jeudi 31 juillet 2025

C'est déjà arrivé, et même plus tard: Pynchon à Singapour


Arthur Yap n’est pas connu en France. C’est un poète et peintre originaire de Singapour, né en 1943 et mort en 2006, auteur de plusieurs recueils de poèmes. Il a fait des études à Leeds, en Angleterre avant d’aller enseigner à Singapour. Un de ses recueils s’intitule The Leed Poems et est paru en 1977. Et c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui, pour une raison bien précise. En effet, dans un poème intitulé justement « Common place » [lieu commun…], on trouve les vers suivants :
“everything has happened before / but there is nothing to compare it” [tout est déjà arrive / mais là ça n’a rien de comparable]
ainsi que ceux-ci:
“when night comes, it will come in neonlights. / when night comes, will it come in darkness / or will it bring its own light to a well-scrubbed day?” [“quand la nuit viendra, elle viendra en lumières de néon / quand la nuit viendra, est-ce qu’elle viendra dans l’obscurité / ou apportera-t-elle sa propre lumière dans un jour bien récuré ?]
Pour ceux qui ont lu L’arc-en-ciel de la gravité, de Thomas Pynchon, paru quatre ans plus tôt en 1973, ces phrases ont un air et un goût de déjà-lu. La première est un écho de l’incipit du roman de Pynchon :
« It has happened before, but there is nothing to compare it now.” [“C’est déjà arrivé, mais là ça n’a rien de semblable]
Les autres figurent, légèrement différentes, dans l’épisode 1 de la première partie, au tout début du roman :
“When it comes, will it come in darkness, or will it bring its own light?” [“Quand ça arrivera, est-ce que ce sera dans l’obscurité, ou est-ce que ça apportera sa propre lumière ? » ]
Quant au syntagme très particulier « well-scrubbed day » [un jour bien récuré], il se trouve à la page suivante :
« This well-scrubbed day ought to be no worse than any —" [“Ce jour bien récuré ne devrait pas être pire qu’un autre – »]
Le fait qu’un poète emprunte à un romancier des bribes de phrases pour les transformer en vers dans le cadre d’un poème, voilà une opération pour le moins inhabituelle – on s’attend plutôt à l’inverse, le romancier incorporant plus ou moins discrètement des vers anciens et exogènes. Ce qui est étonnant ici, c’est le fait que Yap aille puiser dans un roman aussi récent. Cela nous renseigne sur deux points : Qu’il existe des poètes qui lisent de la prose contemporaine ; que Pynchon écrit une prose qui parle aux poètes contemporains. À moins, bien sûr, d’envisager une autre hypothèse : Pynchon a lu les poèmes de Yap avant que ce dernier ne les écrive et a jugé bon de les incorporer dans son roman. Ça n’est encore jamais arrivé, et il n’y a rien de semblable à cela, même dans la nuit la mieux récurée qui soit.

[Et pour ceux que ça intéresse, il est plus que probable qu'on vous reparle ici prochainement de L'arc en ciel de la gravité de Pynchon…]

vendredi 25 juillet 2025

Festivons d'Avignal – Et que tourne la fin du monde

 


"La Distance", écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues, nous embarque sur un disque tournant divisé en deux hémisphères, d'un côté la Terre avec le père, de l'autre Mars avec la fille, le premier occupe encore une planète en proie à un énième effondrement, la seconde a migré sur une terre promise perdue dans les étoiles où elle a décidé de vivre en devenant une "oubliante" – on efface tout, la mémoire, le passé, et l'humanité repart à zéro. Le père et la fille se parlent par messages successifs, l'un tentant de ramener sur terre sa fille, l'autre expliquant sa décision. Un mécanisme simple, une dialectique efficace, deux thèses qui s'opposent – mais de ce dispositif binaire, Tiago Rodrigues tire une fable intense et émotive, où peu à peu la "distance" physique, spatiale, en révèle une autre, intime, secrète. Et toute la question devient alors la suivante: s'éloigner empêche-t-il de communiquer? est-on plus proche de l'autre quand on le côtoie dans le silence ou quand on lui ouvre son cœur, même à des milliers d'années-lumière. Comme si nous étions tous des astronautes dérivant sur des orbites tantôt divergentes, tantôt confluentes. Comme si nous avions à inventer autant le sol où perdurer que le ciel à espérer.

