mardi 15 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION // ÉPISODE 3 – LA FOISON D'OR

 


RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 3 – LA FOISON D’OR

Dans l’épisode précédent, j’ai évoqué le concept de « coefficient de foisonnement », lequel est censé justifier qu’un texte traduit en français est nécessairement plus long que l’original anglais, comme si le français était systématiquement plus loquace que l’anglais (nos tailleurs seraient-ils plus riches ?). Admettons que ça soit le cas, et qu’un traducteur ne soit pas tenu à une certaine concision. Ce coefficient est censé, paraît-il, avoisiner 10%, voire 15 %. Qui en a décidé ainsi ? Le pape de la traduction ? On l’ignore. Le fait que le traducteur soit payé au nombre de signes pourrait fournir peut-être un premier élément de réponse à cette question, mais ne soyons pas mauvaise langue. Quoi qu’il en soit, la passion de l’expansion semble assez courante dans les années 50, si l’on en juge par certains exemples tirés de la traduction du Ministère de la peur. Là où Greene écrit : « The papers lay in the lamplight” (Six mots pour parler d’une pile de journaux qu’éclaire une lampe de bureau), la traductrice se lâche allègrement avec un « Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. » (dix-sept mots…) On dirait presque un exercice de style à la Queneau.

Par ailleurs, on apprend qu’une lampe se cache sous un abat-jour, ce qui nous éclaire très moyennement sur les mystères de l’électricité. Plus loin, « he picked one of the offending papers” (il s’empara d’un des journaux incriminés) devient « il jeta un coup d’œil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur ». Suivi par un « He must have been biten by the passion for detection” (“Il avait dû attraper le virus du détective/de l’enquêteur ») qui se change en « sans doute lui aussi s’était-il senti attiré par le passionnant intérêt qu’offre le métier de détective »).

Autre exemple : « He wanted a looking-glass » (il voulait un miroir) est traduit ainsi par Sibon: « Une seule idée le hantait : une glace… une glace où il pourrait se regarder… » A ce stade, ce n’est plus un miroir, mais un Palais des glaces ! Le pire est à venir. Quelques lignes plus loin, Greene écrit à peu près ceci : « Il était certes Arthur Rowe, mais à une différence près. Sa jeunesse était là, toute proche ; et c’est de là qu’il était reparti. Il dit : D’ici un instant ça va revenir, mais je ne suis pas Conway […] ».

Mais la traductrice de 1950 s’est sentie pousser d’amples ailes rhétoriques, et ce court passage devient : « Il s’avouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées qu’il avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : ‘Bientôt la lumière se fera dans les ténèbres où j’étais plongé, mais je ne suis pas Conway […]’ ».

Une telle expansion pose évidemment problème (et donne le vertige). Dilater un style revient à le déformer, à annuler le travail sur la forme. N’imaginons pas que traduire c’est développer, car ce n’est pas le cas. Déplier signifie ici aplatir, autrement dit affirmer le primat du sens sur une forme soigneusement calibrée. Bref, plus on foisonne, plus on déconne. La traduction n’est pas une explication de texte mais une duplication de texte. Il s’agit d’inventer un double au texte. De faire illusion, et non abstraction (ou multiplication…) Il s’agit d’élaborer une ombre susceptible de passer pour la proie. D’affiner une projection digne de l’émission. Les feux de la traduction nous parlent d’un texte qui, bien qu’éteint depuis longtemps par l’acte de traduire, continue de briller dans notre monde (et non d’une lampe qui, sournoise, se cacherait sous un abat-jour…). Mais, me direz-vous, où est l’espionnage dans tout ça ? La suite bientôt…

lundi 14 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 2 : PRÉDIRE LE PASSÉ

 RETRADUIRE GRAHAM GREENE /

JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 2 – PRÉDIRE LE PASSÉ

Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors qu’elle se pare d’élégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là, fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est qu’on assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu… cavalier (si tant est qu’un envol puisse être cavalier, à moins d’être Pégase).

Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, s’attaque au paragraphe suivant:

« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a liner’s saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »

Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop s’éloigner de l’original :

« La bonne aventure : qui n’y avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon d’un paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait d’une dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »

Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :

« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine l’imagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que l’on ait apporté à d’autres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir d’un grand paquebot, on doute toujours, on ne croit qu’à demi au beau voyage à l’étranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne l’illusion de percer l’avenir. »

J’ai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans l’original. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé – chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours… Quant aux nombres de mots, c’est le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ? C’est ce qu’on appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison d’or !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficient…

RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION (1)


RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION

• ÉPISODE 1 – GRAHAM GREENE, LE RETOUR 

Les éditions Flammarion se lancent dans une aventure aussi ambitieuse qu’excitante, et aussi salutaire que surprenante : proposer de nouvelles traductions de l’œuvre de Graham Greene. Le projet, initié par Bertrand Pirel, a pour but de dépoussiérer des textes dont certaines des traductions françaises encore en circulation ont parfois jusqu’à soixante-dix au compteur ; oui, car elles ont vieilli, ce qui est l’étrange privilège des traductions. Question : pourquoi les traductions vieillissent-elles, alors que l’œuvre originale semble relativement à l’abri du temps? C’est là une question passionnante sur laquelle je reviendrai très bientôt dans cette série qui promet d’être fleuve.

