A l'occasion de la parution de ma nouvelle traduction du Troisième Homme de Graham Greene aux éditions Flammarion, je poste ici, une fois de plus, un "journal du traducteur".
ÉPISODE 1 – LA TROISIÈME HYPOTHÈSE.
Un certain mystère entoure l’écriture du Troisième homme. Plusieurs versions se croisent, sans qu’on ait l’impression qu’elles coexistent dans le même espace. D’une part, il y a la version proposée par Greene lui-même, changeante par ailleurs selon les destinataires. Essayons d’y voir plus clair dans la genèse du Troisième Homme.
Que nous dit Greene ? Qu’à la demande du producteur Alexander Korda, il a préféré écrire un court récit susceptible de donner lieu à un scénario, plutôt que d’écrire un scénario directement, ce dont il se sentait incapable. Et d’ajouter que ledit récit n’avait jamais été écrit en vue d’une publication. Le film est tourné en 1948 (les premiers plans sont tournés en octobre), le montage est effectués l’année d’après, la première projection ayant lieu le 1er septembre à Londres. La copie américaine, projetée le 2 février 1950, diffère légèrement de l’anglaise. Selznic a fait couper 11 minutes sur les 104 que dure le film : il a supprimé les séquences où Holly (Rollo dans le roman) est ivre ou maladroit, et la voix off qui début le film n’est plus celle d’un tenant du marché noir (la voix de Carol Reed, par ailleurs) mais celle de Holly. Selznic voulait même qu’on change le titre et que le film s’intitule Une nuit à Vienne.
On sait aujourd’hui qu’il y eut plusieurs étapes : Tout d’abord, en février 1947, Greene note au dos d’une enveloppe une seule phrase (ce qu’il raconte d’ailleurs dans ses mémoires). Puis il part à Vienne un an plus tard, où il collecte des informations. Après un rapide passage par Prague, il se rend en Italie à bord du yacht de Korda et s’installe dans une villa qu’on lui « offre ». Là, entre le 2 mars et le 24 avril, il écrit le court roman qu’est le Troisième Homme. Viendra ensuite l’écriture du script, avec Carol Reed – on sait moins en revanche qu’une certaine Mrs Mabbie Poole (on dirait un nom de personnage d’Agatha Christie) figure sur le contrat, et qu’elle fut payée 300£ pour son « travail sur l’écriture des dialogues et du scénario» – mais il faut préciser que cet apport ne concerne que la version américaine du scripte, qui diffère légèrement de l’anglaise.
Greene n’a cessé de répéter que Le Troisième Homme (le texte) « n’a jamais pas été conçu pour être lu mais pour être vu ».
Or il se trouve qu’en janvier 1948, Greene écrivit à son agente américaine, Mary Pritchett, pour lui dire qu’il avait en tête un roman de trente ou quarante mille mots. Il lui demandait quelle serait sa longueur idéale en vue d’une publication en épisodes. Et il lui disait également qu’il en tirerait éventuellement un scénario qui un réalisateur approuvait le texte. Le roman passa alors par quatre versions successives avant d’aboutir à un scénario satisfaisant. Le Troisième Homme, en dépit donc de ce qu’en a dit Greene, était tout à fait conçu pour « être lu » avant que « d’être vu ».