Le plateau tourne, les paroles décrivent des cercles qui parfois se croisent, un disque tourne avec sa ritournelle censée jouer le rôle de madeleine, le père pérore, la fille tient bon – la question de la survie, d'une survie autre, fonde la distance, mais est-il possible d'entendre la distance autrement que comme une fuite, un abandon? Prendre ses distances, est-ce toujours fuir? n'est-ce pas se chercher ailleurs? Des questions simples, élémentaires, mais fondamentales que Rodrigues contextualise dans son dispositif atypique et quelque peu prophétique.

Apprendre à laisser partir ceux qu'on aime sans quitter l'orbite de l'amour: Alison Dechamps et Adama Diop, les deux protagonistes de cette pièce rotative, en font l'expérience en même temps que nous. On peut alors quitter le festival d'Avignon sans cesser de l'aimer.


Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/la-distance-351241

FESTIVONS D'AVIGNAL: LA TOILETTE DES VIVANTS

 


YES DADDY, de Bashar Murkus et Khulood Basel, met en scène deux personnages, un jeune escort et un vieil homme. Le premier a été appelé par le second, lequel semble avoir des trous de mémoire et prend le jeune Amir pour son fils. Ce quiproquo donne lieu un vaudeville tragique – un fils a toujours des comptes à régler avec un père, et un père toujours maille à partir avec un fils: chacun peut donc laisser libre cours à ses regrets et rancœurs. Nous ignorons bien sûr qu'étaient ou sont les relations entre les deux paires incomplètes, seul nous est donné l'affrontement qui secoue ces deux hommes.

Tout commence par une clé manquante, qui oblige l'escort à fracturé l'appartement du vieil homme et, partant, sa mémoire. Le décor, fait de parois amovibles et d'une porte problématique, sera au fil de la pièce démonté et remonté selon d'autres agencements, comme s'il fallait réinventer le lieu pour bousculer les souvenirs, les précipiter dans le passé. Et c'est alors qu'on assiste à des inversions et des inversions de rôles, chacun occupant tour à tour une place instable et dangereuse, le fils se changeant en mère protectrice, le père devenant l'enfant qu'il a été, entraînant ce couple improbable dans une spirale vertigineuse dans l'inconscient rendu concret.

Une vengeance a lieu, peut-être. Un effondrement se produit, certainement. L'un enrage, l'autre se délite, mais le croisement de cette rage et de ce délitement produit, contre toute attente, des crises de tendresse et de pardon. Qui manipule qui? La fin donnera une version à contre-courant de ce qu'on a cru voir et comprendre, mais ce qu'on a cru voir et comprendre aura eu lieu, quoi qu'il en soit. Un fils a bel et bien affronté un père, l'a bousculé mais aussi lavé, choyé, habillé, nourri. Un père a bel et bien été dur et distant, mais a néanmoins quémandé de l'amour et de la mansuétude. Jetés l'un et l'autre dans un temps bouleversé, habités par des pulsions contraires, ils ne peuvent empêcher leurs trajectoires de se croiser en un point de basculement terriblement poignant. Huis-clos en perpétuelle déflagration, Yes Daddy est travaillé par une rigueur autant spatiale que mentale, où tous les affects se déchaînent sous la pression conjointe d'un désir inconsolable d'être aimé.


Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/yes-daddy-351487

jeudi 24 juillet 2025

Festivons d'Avignal (8) Vous avez dit "le" bizarre?

 


Mis en scène par Jean-Yves Ruf, écrit par Fabrice Melquiot et interprété par Roland Vouilloz, la pièce "Le Bizarre" partait avec trois beaux atouts en main: un metteur en scène sachant passer de Hanoch Levin à Kafka, un auteur rompu aux monologues et un acteur suisse absolument dément. Assis de profil à gauche de la scène, la mine mi contrite mi malicieuse, se tournant de temps en temps vers nous comme si quelque chose le titillait de l'intérieur (une pulsion? un démon? l'envie de partager?), son personnage, qui rappelle par certains côtés le Jérôme de Jean-Pierre Martinet, nous parle de sa bizarrerie, qu'un effort pour paraître normal ne fait que renforcer. (On pense aussi, bien sûr, aux textes de Jean-Marc Lovay.)