M’étant vu confier cette mission, je me dois de corriger tout de suite une idée reçue, ou plutôt une erreur de formulation : je ne retraduis pas l’œuvre de Greene, et ce pour la simple raison que je ne l’ai pas traduite auparavant. Je ne repasse donc pas par un chemin déjà emprunté (par moi) : Je traduis, c’est tout, comme si l’œuvre de Greene venait d’arriver sur mon bureau, encore fraîche et inédite. Si je m’interdis de regarder l’ancienne version existante en cours de traduction, c’est pour ne pas interposer entre mes doigts et le clavier un calque mal(f)aisant, et me protéger d’un effet d’écho – bien sûr, une fois ma traduction achevée, j’irai voir la version précéente, un peu comme on consulte le Gaffiot par curiosité (bonjour les latinistes !), afin de voir comment telle phrase de Greene s’est vue rendre justice ou a été aplatie. Quel effet le Temps a eu sur son texte… Mais pour lors, je veux aborder ce continent – plus d’une vingtaine d’ouvrages en chantier… – d’un œil neuf, pour ne pas dire immature. Avant d’accepter ce travail, bien sûr, j’ai parcouru les livres de Greene (plus d'une vingtaine…), vu ou revu certaines adaptations cinématographiques de ses romans (près de vingt-cinq), dévoré ses diverses biographies (au moins trois, dont une en trois volumes !) – et, Troisième Homme oblige, fredonné sans m'en rendre compte l’air de Harry Lime…

Pendant plusieurs semaines, au fil des traductions et parutions, je publierai ici, à un rythme régulier, une sorte de journal de travail, où il s'agira à la fois de déplier ces formidables feuilletés que sont les textes de Greene et d'expliquer les raisons qui nous ont appelés à en imaginer de nouvelles versions. Au programme pour commencer, Le Ministère de la Peur (préfacé par mes soins), suivi de Deux Hommes en un (préfacé par William Boyd)– les deux paraissent cette semaine.

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A noter: jeudi 17 avril, à 19h, aura lieu une rencontre autour de ces deux premiers livres à la librairie L'usage du monde, 2 rue de la Jonquière (75017) en présence de l'éditeur, du traducteur et de Jonathan A. Bourget, petit-fils de Graham Greene.

jeudi 10 avril 2025

Le billet fantôme de Thomas Pynchon


Alors qu'on a appris que Paul Thomas Anderson, après avoir adapté au cinéma Bleeding Edge, allait s'attaquer à Vineland, un nouveau roman de Thomas Pynchon est enfin annoncé chez l'éditeur Penguin, après douze ans d'attente.

Le titre de ce roman est Shadow Ticket une expression qui peut avoir plusieurs significations. Il peut s'agit d'un billet (d'avion, par exemple), réservé sans qu'on l'ait acheté, mais ce sens colle assez mal avec le contexte du livre de Pynchon, qui se déroule en 1932. Il peut avoir également un sens informatique, encore moins pertinent vu ledit contexte. Un autre sens, peut-être métaphorique, est envisageable. Un "shadow ticket" renverrait alors à une expression espagnole, et cet obscur billet serait celui réservé pour une "barrera de sombra", une place à l'ombre dans une arène pour assister à une corrida. Mais que ce "ticket" ait le sens de billet, de programme (ou liste) électoral, que ce "shadow" soit une ombre, un fantôme, ou renvoie à une filature (il est question dans le roman d'un "private eye"), voilà qui reste à déterminer.

On attend donc de mains fermes le texte de Pynchon. Sachant le secret qui entoure ses livres, il n'est pas sûr qu'on puisse disposer prochainement d'un pdf, qui pourrait aisément fuiter avant le 7 octobre. Penguin imprimera plus vraisemblablement des épreuves papier, parcimonieusement distribuées juste avant la sortie. Mais après douze ans d'attente, on n'est pas à six mois près, non? On connaît au moins quelques ingrédients de ce nouveau plat sûrement relevé: fortune fromagère, Al Capone, activités paranormales, bandits à moto, paquebot accostant en Hongrie (!), espions anglais, Nazis nazis, big band…

Les trois cent quatre-vingt-quatre pages de Shadow Ticket paraîtront donc le 7 octobre prochain, et des négociations sont en cours en France afin d'en acquérir les droits en vue d'une traduction. En attendant de vous dire (très prochainement plus), voici les informations dont on dispose pour l'instant…




mardi 8 avril 2025

Perec de 8 à 10

 


L'Œil ébloui continue son exploration non de Perec, mais des nombreux Perec qu'écrivains et artistes ont reçus en héritage plus ou moins oblique. Trois nouveaux titres paraissent cette semaine, les numéros 8, 9, 10 (plus que 43 titres à paraître !)

Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.

Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.

Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.

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Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974

Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin

Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc

tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.

jeudi 20 mars 2025

Ventriloques et caméléons, ou la traduction inéluctable


Quand on pense à des écrivains traducteurs, en général, le premier nom auquel on pense, c’est Baudelaire, Baudelaire-traducteur-de-Poe. Mais le métier de traducteur est tellement pétri d’ombre qu’on a fini par oublier que tous les écrivains ou presque ont, au moins une fois, traduit. Pessoa ? Il a traduit Poe, justement. André Gide ? Blake. Boris Vian : Van Vogt. Maeterlinck : Ruysbroeck. D’autres exemples ? Marguerite Yourcenar a traduit des negro spirituals ; Darrieussecq a traduit Woolf ; Vialatte a traduit Kafka ; Hölderlin a traduit Sophocle ; Proust a traduit Ruskin ; Artaud a traduit Lewis Carroll ; Beckett a traduit… Beckett ; William Gass a traduit Rilke ; Zenatti traduit Appelfeld ; Diane Meur a traduit Heine et Nizon; Bernard Noël a traduit Lovecraft et Shakespeare ; François Bon a traduit Lovecraft ; Paul Auster a traduit Sartre et Simenon ; Giono a traduit Melville ; Diderot a traduit Stanyan ; Maspero a traduit Alvaro Mutis ; Butor a traduit Hölderlin ; Nicolas Richard traduit Pynchon, Powers, Ginsberg ; Annie Saumont a traduit Salinger et Naipaul – STOP !!! 

