche pas une certaine classe sociale de vivre des amours "illicites", par exemple à l'hôtel König vin Ungarn, où est descendu Burroughs.

Mais qu'allait faire le futur auteur du Festin Nu à Vienne? Tout simplement des études de médecine, études que lui permettait de suivre son diplôme de fin d'études secondaires, alors qu'aux Etats-Unis il aurait dû passer des cours préparatoires (biologie, chimie, maths). C'est dans cette ville que Burroughs assiste à la montée en puissance du nazisme, entouré de professeurs pronazis et antisémites, au nombre desquels un certain Eduard Pernkopf, chantre de l'hygiène raciale et anatomiste n'hésitant pas à travailler sur des cadavres de victimes du nazisme.

À partir de nombreux documents, Thomas Antonic traque intelligemment dans l'œuvre de Burroughs des échos circonstanciés de ce séjour à Vienne, certes bref mais l'ayant mis concrètement au contact de l'idéologie nazie. Et le fait est que dans son œuvre, on n'est pas en manque de médecins peu recommandables, comme l'illustre Dr Benway, qui apparaît dans plusieurs de ses livres. Antonic évoque également la figure passionnante de Ilse Herzfeld (épouse Klapper), que Burroughs épouse le 2 août 1937, un mariage ayant essentiellement pour but d'aider Ilse à renouveler son visa et fuir l'Europe au bord du gouffre (elle souhaitait émigrer aux Etats-Unis, et finit par se rendre à New York au début de l'année 1939).

Antonic, en fin lecteur de Burroughs, nous permet ainsi de voir dans quelle mesure le séjour viennois de l'auteur a alimenté sa peinture d'un monde tordu où le spectre nazi sait prendre diverses formes.

À noter que l'essai de Thomas Antonic est suivi d'un autre essai, signé David Frank Allen, intitulé Malaise dans la syphilisation et portant sur la destruction de la subjectivité dans l'œuvre de Burroughs.

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Thomas Antonic, Burroughs chez les nazis, éditions Grèges


vendredi 5 septembre 2025

Notre désir de publication est impossible à rassasier


 Comme chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, des livres paraissent, puis, marché oblige, disparaissent (plus ou moins). Les éditeurs et les auteurs font donc ce qu'ils peuvent, avec les moyens du bord, pour tenter de pérenniser cet événement forcément éphémère qu'est la parution d'un livre, livre qui se retrouve vite perdu dans un océan de publications.

On a beau en parler, en tweeté, en tiktoké, en instagrammé, rien n'y fait, ledit livre reste une goutte dans l'averse d'encre qui régulièrement s'abat sur un peuple de lecteurs et de lectrices de plus en plus flou. Bien sûr, hormis la dizaine de stratégies susceptibles d'empêcher ledit livre de se dissoudre dans l'abondance éditoriale, il est toujours possible de s'en remettre aux libraires, aux lecteurs et lectrices, aux amis, à la rumeur, au tarot de Marseille, dans l'espoir qu'il surnagera. 

Mais qu'attend-on d'un livre? L'éditeur, lui, le sait: il attend que le livre se vende raisonnablement, et ce afin d'essuyer les coûts inhérents à sa publication, mais aussi afin de démontrer que ses choix éditoriaux sont judicieux; enfin, parce qu'il ne veut pas que son auteur.e soit déçu.e et pense avoir fait une erreur en lui faisant confiance.

Mais l'auteur.e, qu'attend-il/elle de cette publication? C'est là que le mystère s'épaissit. Certains s'en foutent (je les adore). D'autres croient dur comme fer qu'ils vont devenir des stars du jour au lendemain. D'autres comptent sur une petite rentrée d'argent pour tenir bon. On devrait établir une typologie des attentes liées à la publication d'un livre. Tant il est vrai que perdure une sorte de mythe en lien avec ce procédé par ailleurs très concret qui consiste à imprimer un texte sur du papier, à coller ce papier sur du carton, à le distribuer dans des points de vente, puis à le laisser dormir dans des entrepôts ou le pilonner régulièrement.