Le monologue relève du fil-de-férisme, il a besoin de silences pour laisser à l'esprit funambule d'avoir quelques longueurs d'avance, se nourrit d'hésitations pour qu'on sente vibrer la corde du langage, et si le propos importe, c'est la diction – la marche – qui impose, par son rythme, le sens profond de ce qui est dit. A ce jeu tout en boucles et écarts, Roland Vouilloz excelle, laissant émerger un personnage bâti sur des lacunes et des failles, traversé d'idées saugrenues, travaillé par des désirs décalés. De son oscillation perpétuelle entre confessions penaudes et ambitions déplacées, il tire une humanité fragile, capable autant de faire rire que d'émouvoir. 

Il est question d'une petite sœur morte en bas âge dont le spectre risque de s'imposer lors d'un dîner amoureux, d'une rencontre avec une femme de droite dans l'allée d'une supérette, d'un poulet dont le seul les blancs sont délectables, d'un ami suicidé, d'une enfance moquée et d'une profonde incompatibilité avec la réalité. Il y a des ritournelles, des blancs flottants, des coups de grisou et des coups de gueule, mais surtout une voix ténue en quête d'un minimum de joie pour échapper au fait indéniable que celui qui parle passe son temps, à petits pas, sur la corde de l'existence, à mourir. 


FESTIVONS D'AVIGNAL (7) Eschylle Talon ?

 


Gwenaël Morin, dont on avait aimé entre autre le travail dépouillé et enlevé sur Molière, réussit, avec ses Perses, à doubler la débâcle militaire de Xerxès en débâcle théâtrale.

Rien ne va dans cette mise en scène et paroles du texte d'Eschyle. Des acteurs qui confondent bouger et se déplacer, qui débitent au lieu de scander, qui se mettent sur pause au lieu d'être en écoute, qui gesticulent au lieu de signer, qui se carapate au lieu de fuir. Le décor, qu'on sait dépouillé chez Morin, se borne ici à deux cercles de craie entrecroisés, plus cocasses que caucasiens, et qui transforment malgré eux la scène en cours d'école pour un spectacle à la limite du patronage.

Aucune cohérence: ni incarné (normal chez Morin), ni austère (ce que ne vise pas non plus Morin en général), le jeu des acteurs oscille ici entre lecture de prompteur et criailleries inaudibles. Tantôt on ânonne, tantôt on déclame, comme si le texte d'Eschyle ne pouvait exister que sous deux modes, le documentaire et la lamentation. La lumière, volontairement chiche, n'éclaire qu'elle-même, et encore. A croire qu'il s'agit d'un match de foot où l'équipe perse se serait pris une raclée, avec quatre supporters apparentés plus ou moins au joueurs et cherchant à comprendre pourquoi on n'a pas marqué de but. 

Epurer, certes. Styliser, éventuellement. Assécher, pourquoi pas. Hélas, pour atteindre un de ces buts, voire les trois, on attendait une cohérence où distanciation et épuration auraient atteint un équilibre magique, et non un filage bâclé qui semble tourner le dos aux spectateurs, comme si le sort des vaincus était plus affaire de jérémiade que de compassion.

mercredi 23 juillet 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (6): POMPE D'OR ET NUIT SATINE

 


LE SOULIER DE SATIN, de Claudel ? Farce tragique aux méandres sauvages, on le sait, où à travers jeux de pouvoir et drames d'amour, conquêtes et exils, rapts et ravissements, le poète des grandes odes et des longues liturgies, interroge sans cesse, en monomaniaque de la théologie, les liens entre l'âme et le corps, qui contient quoi, quel est substance, quel est enveloppe. L'amour est-il essence? La chair inéluctable? Le tout brassé et ressassé en une dramaturgie éclatée/éclatante – et c'est cette matière hautement fissible dont s'est emparé Eric Ruf, et qu'on a pu voir de 22h à 6h du matin dans la Cour d'honneur du Palais des Papes.