On pourrait continuer ainsi sur des pages et des pages – en fait, le jeu le plus difficile consisterait à citer des écrivains qui n’ont pas traduit. Ça serait vite vu, croyez-moi. Et je ne parle pas des traducteurs qui sont devenus écrivains à force de traduire. Peut-être parce que pour traduire, il faut être écrivain ou du moins accepter de le devenir le temps d’une traduction. Les raisons, du moins au vingtième siècle, qui ont poussé des écrivains à traduire sont nombreuses. Il y a la raison financière, évidemment. Le fait que certains écrivains fréquentent les éditeurs, voire travaillent pour eux, et sont donc susceptibles de se voir proposer des traductions. N’oublions pas l’intérêt, la curiosité, la passion, le hasard des rencontres. Mais à chaque fois, force est de reconnaître que si l’écrivain se met à la traduction, c’est parce qu’il veut faire l’expérience d’un déséquilibre ; lui qui sait écrire dans sa langue, dès qu’il traduit, voit ses certitudes vaciller, constate qu’il n’a jamais autant traquer ses mots, pédaler dans la semoule de la syntaxe, vacillé dans la compréhension du sens. Traduire le bouscule, le déséquilibre, il doit réapprendre à partir de sa langue, à la fois neuf et ancien dans le métier, le même et différent.

Il découvre aussi d’étranges similitudes entre l’acte d’écrire et l’acte de traduire : non seulement il fait exactement les mêmes gestes (il écrit dans les deux cas en français), mais fait parfois appel aux mêmes mécanismes mentaux pour aider la phrase à arriver à son terme. Son cerveau, qui contient en principe (même à son insu) d’innombrables formes syntaxiques et un vaste lexique, travaille comme un ordinateur en béate surchauffe. Oui, il le comprend à présent : il a toujours traduit. Quand il écrit, il traduit, il traduit le texte qu’il rêve d’écrire et qui, une fois sur le papier, une fois traduit en mots, change évidemment. Les contresens, les faux-sens, il connaît, c’est son lot. Le traître c’est lui, le trahi aussi. Le translateur impénitent, c’est lui. Passer d’une langue à une autre ? Mais oui, c’est sûrement ça, écrire.

mercredi 12 mars 2025

First, we take the train, then we take Genève

 

La semaine prochaine,  les 21 et 22 mars, histoire de marquer le cou du printemps, je serai présent au Salon du Livre de Genève (qui se déroule à Genève, je le précise au cas où ça ne serait pas évident). Vous pourrez venir m'écouter, ou faire semblant de m'écouter (on est en démocratie) lors de deux rencontres (l'une avec Eric Fottorino, l'aute avec Blandine Rinkel), ainsi qu'acheter (ou soupeser) mes livres pendant que je suis en dédicace (mais je ne me fais pas trop d'illusions).

Mais bon, le plus important, si vous allez au Salon du Livre de Genève (toujours situé à Genève, je le rappelle), c'est quand même d'aller sur le stand des éditions Zoé pour acheter les œuvres complètes de Gustave Roud ou, si vos finances ne vous le permettent pas, l'extraordinaire "La Vache" de Beat Sterchi.


 

samedi 8 février 2025

Des milliers de ronds dans l'eau, et dans le Sud


 Trois rencontres la semaine prochaine en librairie autour de mon dernier livre, Des milliers de ronds dans l'eau (Actes Sud). Voici les dates, les lieux, les infos:

JEUDI 13 FÉVRIER – TOULOUSE ::: Librairie Ombres Blanches – 18h / Rencontre modérée (ou animée) par Nicolas Vives –

VENDREDI 14 FÉVRIER – PORT-VENDRES ::: Librairie Oxymore – 18h / Rencontre animée (ou modérée) par Claudre Faber

SAMEDI 15 FÉVRIER – LAGRASSE ::: Librairie Les Arts de Lire – 17h  / Rencontre animée et modérée par Dominique Larroque



lundi 3 février 2025

Des milliers de ronds dans l'eau à la Maison de la Poésie: image, son et java.


 Le vendredi 24 janvier, je présentais avec le comédien Bruno Blairet une "rencontre" un peu particulière autour de mon livre Des milliers de ronds dans l'eau (Actes Sud), rencontre intitulée "Parler me semble ridicule". Une captation a eu lieu, la voici pour ceux et celles qui n'ont pas pu venir et pour ceux et celles qui avaient mieux à faire – vidéo disponible sur le site de la Maison de la Poésie, qu'on remercie ici chaleureusement pour son accompagnement:

LIEN: https://maisondelapoesieparis.com/scene-numerique/claro-parler-me-semble-ridicule/?media=0


Quand l'être se déchire: Pierre Bourgeade au pays des torturés

 


La postérité a souvent les oreilles bouchées et les yeux encrassés. Je ne parle pas ici d'Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921 au rayonnement international qu'on ne lit plus guère, mais de Pierre Bourgeade, dont l'œuvre protéiforme, débutée en 1966, mériterait mieux que l'aimable indifférence dans laquelle elle est mystérieusement tenue, bien que ses livres soient pour une grand part disponibles, certains même en poche, et malgré le beau travail des éditions Tristram. Pourtant, il suffit de lire, par exemple, Les Serpents (1983) pour s'incliner devant la sereine puissance de sa prose.