Une phrase revient souvent chez les auteur.es: "Je veux juste (ou j'espère) qu'il se passe quelque chose autour de mon livre". Ce désir, louable, se décline différemment selon les individus: des rencontres en librairie, des lectures publiques, des invitations à des festivals, des articles dans la presse, des passages à la radio. Car c'est là l'entière gamme des propositions sur lesquelles ils peuvent compter. Inutile, je suppose, de leur préciser que des articles ne font pas forcément vendre, qu'une rencontre en librairie peut être un grand moment de solitude, qu'ils vont rester des heures sans rien signer dans ce super festival qui les a invités, et que l'émission de radio où ils ont été invités n'aura pas lieu en raison d'une grève. On n'est pas là pour leur casser le moral, mais pas là non plus pour leur promettre la lune.

Bref, on est en droit de se demander ce qu'un,e auteur.e attend vraiment de la publication d'un livre. Argent, gloire, rencontres, voyages, respect, espoir d'être de nouveau publié, agitation, quelques verres de champagne gratis dans un cocktail, des échanges avec son lectortat, des heures de train à l'autre bout du pays pour causer quinze minutes d'un sujet n'ayant rien à voir avec son livre ? Rien n'est pire, en effet, qu'une vaste indifférence silencieuse. Et il arrive qu'un livre se heurte à un mur: zéro articles, même sur un obscur blog. Zéro invitation en librairie. Niet de festival. Comme si il ou elle avait écrit dans le désert et n'avait d'autre choix que d'y retourner.

Pourtant, derrière l'acte d'écrire (ou devant, face à lui) il y a la nécessité. Ecrire parce que bon-qu'à-ça. Que vouloir de plus? Etre lu? Certes, bien sûr, mais à partir de quel nombre de lecteurs/lectrices l'auteur.e sera-t-il/elle satisfait.e? Cent? Mille? Trois mille? Cent mille? Vingt millions? Douze et demi? Deux (papa et maman)? Les rêves qui agitent les écrivain.es devenu.es auteur.es sont gris et flous et variables et changeants. Mais peut-être qu'à force de noircir du papier et de voir ce papier s'attarder en librairie on finit par réviser ses attentes (à la baisse?) et faire la distinction entre deux identités, celle qui écrit et celle qui publie. Car publier un livre oblige, au sens presque moral, celui ou celle qui écrit à se poser une question cruciale: qui suis-je quand j'accompagne mon livre? Ecrivain.e ou auteur.e ? Quelle est cette nuance? Comment la vivre? Qu'en attendre? Ai-je vraiment envie de consacrer du temps à jouer les VRP de mon œuvre?  Est-ce, écrire, un métier (la réponse est non; vous n'avez qu'à contacter, si vous y arrivez, l'entité URSSAF qui vit dans la dystopique contrée du Limousin).

J'aimerais pouvoir donner des conseils. En prodiguer comme on rassure les passagers d'un beau navire répondant hélas au nom de Titanic. Mais en vérité je suis, comme les auteur.es que je publie (et comme celui qu'il m'arrive d'être), démuni devant cet incident mineur, qui devrait être un feu d'artifice mais n'est souvent qu'un pet d'allumette humide, qu'est la publication d'un livre sur cinq cents autres en même temps et si tu n'es pas dans les quinze qu'a choisis la presse lors d'une médiumnique concertation, pleure tes larmes.

La durée de vie d'un livre a été tellement raccourcie par le marché qu'il serait hypocrite de promettre monts et merveilles, pognon et passage à La Grande Librairie, invitation à Nancy ou Grargouilles-les-Moselles. Il n'existe en ce domaine qu'une seule loi: si un livre peut changer la vie d'un lecteur, d'une lectrice, alors il est justifié. Un, une, ce n'est rien, mais c'est tout. Car rappelez-vous ce livre que vous avez lu et qui est en vous comme un pivot, une boussole, une bombe, un clou, un amour, une catastrophe, un retournement, un seuil, un virage, une décision. C'était quoi? Les Chants de Maldoror? Tombeau pour cinq cent mille soldats? Les Géorgiques? Et si c'était Détruire tout ? Ici je tente le tout pour le tout. Et si c'était Détruire tout, de Bernard Bourrit, paru aux éditions Inculte, que je dirige? Voyez comme nous sommes: nous ne reculons devant rien pour "pousser" les livres que nous publions sur l'immense échiquier de — mais assez. Vous m'avez compris. Et sachez que je n'hésiterai pas à vous recycler ce post en changeant juste le titre et le nom de l'auteur.e à chaque livre que je publierai. Et dans quelques semaines je vous bassinerai sans complexe avec l'immense Bruits d'Anne Savelli que je publierai en janvier. On est comme ça, on ne lâche rien.