D'emblée, la mise en scène dévoile ses cartes maîtresses: scènes bruissantes et virevoltantes, tableaux vivants et chahutés, duos-duels, fuites dansées et chutes rythmées, vagues peintes avec les bras, trépidations des corps en amour, hiératisme comiques des puissants – et traversant ces orages et ces silences, une Marina Hands déchaînée, ni mégère ni médée, capable d'exalter la liberté féroce au sein même des pires claustrations, et qui dans le rôle de Prouhèze cavale et se tord, s'arrache aux ombres tout en les bousculant, fait de ses gesticulations des coups portés à qui veut la saisir, se riant d'elle-même et de son amour inconditionnel au point d'arracher au texte de Claudel ses plus obscures secrets. A ses côtés, dans son orbite intermittent, des hommes s'attachent à la convoiter pour mieux la perdre: Don Camille (Christophe Montenez) et son destin-Kurtz qui finit geôlier-bourreau de l'aimée, Rodrigue (Baptiste Chabauty), oscillant entre Roméo et Rastignac avant de se réincarner en saint Jérôme impertinent, Don Pelage (Didier Sandre), l'époux meurtri aux lentes et violentes vengeances… La liste des talents est longue pour être ici déclinée équitablement. Mention spéciale à Laurent Stocker, parfait d'équilibre dans tous ses états keatoniens.

Pendant plus de six heures de spectacle, les scènes se fondent ou se heurtent, et la phrase claudelienne, à la pompe criblée d'une ironie qu'il convenait d'exhausser, embrase et embrasse les éternels paradoxes de la Passion et du Pouvoir. Fruit joyeusement impur de Shakespeare et de Molière, plus cornélien que Corneille, Le Soulier de Satin version Ruf propose une relecture électrique, trépidante, où la farce et la noirceur orchestrent leurs noces à contre-vent de tout classicisme. On en sort échoué mais tout sauf seul.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/le-soulier-de-satin-351465

mardi 22 juillet 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (5): Comment le corps vient aux filles

 


L'ouvrir, spectacle de Morgan.e Janoir, commence en douceur, sous des allures de confession d'une jeune fille un peu trop rangée, qui a coché toutes les cases – études, CDI en vue, chéri à la clé – et qui, à la faveur d'une proposition de vie commune, fait machine arrière, ou plutôt découvre un chemin de traverse, un chemin qui bordait sa vie sans qu'elle en ait tout à fait conscience, et qu'elle va apprendre à arpenter – Dorothy n'est plus au Kansas mais n'a pas non plus envie de parader à Oz.

Pour incarner cette fille s'aventurant en territoire lesbien, la comédienne Pauline Legoëdec joue la naïveté inhérente à un épanouissement que la société n'avait pas balisé, et étale sous nos yeux les diverses cartes d'un destin programmé, les retournant une à une jusqu'à ce qu'apparaisse l'atout qui manquait: celui d'une émancipation née, ou plutôt ravivée, par une soirée à proximité d'un bar lesbien. Elle en parle, le chante, le module, armée d'une boule lumineuse qui joue autant le rôle d'un cœur caché que d'un phare salvateur, et secondée par la flûte de Valentine Gérinière Commentant l'inespéré coming-out avec tendresse et ironie, elle décrit sa transhumance en poussant doucement des portes, passant d'une identité satisfaisant les autres (dont son ancien moi avide de podcasts afin de ne pas trop s'écouter…) à une identité autre où c'est la sororité qui permet d'assumer le moi (et le corps) nouveau. Ecouter, comprendre, assumer, et tant qu'à faire se raser à la butch. La formule qui va avec? "Comme une métaphore mais dans la vraie vie".

Tout entier porté par une légèreté à laquelle contribuent la sobriété de la mise en scène et la bienveillance de l'éclairage, L'ouvrir fait l'économie de la colère (tout en la nommant) pour mieux moduler l'émerveillement de la métamorphose. Au parcours de marelle concocté par la société, et ce sans s'appesantir sur un quelconque "basculement", succède une constellation d'instants intimes, concrets, où le désir, devenu boussole et non plus flèche, palpite selon une autre rose des vents, aux épines nécessaires.