Les œuvres de fiction traitant de la guerre d'Algérie – et parus dans son plus ou moins proche sillage – ne sont pas légion, et Les Serpents peut prétendre sans conteste à figurer aux côtés de livres comme Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat ou de Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib. Divisé en 43 courts chapitres, il raconte le parcours d'une jeune instituteur, Albin, appelé en Algérie au moment des "événements". On le suit depuis son village jusqu'à Marseille où il est formé, puis à Tizou-Ouzou. Bourgeade épelle son parcours en s'attardant sur les moments de vie qui le mènent de sa quiète province jusqu'aux lieux de massacre: les adieux, l'entraînement militaire, l'attente, les déplacements en jeep, les nuits à ciel ouvert, les séances de torture, la menace du conseil de discipline, la fuite… Comme autant d'éclats tranchants, chaque chapitre fouille un peu plus la blessure humaine et le drame algérien.

Lorsque Albin quitte son successeur – Mazurier, qui va s'occuper de ses élèves et, accessoirement, de sa veuve de mère –, Bourgeade décrit ainsi la scène:

"Il s'écarta de moi par un mouvement symétrique, l'odeur s'éloigna, à la fois parfumée et fade, tenace et finie, s'anéantissant à l'instant précis où elle atteignait la muqueuse nasale, pareille à ces tigres de granit postés à l'entrée du temple d'Urphal, près de Luang-Prabang, qui semblent défier l'éternité et tombent en poussière dès qu'on les touche."

Ce qui retient dans l'écriture de Bourgeade, c'est sa façon de sonder des moments à vif avec non pas froideur, mais précision, une précision qui n'empêche pas la phrase de déborder d'elle-même. Un mot définit Albin: effritement. Il résiste tant bien que mal à la violence de l'armée, tente de rester en dehors du cercle de la torture, mais finit emporté dans son effrayante spirale:

"Je ne suis pas plus criminel qu'hier, je n'étais pas plus innocent qu'aujourd'hui. Je ne dirais pas même que la guerre pourrit tout. Ce n'est pas la vraie guerre, c'est la guerre civile, quelque chose d'intime, de très profond. Je suis divisé. Je n'en puis plus. Je ne suis plus vivant. Je me demande si je l'ai jamais été. Rien ne m'a paru plus irréel que la torture. J'ai vu ces hommes hurler, pleurer, faire sur eux. Je me croyais au cinéma. […] Le fait est […] que l'humanité est sans limites. […] Ils poussèrent ces cris qu'on pousse quand on accouche, quand l'être se déchire pour laisser passage à quelque chose – un homme, qui recommencera."

Bourgeade ne fait pas d'Albin une pure victime ni un franc salaud. Juste un homme brisé membre à membre par une armée qui l'enfonce dans des zones grises de plus sanglantes. Sa prose prend sur elle les horreurs du monde et les fractures intérieures, tirant lentement et méthodiquement le lecteur dans les plis de l'abîme, faisant de lui un témoin éberlué. Ici, les serpents ne sifflent pas, ils sont le sang même qui change l'homme en bourreau. Ils sont les bras armés de l'Histoire, les violents courants électriques d'une éternelle gégène.

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Pierre Bourgeade, Les Serpents, Gallimard, coll. Le chemin

mercredi 29 janvier 2025

Les à-côtés de la chambre: Quand Almodovar confond agonie et fashion week


Mais qu’est-il arrivé au cinéma d’Almodovar ? Certes, dans La chambre d’à côté, on retrouve son habituel engouement chromatique, cet art chic de juxtaposer des pans de couleurs aux valeurs plus ou moins symboliques (le rouge, le jaune, etc.), ainsi que son goût scénique pour les flash-backs (ici inutiles, lourds), le tout accompagné d’une musique qui prend en charge (servilement, il est vrai) les tensions et les attentes. Mais voilà que, confronté au grave sujet de la mort volontaire, il commet une faute de goût irréparable.

Le personnage qui désire abréger son existence est incarné par Tilda Swinton : première erreur de casting, car celle-ci, censée être photographe de guerre, se pavane pendant tout le film comme si elle enfilait les défilés de mode et sortait d’une longue séance de maquillage. On ne dit pas ici qu’une photographe de guerre n’a pas le droit de mettre tout son argent dans des fringues de luxe (Lee Miller a été modèle, après tout), ni qu’un cinéaste doit renoncer à son esthétique de marques : juste que le meilleur moyen de vouloir nous montrer une femme à l’agonie n’était peut-être pas d’en faire un mannequin désincarné, comme s’il préférait l’actrice Tilda Swinton au personnage de Martha, la surface lisse à l'être tourmenté. D’autant que, une fois admis son train de vie vestimentaire, survient la question de l’endroit où mourir. Et là, bingo, que choisit l’agonisante comme cadre de vie ? Une vaste et somptueuse demeure perdue dans la forêt, avec piscine à débordement, cuisine tout équipée, grand choix de DVDs, et le tout à l’avenant (« C’est un peu cher », dit-elle, mais de préciser que c’est la moindre des choses pour quelqu’un qui veut mourir dans des conditions agréables). Pardon?

On touche là à une obscénité irréparable. Passe encore que Martha soit blanche, friquée et cultivée (oui, elle lit et va au cinéma…), mais a-t-elle vraiment besoin de louer un mois une baraque d’ultra-riche pour adoucir ses derniers jours ? Une maison sans âme, aseptisée, lisse ? L’idée d’un lieu ne lui rappelant rien de sa vie était pourtant intéressante : sauf qu’ici le lieu ne rappelle rien du tout, sinon une richesse vide censé être l'épitomé de la quiétude – comme si seuls les riches savaient crever dans la soie de la quiétude. Bon, Martha est censée mourir d’un cancer de l’utérus qui s’est généralisé (bah oui, c’était une mauvaise mère, son corps la punit…), sauf qu'elle nous est montrée comme quelqu’un d’absolument artificiel, une sorte d’égérie monodimensionnelle qui, lasse des protocoles chimiques, recherche et trouve la beauté et l’apaisement final dans… dans… le luxe le plus creux qui soit! Elle ne se donne les moyens de sa mort que parce qu'elle a les moyens financiers de mourir. Ouch.