Mais "libre" à vous de lire juste les quinze livres sur lesquels la presse littéraire s'est mise d'accord. Mais si votre curiosité vous conduit au seuil de Détruire tout, de Bernard Bourrit, eh bien, je pourrais mourir tranquille (mourir, dans le jargon de l'édition, veut dire vivre).

jeudi 4 septembre 2025

Bit after bit: pas évident


Comment être féministe quand on est un homme? C'est une question que nous sommes en droit, nous les hommes, de nous pose. Pas seulement pour nous mettre à adopter une attitude différente, plus raisonnée, plus responsable, moins torve (ça devrait aller de soi…), pas seulement pour juste découvrir les limites d'une décence que nous sommes les seuls à avoir défini les mouvantes (selon nous) frontières. Non, je crois que pour être "féministe", afin de découvrir ce que ça veut dire, il faut faire un chemin inverse à ce qu'on est aujourd'hui. Il faut que nous, les hommes, revenions sur notre vie depuis… le berceau? Nous devons passer en revue nos actes, nos pensées, nos désirs, nos insistances, nos objectifs, nos sous-entendus, nos blagues, nos fantasmes, nos rêves, nos frustrations, nos colères, nos réticences, nos remarques, nos insultes, nos gestes, nos mains, nos idées, nos prétextes, nos justifications, nos remords, et ceux-ci, celles-ci, ces moments ces ruptures, nous devons les estimer, les ausculter, les soupeser – avec, selon qui le fera, honte, doute, culpabilité, fierté, déni, que sais-je.

Le but n'est pas de s'ériger en coupable pour mieux, après analyse généalogique et sociologique, se décréter victime, mais de s'interroger, pas à pas, nous autres hommes, sur les attitudes et les gestes que nous avons adoptés et nous sommes permis au cours de notre jeunesse (notre enfance?) et de notre adolescence (et bien entendu de notre âge adulte). Cela veut dire faire non seulement faire appel à la mémoire (qui a été conditionnée par des années de doctrine masculiniste) mais à l'analyse (qui l'a été tout autant). Autrement dit: Nous devons revoir notre passé autrement que tel qu'il a été vécu. Une telle relecture est difficile: comment revisiter nos actes et nos pensées à l'aune d'une nouvelle ère qui nous semble plus respirable (ou pas, puisque tous les hommes n'apprécient guère ce changement d'ambiance qui gênent leur emprise sur un sexe longtemps estimé "faible"?).

Ce que nous devons apprendre à dire: Nous avons été lourds, insistants, nous avons forcé une fille, nous avons ri de de situations où nous étions les rois présumés et nos victimes des proies faciles. Ce n'est pas une question juridique: personne ne nous assignera en justice (comme est belle notre impunité! réfléchissons-y). Non, ce qu'on attend de nous, ce que les femmes attendent (entre autre ), ce n'est pas juste des égalités de traitement (elles ne sont pas naïves), mais ça: ça:: que nous relisions nos vies à l'aune de nos privilèges, que nous comprenions d'où vient notre pouvoir, et comment, allusions après remarques, gestes déplacés après offenses imposées, nous l'avons laissé, ce pouvoir, vivre sa petite vie tranquille. 

Revoir sa vie à cette aune, repenser ses pensées, et se demander à quel point nos viriles façons de vivre et de penser perdurent en nous: voilà ce que nous les hommes nous devons envisager de faire (pas seulment la vaisselle).  On peut bien sûr invoquer l'époque, mais sans oublier qu'elle fût créée par nos maîtres et par nous approuvée. Nous avons tranquillement ratifié des hiérarchies en pensant répartition des tâches. 

Être féministe pour un homme ne saurait se limiter à adopter des points de vue "féministes". Il faut savoir faire son propre "procès", qui n'est somme toute que la réécriture lucide d'un récit longtemps vicié. C'est un travail de chaque instant, dans la mémoire et dans le présent. Car si nous n'avons jamais tué de femme, nous n'avons jamais non plus pensé ou agi pour qu'aucune femme ne meure, et nos stratégies masculin(ist)es (nous) ont assez prouvé combien nous étions habiles à ne pas trop nous formaliser quand l'un d'entre nous estimait que son attitude était "justifiée". Qu'elle l'avait mérité.