A la fin du spectacle, Morgan.e Janoir nous le dit gaiment: Si vous n'avez pas aimé ce spectacle, dites aux gens que vous n'aimez pas d'aller le voir. On sait donc quoi faire quand on a aimé.

Lien: https://www.11avignon.com/fr/l-ouvrir


FESTIVONS D'AVIGNAL: LA DANSE DES ARTIFICES


Tout spectacle, qu'il s'agisse d'un pièce de danse ou d'un feu d'artifice, exige préparation: avec Némo Flouret, voilà que la fusion/confusion s'opère entre les deux. Sur et autour d'un échafaudage, ça s'agite, ça court, ça trimballe, ça déplace, ça replace, ça remplace, au son d'un tambour devenu métronome comme pour mieux menacer toute cette tribu d'une imminente conflagration. Telle l'agitation d'une fourmilière, dont on juge les mouvements browniens en apparence vains ou absurdes, la troupe des danseurs/techniciens impose son ballet déstructuré, instaurant un semblant de chaos qui pourtant, par son incessante intensité, ne peut que tendre vers un allumage collectif.

C'est toute la question de la cohésion d'un groupe qui est posée ici, doublée d'une réflexion sur la grâce inhérente à toute mise en place d'un spectacle. Le perpétuel déplacement des éléments du décor, par son aspect mystérieux pour qui n'y participe pas, accède à un statut de rituel, par définition hermétique: seule sa vélocité – sensible dans les translations, élévations, descentes, etc… – nous est donnée, dans un pur moment de dépense. Avant la fission finale, c'est la danse des particules qui tient la scène, qui fait scène. 

Instaurer les conditions d'un spectacle, ce serait donc, déjà, établir les lignes et courbes de ce qu'il sera. Les préparatifs, en devenant le palimpseste du spectacle, prennent en charge toutes ses forces et faiblesses Les corps se frôlent, les éléments du décor se changent à leur tour en corps mobiles, on tire et on traine et on lève et on plaque et on jette et on lâche et on attrape: courir et grimper, transporter et hisser sont pris dans de trépidantes rythmiques qui font, d'office, chorégraphie. Artefacts et artifices pris dans un bouquet tout sauf final.

Diablement circacien par son affairement, et hautement pyrotechnique par sa machinerie débridée, Derniers Feux s'offre le luxe de finir là où tout devrait commencer, comme dans le vers de TS Eliot; C'est ainsi que le monde finit, non par un  bang, mais dans un murmure. Une fois la masse critique atteinte, la nuit reprend ses droits, et nous le chemin des étoiles.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/derniers-feux-351458

lundi 21 juillet 2025

Festivons d'Avignal (3): Le festin nu des invisibles

 


One’s own room Inside Kabul  – autrement dit une pièce, non de théâtre, mais d'appartement, quelque part à Kabul – à peine entré dans la longue pièce rectangulaire, sur les côtés de laquelle deux banquettes rouges nous invitent à prendre place, on découvre un véritable festin s'étendant d'un bout à l'autre de la pièce, sur une nappe à même des tapis, des dizaines de plats et d'assiettes – mais c'est un festin nu, il n'y a rien dans les plats, ou plutôt si, il y a l'absence de nourriture, la faim à l'état céramique – en observant plus attentivement, on s'aperçoit que chaque assiette, chaque plat est hanté par ce grand tabou, cette grande peur des talibans: la femme ::: des visages, des torses, des formes en creux ou en reliefs, une langue rouge qui saille d'un bol, et tout autour, sur les murs, le motif qui revient sur le papier peint est encore cela, cet interdit qui menace les nouveaux monstres au pouvoir ::: une femme – seules deux fenêtres latérales permettent de voir le monde extérieur – sous forme de vidéos montrant ce que la jeune femme afghane de 21 ans qui parle – Raha – voit depuis sa chambre, ainsi que des plans du marché aux oiseaux (des cages, des cages, des cages – et seulement des hommes qui vont et viennent) – c'est un journal de détention, des notes sonores jetées comme des miettes aux oiseaux omniprésents dans ces images, les oiseaux qui chaloupe entre désarroi, tristesse et des illusions d'espoir – car depuis que les Talibans ont repris le pouvoir, en une nuit, les femmes afghanes ont été dévorées chaque jour un peu plus par l'ombre instaurée. Plus le droit de marcher chanter parler – vivre. Raha enlève, une à une, les cordes de sa guitare dans l'espoir qu'on lui laissera cette coquille vide si jamais on vient fouiller chez elle. La métaphore n'est plus une métaphore: même le son a été privé de sens.