Julianne Moore, elle, interprète Ingrid (!), une écrivaine qui semble avoir pour hantise première la mort. Hein ? Mais d’où lui vient cette étrange hantise (en général, les gens adorent la mort, non ?), dont il paraît qu’elle fait le sujet de ses livres ? Mystère. Elle n’est ici qu’un contrepoint artificiel à Martha, et elle a beau grimacer dès que le mot « mort » est prononcé, on ne voit pas en quoi son amitié pour la mourante transcende qui ou quoi que ce soit.

Le film, qui se voulait un chant d’amitié autour d’une agonie abrégée, vire in extremis à l’intrigue policière. Un flic croyant (et sûrement trumpiste) n’aime pas l’idée qu’une femme ait aidé une autre femme à mourir – avait-on vraiment besoin de cet épilogue bancal, qui n’aboutit à rien (ouf, Ingrid a un pote qui lui déniche une avocate à la hauteur…). Et comme si ça ne suffisait pas dans le lourdingue, voilà que débarque la fille mal-aimée de Martha, jouée par, surprise!, Tilda Swinton, histoire qu’on comprenne bien qu’une fille n’est que le fantôme de sa mère.

Almodovar a souvent été « lourd », mais sa pesanteur était une forme de grâce dopée à la tragédie antique ; ici, ce sont juste de gros sabots revisités par Louboutin.

En venir à bout: Bertrand Belin en pleine figure

 


Lire La Figure de Bertrand Belin, c'est s'aventurer simultanément sur plusieurs plans, et donc réapprendre à lire avec un œil kaléidoscopique, et il n'est peut-être pas inutile ici d'être un peu deleuzien.

Il y a d'abord le plan d'énonciation, qui bien sûr rappelle le narrateur de L'Innommable de Beckett, avec ce "je" épris d'immobilisme qui semble tournoyer lentement dans la bonde du langage, un "je" ni tout à fait abstrait, désincarné, ni tout à fait tangible, encore rattaché à un terreau familial par des spires mentales. Un "je" qui a fait sécession, a apprivoisé le retrait, mais reste en observation (de lui, du monde alentour); une sorte de guetteur inquiet qui, depuis la fragile forteresse de son moi, observe les allées et venues de la mère soumise au joug tyrannique du père, une mère qu'on voit faire les courses, faire la course aussi. Les parents, après un incendie et un campement, vivent dans l'appartement; le fils, lui, est resté en bas, dehors, il a refusé de monter, préférant adopter d'autres formes de croissance. occupé par "un funeste projet de lumière".

Le narrateur est ici essentiellement une voix, c'est-à-dire le point de croisement de toutes sortes de pensées, sensations, souvenirs – sa méthode d'appréhension de son passé et de son présent exige "un recours rigoureux à l'approximation", preuve s'il en est besoin que le roman de Belin, en dépit de son climat anxiogène, appelle, par sursauts, le rire.

Il y a ensuite le plan diégétique – autrement dit l'histoire du "je", son rapport au temps et à l'espace. On l'a dit, le narrateur a fait sécession, il s'est détaché de la branche familiale pour aller croître en une autre terre, et des éléments épars nous sont donnés, des données géographiques (Paris, l'Ouest de la France…) autant que historiques (Pompidou, Chirac…). Le réel demeure une dimension, un cadre auquel accrocher des instants, où se remémorer des mouvements. Comme si trahir le clan déformait, sinon le vivant, du moins le vécu.

Il y a enfin le plan abstrait, avec la présence dans le livre d'une "Figure", et c'est là sans doute la plus troublante singularité de ce livre. Car la "Figure" que convoque Belin n'est pas définissable, ou plutôt se définit par tout ce qu'elle n'est pas: ce n'est pas un double, pas un alter ego, pas une conscience, pas une âme, pas un dibbouk, pas un ça, pas un horla – et à la fois, elle est un peu de tout cela. Et c'est justement son statut insaisissable (et sa présence chronique) qui sauve le narrateur, l'empêche de succomber à une réduction (n'être qu'un fils):

"Oh, la Figure. Un jour mon Sancho Panza, un autre ma tempête intérieure. Elle s'est engouffrée en moi voilà longtemps et, si elle a souvent menacé de soulever la toiture, elle a aussi gardé la maison, il faut le reconnaître, comme un berger allemand. La Figure. Elle est si vraie et comme elle m'épouse si impeccablement qu'on ne saurait me distinguer d'elle, j'entends trancher. Exposer le distinguo. Autant trancher de l'eau, probablement. Je désire la révéler, la désigner, non pas la confondre."

Cette Figure, qui "a toujours des travaux en cours", qui "turbine comme une bétonnière", il revient au lecteur d'en faire non pas une clé ou un levier, mais une ombre salutaire, une sorte de saint-esprit, force active du non-dieu qu'est le je, qui entraîne le narrateur dans des vortex de questionnements mais l'empêche également de sombrer. A la fois magister et vigie, discrète et insistante, amicale et sibylline, elle est peut-être ce "plus" mystérieux qui fait que l'Homme en l'Homme n'est pas seul. La Figure n'est ni un figurant ni un visage. Une forme pour résister à l'informe. Non pas une figure de style, mais une figure-style.