Certes, reconsidérer sa vie de mâle ainsi est pénible, complexe, comme toute relecture. Devenir le juge de soi n'est pas une affaire facile – mais nous sommes peu à finir devant un tribunal, pas de panique. Le viol étant la pierre de touche de toute société, n'est-il pas vital de se poser certaines questions. Se réinventer est (enfin) possible grâce à la parole des femmes. Non s'absoudre en larmoyant, ni se défausser tranquillement. Juste se regarder en face, de biais, de travers même si ce n'est pas joli-joli. Bien sûr, les avantages liés au fait d'être un homme sont suffisamment considérables pour que nous, les hommes, nous hésitions à les mettre en péril. Sauf si nous prenons en considération l'autre moitié de l'humanité (qui nous a enfantés pendant que nous fumions une cigarette sur le parking de la maternité). Mais que nous donnera-t-on en échange? demandons-nous.Qu'avons-nous à y gagner? Si vous vous posez cette quesion, sachez que c'est foutu d'avance. 

L'homme ne naîtra pas féministe, il le deviendra (mais qu'il arrête d'abord de faire semblant de savoir ce qu'est un delco et un clito et un accouchement et un non quand ça veut dire non).

Les trois moustiquaires de la pensée sont de retour

 


Le cauchemar continue. Voilà que trois penseurs de l'extrême – dois-je préciser dans quelle direction penche de leur gré ou à leur flexible insu, leur extrême? – vont se poser cette question cruciale: la mort du livre est-elle inévitable? Ah, comme on aimerait que la question soit plus simplement, plus nettement : la mort de vos livres à vous trois est-elle inévitable? Mais c'est peu probable, car ils se vendent plutôt bien, ces trois gaillards (enfin, Patrice Jean, moyen-moyen).

Et pour cause, l'un (AF) a pignon sur ondes et l'autre (EN) suffisamment sévi en terre cathodique pour qu'ensemble, grâce à eux, une levée de fiers boucliers ne cesse de s'ériger contre leur grand ennemi: la pensée woke (bouh!). C'est leur grand dada à ces dadais du déni, et ils en sont les thuriféraires assermentés (voire académisés), toujours prêts à mener d'inlassables croisades contre (le choix est vaste…) les ravages du langage-jeune, la disparition du respect envers eux, la tyrannie du consentement, la grande menace des transitions sexuelles, les incendies de forêts, etc. Finkielkraut persuadé que l'argot des banlieues va retarder l'aboutissement du dictionnaire de l'académie; Naulleau convaincu que les trans essaient de voler la vedette aux prolos.S'ils avaient inventé le code de la route, on comprendrait mieux la priorité à droite. 

S'érigeant modestement et sous de frelatées rhétoriques en arbitres d'un monde qu'il savent de source sûr menacé par tout ce qui n'est pas eux et leur idéologie moisie, ils ne cessent de s'étonner que le monde ait changé depuis qu'ils vendent moins; un monde qui les sait vieux de pensée et crétins de raisonnements; or donc les voilà prêts (plutôt que frais) et disponibles (plutôt que dispos) à caracoler sur ce noble cheval de bataille qu'est le Livre, dont ils s'espèrent être encore les indispensables représentants placiers. Oui, ils écrivent et ils publient, depuis des lustres, accumulant pensums sur pensums, diatribes sur diatribes, fustigeant comme si fustiger était un sport de salle et qu'eux seuls savaient soulever la fonte du ressentiment.

Mais on aura beau écouter leurs arguments (tantôt placides, tantôt échauffés, ils sont roublards), s'étonner de leurs argumentations prétendument logiques (ils citent, ils déduisent), et prétendument argumentés (ils citent, ils déduisent), on aura beau écouter les indignations si sincères de Finkielkraut qu'on se demande si chez lui l'indignation n'est pas en fait une sorte de réflexe moteur dès qu'il rencontre une pensée ne lui donnant pas du "monsieur"; on aura beau s'étonner du faux calme de Naulleau qui ne cesse de nous prendre à parti comme s'il était évident que nous partagions ses évidentes crispations dès qu'une fille a une bite, il n'en reste pas moins qu'en bruit de fond, on n'entend qu'une chose, comme des cris de basse-cour venus d'un enfer du syllogisme  leur haine sourde. Leur dépit rageur. Attention: ce ne sont pas de vieux mâles blancs réacs. Oh non. Juste des réacs blancs mâles vieux. Et tout leur travail, au final, semble se résumer à cela: dissimuler leur aigreur sous un compost mental dont ils espèrent que les effluves dissimuleront la rancitude de leur non-pensée.