Une heure durant, une voix vivote comme si elle voulait battre de nouveau des ailes. Il est question d'électricité sans cesse coupée, et coupant les survivants du monde extérieur, réduisant l'existence des femmes à de vagues taches ménagères. Une heure durant, une voix et des images tentent de meubler le vide – peuplé soit de silences soit de coups de feu – dont la poussière indicible se dépose lentement, comme le temps, dans la litanie des récipients déserts.


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FESTIVONS D'AVIGNAL (2): La carrière dansée de Brel

 


Deuxième étape: Brel, par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker et le danseur Solal Mariotte.  Coupler les chansons de Brel et la danse, l'idée est audacieuse, et le lieu de cet audace à la hauteur: une carrière à ciel ouvert, où un mur de pierres fait office d'arrière-scène tandis que sur un vaste plateau la reine De Keersmacker accompagne de ses mouvements derviches la voix trémulante du Belge ressuscité.

La gestuelle, hélas, verse trop souvent dans l'illustratif, et l'effet de redondance a tendance à brider les déplacements, les rabattant en une sorte de sous-titrage gestuel. Mais ces réserves mises à part, on a pu assister à des moments de pure splendeur, comme par exemple au gré de "Quand on a que l'amour", quand De Keersmaecker se met – littéralement – à nu et qu'on voit s'imprimer sur son dos le Grand Jacques, tandis que sur la monumentale falaise c'est la silhouette de la danseuse qui se superpose au chanteur transpirant. Ou quand, au son serein du "Plat Pays", on voit défiler des images d'animaux morts – vaches, chevaux… – changeant le paysage flamand en terre vaine et dévastée.

Heureusement, la danse prend parfois ses distances avec le chant et les paroles, devenant tantôt critique, tantôt ironique, ce qui nous fait un peu oublier ses tendances mimétiques. Deux corps – l'un fier de ses soixante-cinq ans et de sa belle carrière, l'autre porté par sa trentaine et son expérience hip-hop – tentent de by-passer le répertoire violent et théâtral d'un Brel changé en spectre à la fois souverain et évanescent. Pas convaincu à cent pour cent mais charmé par bouffées, au sein d'un lieu magique dont les dimensions primitives ajoutent à la tentative de résurrection.

Festivons Avignal (1): L'événement de Joëlle Fontanaz

 


On a commencé le Festival d'Avignon par un pièce off, l'excellentissime L'Événement de Joëlle Fontanaz. En scène, sur son rocher sisyphéen, un trio d'énergumènes réinvente le chœur antique pour narrer une énième et désopilante version du feu offert aux humains. Dans une communauté officiée par (le gentil barde) Santana et (la pythie) Iris, une certaine Hélène (Destroy?) vient se ressourcer entre toilette sèche et méditation sylvestre. Plutôt que des hosties, on cuit des pizzas dont on distribue les païens morceaux aux zélotes rassemblées. Mais qui dit pizza dit four, et c'est là que le bat blesse et que tout crame.

Comment raconter ceci en même temps que cela, voilà que ce ces trois corps-voix vont s'évertuer à tisser, leurs paroles s'empiétant, se complétant, se chevauchant, s'interrompant, se croisant, en un canon foutraque (mais millimétré) qui laisse passer des éclats et des lignes de sens, comme si des silex parlants se frottaient les uns aux autres. Le rire naît autant de la confusion que de la clarté; l'événement du four foireux, à la fois éclairant et enfumant, transmis en paroles avec la même intensité fuligineuse, d'abord des flammèches de sens, des crépitements de vocables, puis de longues langues de sens dévorantes, des brasiers de récits hoquetants, des pétarades de gloses. 