Les considérations que je livre ici sur ce livre aussi extraordinaire qu'inépuisable qu'est La Figure peuvent sembler, j'en ai bien conscience, un peu abstraites, voire théoriques, et je m'en voudrais de laisser de ce livre l'impression d'un pur jeu de langage, ce qu'il n'est pas, loin de là. Bien au contraire: La Figure est une confession d'un ordre si singulier que sa dimension tragique – soumise aux bourrasques d'une langue qui ne cesse de se disperser et se rassembler, de s'avorter et de se régénérer – ne peut que nous prendre à la gorge, en cet endroit par lequel passe, précisément, le langage. Car si dans La Figure, la langue ne cesse de cahoter, de se contredire, de se chevaucher elle-même, d'emprunter de nombreuses lignes de fuite, souvent animales, parfois végétales, si sa langue, toujours instable, demeure intensément animée, inquiète, ce n'est pas pour diffuser de la confusion, mais bien pour cerner, à forces d'investigations concentriques et excentriques, l'inexprimable, et au fond de cet inexprimable, une violence : non ce qu'on veut taire, mais ce qui, en palimpseste, fonde la "prosodie corporelle". Disons-le tout net: Le fait d'avoir été fils a fait qu'il fallait fuir.

Eblouissant autant qu'aveuglant, assourdissant autant qu'incantatoire, La Figure de Bertrand Belin est comme un trou noir résistant à sa propre et fatale attraction. Une "usine surchauffée", pour reprendre la définition qu'Artaud donnait du corps sous la peau. 

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Bertrand Belin, La Figure, P.O.L, 18€

mardi 21 janvier 2025

Cesser de manger de la terre: Lafontaine en rage


Dans
Armer la rage (Pour une littérature de combat), l'écrivaine Marier-Pier Lafontaine se penche sans concession sur l'attitude que l'on conseille aux femmes d'adopter pour éviter les agressions sexuelles. A chaque fois, c'est le même refrain: fuir. Ne pas rendre les coups. Eviter la confrontation. La liste est longue, en effet, depuis "marcher sous les lampadaires" jusqu'à "hurler au feu plutôt qu'à l'aide", en passant par "contourner les ombres" ou "détecter les signes de nervosité". Il est même rapporté ce cas d'une femme qui, suivie par trois hommes, a eu l'idée de "s'agenouiller dans un parc" pour "avaler de grandes poignées de terre", dans l'espoir que son comportement erratique dissuaderait ses poursuivants de l'agresser. Commentaire de l'auteur: "Ce sont nos options, ça? Manger de la terre ou subir un viol collectif?"

La réduction de la résistance à cette passivité est, selon Lafontaine, indissociablement liée à la culture du viol, laquelle induit ce qu'on appelle un "trauma insidieux": à savoir qu'on peut "manifester des symptômes de stress post-traumatique sans avoir directement vécu d'agression sexuelle". D'où il en découle que, baignant dans une culture du viol omniprésente, les femmes sont appelées à rester cantonnées dans une impuissance. Le viol paralyse sa victime, mais la possibilité du viol également. 

Lafontaine s'insurge contre cette assignation à résidence corporelle, et rappelle que "le droit à l'autodéfense est un privilège réservé à une minorité de sujets". Pour elle, "croire que notre seule défense sera la soumission les [violeurs] encourage à passer à l'acte". Car l'agresseur n'a jamais peur d'être agressé, ne connaît pas la peur, juste l'excitation née de la possibilité de créer de la peur. Il importe donc que la colère des femmes devienne une arme:

"Quelle surprise ça serait, pour eux, si nous ripostions violemment. Si nous bombardions leur foie de coups de poing. Quelle stupéfaction ils ressentiraient si on leur entaillait sévèrement l'arête du nez. Si on le cassait, ce nez. Je rêve du jour où des hommes auront peur de notre réaction."

De toute évidence, ce temps n'est pas encore arrivé. Il faut donc en passer par d'autres stratégies. Parler, écrire, partager. Qu'au trauma succède la survie, et que la survie permette d'explorer le trauma. Que peut la littérature dans un tel contexte? A ceux qui pensent que les idéologies féministes "minerait de l'intérieur les qualités littéraires de l'écriture", Lafontaine oppose un principe simple: "l'écriture du trauma incarne […] une pulsion d'avenir, une audace.[…] Dans un contexte de domination masculine, elle détourne les ordres qui se répercutent constamment dans nos intimités: nous taire ou mourir." Alors, non, l'écriture dont parle Lafontaine n'est pas thérapeutique, elle n'exorcise rien, n'exige pas d'être forte ou courageuse. Son seul carburant est la rage, et surtout pas le pardon – et de conclure:

"Je ne pardonne rien, moi, j'écris. J'éventre le cadavre encore chaud de mon enfance."

En à peine cent pages, Marie-Pier Lafontaine met son poing sur pas mal de hic et appelle à une nécessaire contre-attaque esthétique et politique. Il faut donc la lire – et ne laisser personne manger de la terre.

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Marie-Pier Lafontaine, Armer la rage / Pour une littérature de combat, éd. Héliotrope, 15 €

lundi 20 janvier 2025

Des milliers de ronds dans l'eau : massacre à l'antimigraineuse

Cette semaine, j'aurai par deux fois l'occasion de parler de mon livre Des milliers de ronds dans l'eau (Actes Sud), ou plutôt de le laisser parler. (A vous de voir si venir l'écouter vaut la peine de vous déplacer pour ce que ça dit.)

Tout d'abord, une rencontre à la librairie L'Arbre à Lettres mercredi 23 janvier à 19h.  Les infos? Les voici:



Ensuite, le vendredi 24, une "rencontre" un peu différente: un entretien avec Bruno Blairet à la Maison de la Poésie, à 19h, portant le titre rassurant de "Parler me semble ridicule". Autant vous dire qu'on ne sera pas dans les clous puisqu'il s'agira de monter dans les tours… Les infos? Là encore, les voici (et on vous rappelle que c'est payant et sur réservation, parce que le beurre sans l'argent du beurre ça ne nourrit pas sa tartine).