Il ne manque en vrai à ces mousquetaires que la bêtise idéologique d'un Houellebecq, l'infamie baroque d'un Richard Millet, la connerie défunte d'un Renaud Camus, les rêveries hussardes d'un Tesson et la philo-déliquescence d'un Onfray  pour qu'ainsi épaulés ils puissent brandir sans complexe l'étendard d'un Occident meurtri mais sachant-bien-parler-français, s'offusquant de l'ingratitude de ses sujets et inviter leurs pauvres "followers" (ô comme ils aimeraient qu'ils soient plutôt des disciples!) à prolonger leur sainte croisade jusque dans les urnes. 

Alors laissons-les discuter du livre et de son avenir. Et espérons pour eux que le ridicule continuera de se vendre.


mercredi 3 septembre 2025

Ça jase, ça jazze, c'est Lalonde !


Les livres de Catherine Lalonde se mettent en bouche et y formulent d'étonnantes et nécessaires explosions, on les boit et les mâche non pour en ingérer la seule saveur mais parce qu'ils inventent un rapport carné et foutrement scandé au dire-le-corps.

Prenez Trous, son dernier ouvrage paru aux éditions Le Quartanier. Tout y tourne autour et s'en retourne au trou – bien sûr, le "trou" est un motif récurrent en poésie, du moins depuis Artaud, dès lors qu'on procède à des équivalences trou/bouche, trou/con, trou/gorge, et donc trou-parole et trou-naissance et trou-chant, mais chez Lalonde le motif-trou donne lieu et matière à plus que des variations, même si elle décline le trou en ses modalités corporelles, la bouche les yeux les oreilles etc. Il ne s'agit pas ici d'un quelconque blason du trou, mais d'une cavalcade au sein de la langue chargée de trous.

On trouvera dans Trous de nombreux échos d'autres voix, voix trouées ou voix traversées, on y entendra des bribes de contes, des esquilles de chansons, des mots de Wittig ou de Carroll, des traînées de Jabberwocky, des bouts de Perec et Villon, mais surtout on se laissera emparer par une voix qui alterne plongées dans le sombre du langage et fuites éperdues dans ses infinies possibles. Lalonde fait parler son poème comme un corps sommé de gesticuler ses secrets, elle sature le motif-trou pour lui faire rendre gorge, mais sans jamais lui instruire de se taire, bien au contraire, sans cesse le trou bée et clapote, se contracte, se dilate, et en glorieux orifice laisse passer toutes sortes de tempêtes vocales. Les mots se chamboulent, d'une comptine l'autre, des syllabes liminales s'absentent mais le mot résiste, têtu comme un volatile au cou coupé qui n'en finit pas de tressauter dans la basse-cour du corps langagier. Ça pulse, ça bégaie, ça tord et ça shuinte – on lit comme en fièvre, mais une fièvre tenue, à la température profondément cadencée.

Le trou n'est pas que vide, loin de là, il sait être stigmate, portail, baiser profond, entente bruissante, par lui on advient au monde, on se vide, par lui on entre en harmonie avec la discorde des sens – et dans le trou qu'on mette le doigt si l'on doute d'en avoir fait le tour. Trou noir du cosmos, trou rouge du désir, trou trouble des eaux-souvenirs. Tourbillon/trublion. La-la-londe !

Lisez, non, écoutez, non, psalmodiez:

"Déjà /depuis / c'est théâtre / depuis les débuts / trous de mère de marde et d'hyper trous / c'est du théâtre du mentir vrai depuis des lustres / l'invitation d'une varie étoile filer la ligne de feu / où suis-je qu'ai-je fait que dois-je faire encore ? / des joutes d'infra-corps et de chevaux morts / de faux ordres quels chagrin me dévorent / les désirs en cette ocre langue / des lumières pour agiter l'ici / ensemble on y vit / fortes d'ivre / de feux de moelle / de mots flambés nés des marges / des fusées des vits des verges et des masques / ces étoiles à pourrir des plosions implosions et que pulsent / nos mordées car tant que tu entres en tous ces blancs j't'ouïs / oui! ce crânage gueule à gueule ces égales bouchées / des hurlements de louves la nécessité de l'imprévu […]"

Trous se lit et se relit, en milles apnées revigorantes. Perforé, performant, poème du trou mais pas du manque, car débordant, dévorant, le texte croît, enfle et spire comme une nuit à ne pas dormir entre corps débridés.