P.-S.: Il y aura d'autres rencontres ailleurs, notamment dans le sud à la mi février (Toulouse, Port-Vendres, Lagrasse), on vous donnera les renseignements en temps voulu…




samedi 11 janvier 2025

Avaler des cœurs monstrueux: Folie, fureur et ferveur d'Anne Sexton

 


On n'en revient pas. De quoi ? Non seulement de la poésie d'Anne Sexton où, comme dans un poème de Louise Labé, on "a chaud extrême en endurant froidure", mais également du fait qu'il a fallu attendre 2022 pour lire en traduction cette œuvre majeure, étalée sur quinze ans: 1960-1975. Oui, il a fallu attendre quarante-sept ans pour que les lecteur.es français.es puissent découvrir, avec Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969), et aujourd'hui avec Folie, Fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), la poésie de cette "suicidée de la société". Aucun éditeur français – avant les années 20 du XXIe siècle – n'avait cru bon de se pencher sur cette œuvre essentielle. Aucun. (Seule exception notable: l'admirable WomenAnthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert).

Il aura fallu l'indéfectible passion et le courage linguistique d'une traductrice et écrivaine, Sabine Huynh, et l'indispensable travail des éditions des femmes-Antoinette Fouque, pour qu'on puisse enfin accéder à un corpus aussi indispensable que celui d'Alejandra Pizarnik ou Clarice Lispector. Pourquoi ce si long désintérêt des éditeurs français? Pas la peine de vous faire un dessin, je pense. Même Wikipedia semble avoir son idée sur la raison de ce silence : "Ses écrits évoquent notamment l'avortement, les menstruations, la masturbation féminine et l'adultère." Notamment? Oui, on en est encore là. Et pour en revenir, on peut enfin lire Anne Sexton dans son extrême contemporanéité:

"Ce soir il y aura de la boue sur le tapis / et du sang dans la sauce. / Celui qui bat sa femme est de sortie, / celui bat les enfants est de sortie / il mange de la terre et boit des balles dans une tasse. / Il va et vient à grands pas / devant la fenêtre de mon bureau / en mâchant des petits morceaux rouges de mon cœur. / Tel un gâteau d'anniversaire, ses yeux lancent des étincelles / et son pain est de pierre." (Celui qui bat sa femme, p.24))

Dans ce nouveau volume intitulé Folie, Fureur et ferveur – avec ses trois F comme trois fois la femme trois fois frappée mais trois fois furibonde – l'art poétique de Sexton semble porter à un degré d'incandescence inouï, mais sans qu'on assiste pour autant à un dérèglement ou une confusion. Si le sang et la folie semblent ici mener la danse autour d'un corps aussi menacé que réfractaire, la parole poétique, bien que sans cesse traversée d'ondes terribles, d'affreux souvenirs, d'immédiates peurs, s'avance sur un fil clair et tendu. Celle qui parle – pardon: qui écrit – manie l'ironie non pour distancer mais pour garder le cap: "Place mes pieds dans les étriers et amène un groupe de touristes": voilà ce qu'on n'avait encore jamais lu, ce qu'aucun homme, vraisemblablement, n'avait lu ni ne voulait lire.


Chaque poème d'Anne Sexton mène une lutte, perd un combat, déchire et piétine, s'insurge et se brise, renaît, dévore, survit. Elle étreint le prosaïque comme une brassée de feu, foule la lie, enjambe les cadavres, fait du rêve une arme à double tranchant, parle de la famille comme on décrit un naufrage ou un assassinat – "Ayant toujoutrs seiz ans dans la culotte, / je mourrais pleine de questions." Constellée d'agonies, elle fend de ses angoisses et ses rages la poisseuse matière du quotidien en laissant affleurer un sourire très particulier, mi-rasoir mi-moqueur. Violente comme Artaud, sombre comme Pizarnik, rebelle comme Violette Leduc, Anne Sexton surprend toujours, par ses images décalées ("Dehors les chatons étaient pendus aux mamelles de leur mère / comme des saucisses dans un fumoir"), son humour noir, cette façon qu'elle a d'être à la fois puissamment directe (elle porte des coups) et intensément stratège (elle laisse l'ennemi se dévoiler): 

"J'aimerais enterrer / tous les yeux haineux / sous le sable au large / de l'Atlantique nord et les asphyxier / dans le sable effroyable / et éteindre toutes leurs couleurs / durant cette suffocation lente."

Vous voilà prévenu.es. Vous n'en reviendrez pas. Impossible désormais d'ignorer Anne Sexton, "fillette qui voulait juste survivre", qui "mit le feu au lit", et qui fit de l'insolence une arme à jamais solaire.

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Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), traduction de l'anglais (Etats-Unis) et préface de Sabine Huynh, des femmes-Antoine Fouque éditrice, 22€

            Du même auteur, aux mêmes éditions, par la même traductrice:

Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969) et Transformations.

                Mais aussi:

Women, une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert, éd. Le Temps des Cerises, 17€

mercredi 8 janvier 2025

Géographie du feu : Quand Gatti orchestre Berlin bombardé


La vie d'Armand Gatti est l'histoire d'une résistance et d'une libération à tous les niveaux – résistance face à l'ennemi, qu'il soit brun ou capitaliste; émancipation dans de nombreuses voies créatrices: poésie, cinéma, théâtre, musique, journalisme… Au sein de ce maëlstrom où voyages et écritures mènent la danse, une ville émerge: Berlin, où Gatti s'installe en 1969 (dans la partie Ouest), et travaille un temps comme ouvrier spécialisé. Mais il connaît déjà l'Allemagne, puisqu'en 1943, alors qu'il est prisonnier à Hambourg, il parvient à s'évader pour rejoindre la Résistance en Corrèze. Aussi lira-t-on avec le plus grand intérêt cet ample poème typographiquement chorégraphié qu'est Le bombardement de Berlin, que viennent de rééditer magnifiquement les édtions Æncrages & Co.

De format carré (± 37 x 37 cm), ce poème tente, par une disposition en blocs et en éclats, de rendre compte de Berlin bombardé, d'une ville à la fois détruite par le feu du ciel et vivante encore à la façon d'un "ventre qui halète sous le fracas des tocsins". L'horreur côtoie l'incongru, "les enfants déchiquetés sur les civières" flottant non loin de "l'éléphant [qui] assume la taille d'un homme à la mesure des cendres et des gravats". Telle une partition éclatée que seule tient en place la violence des impacts – n'oublions pas que Gatti côtoya Boulez… –, le poème s'offre comme spectacle et témoignage, empreinte ignée et géographie instable, riche de tout son vibrant simultanéisme.

Berlin-ventre ("les disparus […] savent de quelle chaleur de ventre maternel est fait le cratère des bombes), Berlin-éventré (tel un "double carbonisé" de la forêt), Berlin-zoo aussi, puisqu'en plusieurs points (cages?) de la page les animaux réagissent à la pluie d'acier brûlant autant que les humains assiégés: ici des vols d'oiseaux en quête d'un itinéraire connu, là, un "troupeau de pachydermes" au "barrissement choryphée"… La destruction est montrée et vécue comme une "révélation": le feu "divulgue", de même que le poème de Gatti expose, retourne, bouscule autant qu'il organise spatialement les divers éléments soumis au "vent d'acier".

"Lequel de Berlin ou du feu se modèle sur l'autre?" s'interroge le poème dans le coin supérieur gauche, tout en laissant irrésolue la question, mais de façon douloureusement symphonique.

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Armand Gatti, Le bombardement de Berlin, préface d'Olivier Neveux, avec un bois gravé d'Emmanuelle Amann, Æncrages & Co, coll. Phœnix, 17 €


vendredi 3 janvier 2025

Vif inventaire du vivant village

©  Brigitte Thonhauser-Merk


Un village est un village est un village. Mais encore? Un ou plusieurs villages? Le même ou un autre? Qui l'habite, qui y meurt, qu'en faire? Et le village, qu'est-ce qu'il pense, dit, fait, de toutes ces questions? Est-ce une entité, une espèce de personnage, un lieu-dit, un lieu qui dit des choses? Dans le formidable le village.Matouret de Vincent Es-Sadeq, toutes ces questions ont droit, sinon à une réponse, du moins à un défrichement. Quelqu'un a créé le village: on peut au moins partir de cette hypothèse, et en déduire que tout ce qui survient dans le village fait partie du village. Pas seulement les maisons et les rues, mais tout: autrement dit, tout ce qui peut se dire (et même ce qui ne se dit pas):

j'ai fait pour tout et pour tout le monde. / corps.nez qui saignent.articulations.dents dures comme le silex./béquilles pour malades.nombreux médicaments pour malades./esprits.synapses.ombres.grincements.inquiétudes./choses essentielles.choses utiles.choses accessoires./détails.décorations.corbeilles de fruits.cadeaux à détacher.surprises./nombreux pétales […]

Mais dire le tout du village n'est pas seulement décliner l'ensemble infini de ses parties. Car le village – l'essence de tout village? – est aussi strates, strates de passé, d'avenir, de présent; strates d'histoires, d'accidents, d'incidents, de rêves, d'ambitions, de désillusions. Vincent Es-Sadeq traite le village avec une délicate obstination, il met les mains dedans, il retourne les pierres du silence – et sous couvert d'inventaire met à nu, dévoile, expose. S'il accumule les faits, c'est souvent pour y glisser une amorce d'affect:

accouchements difficiles.plusieurs./ détresse des nouveaux-nés.il ne sera pas fait d'autre invitation. // naissances dont on n'arrive pas à se souvenir tant il y en a eu. / nombreux enfants parmi lesquels nombreuses petites filles.garçons aussi./tous sont examinés et pesés.beaucoup naissent en criant.

Page après page, quelque chose prend forme, l'entité-village devient un organisme-village, il apparaît, d'abord fantôme, puis corporel, parfois cadavre; renaissant de ses cendres, les éparpillant, au vent de l'invention les livrant. Et bien sûr, en marge bien qu'au cœur du village, il y a la figure du paria, en l'occurrence un certain Matouret, qui va, vient, parle, songe, une sorte de clochard céleste à la Beckett qui n'a que faire de Godot, a d'autres pierres à sucer:

nombreux cailloux sucés par Matouret pour en connaître le goût.//mouillés.sales.terreux.écœurants.// sucer cailloux après rosée du matin.sucer cailloux après sécheresse de l'après-midi.après coucher du soleil.sucer cailloux après ciels noirs.sucer cailloux après la pluie.

Un village est météorologie, chronologie, démographie. On y pleure, s'y trempe, oublie. Le recensement auquel Vincent Es-Sadeq soumet le village, sous ses apparences de nuancier, n'est jamais froid,  ce qui s'y énonce n'est pas simple donnée, mais riche offrande, car chaque atome du village dit quelque chose du corps qu'il habite: bêtes, plantes, pierres, humains, tous participent d'un ensemble indéfini et pourtant bien réel, que seule une approche pointilliste (j'utilise ce terme à défaut d'un autre) permet non seulement d'aborder, mais de traverser, d'aviver. C'est le premier livre de Vincent Es-Sadeq et pour nous aussi c'est comme une nouvelle façon de lire.

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Vincent Es-Sadeq, le village.Matouret, éditions LansKine, 15 €