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Catherine Lalonde, Trous, Le Quartanier

mardi 2 septembre 2025

"C'était pour ainsi dire: une sécession": La disparution selon Séverine Chevalier

 


La disparution? Oui, il faudrait presque inventer ce mot pour le distinguer de celui de "disparition". Ce dernier pourrait s'appliquer à une personne disparue ou morte, tandis que le premier désignerait plutôt le processus, lequel peut-être long, discret, invisible – et conviendrait mieux pour parler du livre de Séverine Chevalier, intitulé Théorie de la disparition.

Il y a quelque chose dans ce roman qui échappe au roman. Certes, on y trouve une "intrigue", l'histoire d'une femme prénommée Mylène, épouse d'un écrivain à succès (Mallaury), et qui l'accompagne dans ses divers déplacements promotionnels. Mylène est effacée, se plaît (se complaît?) dans cet effacement que son mari favorise et qui lui permet, à elle, Mylène, de ne pas trop s'appesantir sur son passé. Mallaury est vaniteux, aigri, moqueur, laissons-le à sa séance de dédicaces. Non, ce qui fascine dans ce livre, c'est la façon dont chaque phrase semble minée, ou semble fuir, ou joue avec le feu. Mylène s'est confinée dans un sous-sol pour écrire à son tour, et ce sous-sol se révèle la matrice même de l'écriture: c'est là, sous la surface vaine, que vérités et souvenirs vont mener une danse éprouvante.

Tout bascule lors d'une soirée, lorsque Mylène entend – voit – ne reconnaît pas – le mot "lèvres". Et c'est comme si, alors, elle se retrouvait abouchée aux mystères de la langue, de ce qu'elle dit, de ce qu'elle tait, du corps qu'elle annonce, des désirs qu'elle passe en contrebande. Cette émergence lui permet de revenir sur cet effacement dont elle a fait la texture de sa vie: d'où vient-il, ce besoin de transparence? Là, un récit familial intense est mis à jour, partant d grand-père, écorchant le père, échouant à la fille de ce dernier, Mylène. 

Chez Séverine Chevalier, on s'en rend vite compte, la ponctuation joue un rôle capitale, que se soit les deux points ou les virgules, lesquelles semblent avoir adopté le rôle de disjoncteurs: 

"Je vous regarde laver le sol, et voici ce qu'il me semble: vous n'agissez pas parce que le protocole indique son exécutions comme ci ou comme ça […], vous vous comportez ainsi parce que vous voulez prendre soin. Vous voulez, aimer."

Une peur de la chute traverse le livre, qui est autant la peur de disparaître que celle de tomber dans le trou commun de la vie commune, dans le magma de la vie indifférenciée. De l'inattention peut découler l'inanité. Ado, Mylène est allée sur un grand-huit avec une amie détestée :

"Après on est tombées dans le monde et les lumières violentes […]."

De nombreux indices d'une imminente bascule jalonnent ce texte qui avance par subtils dévoilements: une paire de chaussures, une chemise en soi et des vers à soie, un pliant devant une tombe, les grosses lèvres pâles d'un inconnu, etc. Puis cette question, qui vient tout sauver:

"Comment se fait-il qu'éclot, parfois et tout de go, une consistance?"

Riche en clairs-obscurs et en sombres legs, simple de langue mais tourmenté de syntaxe, Théorie de la disparition danse sur la fascinante lame de rasoir qu'est une calme émancipation. La narratrice écrit à un moment ceci : "J'attends, peut-être, la catastrophe." Ce mot de catastrophe signifie littéralement "renversement". Et c'est bien de cela qu'il s'agit ici: de quelque chose de renversant, qui ne peut advenir que par l'écriture, celle à laquelle Mylène se consacre en sous-sol, afin d'entrer dans une autre lumière dont l'éclat, cette fois-ci, n'osera plus l'estomper. Une femme prend la parole, puis prend corps, enfin prend ses cliques et ses claques. Tout plaquer, sauf soi.

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Séverine Chevalier, Théorie de la disparition, La Manufacture de livres


vendredi 29 août 2025

Et si traduire c'était d'abord savoir compter?


Et si traduire c’était d’abord savoir compter : additionner puis multiplier puis diviser. Cette définition peut sembler étrange et pourtant c’est le b-a-ba. En effet, quand on vous confie un livre à traduire, on vous indique en même temps la date à laquelle il serait judicieux de rendre votre traduction.

Le premier problème du traducteur ou de la traductrice consiste donc à estimer le temps qu’il va consacrer à ladite traduction – afin de déterminer s’il peut respecter ces délais. Donc, avant de se lancer stylo bille en tête, il s’agit de calculer le nombre de signes dont est composé livre en question – on peut le faire «manuellement» à partir du livre papier ou à partir d’un fichier, peu importe. On obtient alors un certain nombre de signes. On divise alors ce chiffre par 1500, ce qui permet de savoir combien de feuillets fera la traduction qu’on rendra, en sachant qu’on peut l’augmenter de 15% en fonction de ce qu’on appelle le coefficient de foisonnement. On peut alors multiplier ce nombre de feuillets par le prix au feuillet que propose l’éditeur/l’éditrice, afin de savoir quelle somme on touchera (en trois fois, le plus souvent : un tiers à la signature du contrat, un tiers à la remise de la traduction, un tiers à l’acceptation de la traduction). Oui, car celui ou celle qui traduit est payé.e au signe, espace compris. Quant au tarif, pour l’anglais il tourne autour de la vingtaine d’euros, sachant que le CNL préconise 23 euros (mais c’est dans les cas où l’éditeur veuille obtenir une aide financière du CNL).

Mais surtout, on essaie de calculer combien de signes on peut faire par jour (ouvré…) en fonction du nombre de jours alloués. Bien sûr, ce nombre d'or doit être revu à la baisse, car il faut prendre en compte les éventuels jours où, pour une raison x ou y, on ne pourra pas s’y consacrer (gueule de bois, drames divers, flemme, etc.). Là, deux autres facteurs, et pas des moindres, entrent en jeu. Car dans ce calcul, il faut prendre en compte le travail de relecture, révision, peaufinage, etc., ce qui ne peut se faire qu’après avoir estimé la difficulté du texte à traduire, difficulté qui peut être liée à son style, aux recherches factuelles qu’il nécessite, etc. Or estimer le temps qu’on va passer en fonction de certaines difficultés pressenties n’est pas chose facile.

Le principe de base, néanmoins, est celui-ci : 1/ combien de temps vais-je passer a priori sur un feuillet et 2/ Quel sera l’état d’achèvement de ce feuillet au premier jet (ce qui permettra d’estimer alors le temps qu’on devra passer à le retravailler). Rajoutons la longueur du texte : se lancer dans la traduction d’un texte d’un million de signes exige nécessairement une certaine endurance et une régularité certaine. Mais traduire un texte court n’est pas facile non plus : on dispose de nettement moins de « matière stylistique » pour élaborer la traduction.

Ce n’est qu’après s’être livré à ces périlleux et incertains calculs qu’on peut se mettre à l’ouvrage. Tant de signes par jour : et s’y tenir, coûte que coûte. D’autres facteurs tout aussi concrets jouent un rôle important, qu’on ne peut négliger : le temps qu’on passe à traduire le livre (car plus on y passe de temps, moins l’opération se révèle rentable) ; le fait qu’on a une autre (voire plusieurs) traduction()s qui va (vont) devoir être entrepris(es) à un moment donné de ce travail ; le fait qu’on a d’autres projets en cours (je ne compte pas le mythe des vacances). Bref, avant de devenir homme ou femme de lettres, le traducteur ou la traductrice va devoir s’improviser comptable de son temps. Car une traduction se fait dans un temps déterminé, et il n’est pas sûr qu’en ne donnant pas de délai à la personne qui traduit on garantisse un résultat plus satisfaisant. Non qu’on traduise mieux sous la pression, mais parce qu’il convient de conserver un certain rythme d’écriture – on doit trouver d’instinct, si je puis dire, des « équivalences », pas les chercher et tester indéfiniment.

Bref, vous l'aurez compris, traduire c'est tout d'abord savoir compter. Un peu comme si, en fonction de votre espérance de vie, vous essayiez de savoir ce que vous pouvez encore faire sur terre…