Tantôt endiablés, tantôt parcimionieux, à la fois figés comme des récitants mais se tordant lentement comme des sybilles inspirées par leurs mémoires complémentaires, les trois interprètes – Joëlle Fontanaz, Mathias Glayre et Nina Langensand – changent de place et de postures au gré d'un récit qui parfois se répète et souvent diverge, les strates dudit récit entrant en danse, sismographiant le chahut. Nos oreilles deviennent des radars, faut-il démêler, brasser, fusionner ce qu'on entend, doit-on se laisser noyer dans les flux, doit-on/peut-on, la question d'emblée sera posée.

De l'apparent chaos vocal naît une espèce de chant contrarié et hypnotique. Oui, c'est cela, raconter, depuis l'aube des temps, depuis le feu primitif, raconter n'a toujours été que cela: laisser des voix tisser d'impatients écheveaux de sens, faire chorale du réel comme on fait feu de tout bois.

Une communauté tente de conserver sa cohérence malgré la combustion qui la travaille, et ses vains efforts pour recoudre des liens nous sont transmis dans une cascatelle sonnante et trébuchante. On applaudit des deux oreilles.

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Lien: https://www.festivaloffavignon.com/spectacles/6274-l-evenement

mercredi 2 juillet 2025

Tuer le livre pour sauver les finances: une idée de génie


INFO – La Poste met fin à son offre tarifaire "Livres et brochures" pour l'envoi de livres et revues en dehors de la France.

Mais quelle excellente nouvelle !

En effet, on le sait, le déficit des finances françaises est alarmant, et il fallait d'urgence prendre une mesure pour tenter de faire remonter la pente à ce fier pays avide de culture. En supprimant cette offre tarifaire qui permettait à des gens qui lisent d'envoyer des livres pour un prix modique, ce sont des milliards d'euros qu'on va éviter de jeter à la poubelle. Rendez-vous compte: chaque jour, des centaines de millions de lecteurs envoyaient des caisses entières de livres à Gand ou dans le Valais, au mépris de la santé financière de notre beau pays qui a mis la lecture au centre de ses préoccupations!

On aimerait féliciter le grand gestionnaire qui a eu cette idée salvatrice. Est-ce du côté du ministère de la Culturade ou du côté du ministère des Postes et Télépathies qu'il faut chercher ce héros ou cette héroïne? Quoi qu'il en soit, bravo! On attend avec impatience la prochaine mesure économique qui remettra cette merveilleuse contrée qu'est la France, patrie des arts et des artistes, sur les rails de la postérité. Je suggère, par exemple, qu'on supprime les aides aux libraires, puisque de toutes façons ils font ce métier par passion. On pourrait aussi fabriquer les livres avec du papier qui s'autodétruirait au bout de trois mois, histoire de faire un geste écologique. Tout est envisageable pour rendre à notre noble France sa place de phare éclairant dans l'océan du monde.

On apprend aussi que le CNL a dû réduire les bourses octroyés aux écrivains. Il était temps. Une passion ne se monnaie pas, c'est bien connu. On apprend aussi que la Maison des écrivains a dû mettre la clé sous la porte. Ouf! Ainsi, les écrivains seront littéralement des écrivains sans domicile fixe, donc… des écrivains-voyageux. Tout ça est très réjouissant. Vraiment. Le budget relève la tête! Miracle!


jeudi 26 juin 2025

Le Louis Lambert de Balzac: Une œuvre traversée

 

Peut-être avez-vous lu Louis Lambert, ce roman de Balzac paru en 1832, et qui conte l'histoire d'un étudiant surdoué oscillant entre métaphysique et spiritualisme pour sombrer finalement dans la folie. C'est un des romans les plus étranges de Balzac, assurément, d'où cette entreprise un peu folle – elle aussi – dans laquelle se sont lancées les éditions Le Lampadaire, qui ont publié récemment un grand volume relié intitulé sobrement Le Cas Lambert, véritable introspection/extrospection de l'œuvre balzacienne et débutant par la reprise du texte lui-même pour se poursuivre, de façon aussi déconcertante que perspicace par une cinquantaine de pages sur lesquelles sont reproduites des photos, toutes issues de l'iconographie psychiatrique.  Une façon sans doute de répondre à l'inquiétude qu'exprima Balzac dans une lettre à sa sœur, lettre dans laquelle il s'excite et se caféine ainsi:

"Louis Lambert m'a coûté tant de travaux! que d'ouvrages il m'a fallu relire pour écrire ce livre. Il jettera peut-être, un jour ou l'autre, la science dans des voies nouvelles. Si j'en avais fait une œuvre purement savante, il eût attiré l'attention des penseurs, qui n'y jetteront pas les yeux. Mais, si le hasard le met entre leurs mains, ils en parleront peut-être!…"

Disons-le: le souhait de Balzac est largement exaucé – exhaussé, a-t-on envie d'écrire – grâce à ce passionnant volume, qui enchaîne les points de vue comme autant de chemins où s'aventurer. Volume qui balise le spectre clinique du roman comme de la personne Louis Lambert, que ce soit par des textes du début du vingtième siècle – preuve qu'on s'intéressait alors, cent après sa parution, à la dimension schizo de l'érudit Lambert, dont on perçoit quelque chose d'étrange:

"La folie devient une ruse de la narration, employée pour éviter qu'on ne croie l'auteur fou, car ce n'est pas lui qui est fou, mais ses idées, trop novatrices pour être acceptées par le commun des mortels. Ce sera donc un fou qui les énoncera, subterfuge qui permet d'en entendre l'énoncé (…)" 

— que par des "interpolations" qui enrichissent et décalent analyses et documents. Car si Louis Lambert peut être envisagé comme un double possible de Balzac (qui suite à un grave accident de voiture entrevit des liens inquiétants entre création et folie), ce livre se veut une expérience transversale entre la fiction balzacienne et de multiples discours sur la névrose, abondamment annotés, où l'on ne croisera pas que des cliniciens puisqu'y surgissent, éclairants ombragés, Victor Segalen aussi bien que Henry Miller, Rousseau,  Montaigne, sans compter l'ombre forcément portée de Michel Foucault.

Portrait kaléidoscopico-aliénistique d'un personnage devenu "cas", l'ouvrage publié par Le Lampadaire (dont l'audace éditioriale n'est plus à démontrer) nous enfonce aussi bien dans les arcanes du roman balzacien que dans le grand débat sur la folie qui n'a cessé d'agiter la société et ses commentateurs (sans parler de ses juges) depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Le tout savamment désorchestré, afin qu'on entende mieux chaque bois, vent et cuivre de folie, par Julie Cheminaud  (Postface), avec comme maîtres d'œuvre et d'écriture Sophie Saulgnier et Hubert (sic) Lambert.

On peut lire ce livre comme une anthologie fracturée de la folie lambertienne, mais on peut aussi le lire comme un roman du roman, une "fiction électrique" – tout sauf cataleptique ! – où toutes les messages transmis par les courants de pensée branchés sur le pôle Lambert convergent vers une expérience littéraire d'un genre nouveau. Le tout illustré de tant de visages fantômes qu'on pourrait croire qu'il s'agit là d'une forme aussi bâtarde que nécessaire de diorama somnambulique. Ce que toute enquête littéraire un tant soit peu ambitieuse, finalement, se doit d'être.

C'est là, après "Lecture de prison," le deuxième volume de la collection "Curiosités" ourdi par le surprenant Lampadaire. Une aventure éditoriale remarquable, érudite, soignée, fascinante – que vous faut-il de plus, à part lire ou relire Louis Lambert ?

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PS Et si vous ne trouvez pas le livre chez votre libraire, commandez-le ! Tous les bons livres ne sont pas sur les tables des fatales nouveautés recommandées, il faut chercher, demander – être lecteur-lectrice, c'est tout un devenir-Fantômette ! 

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(Un grand merci à Sophie Saulnier qui m'a envoyé le livre et a attendu si patiemment ma lecture.)



mardi 24 juin 2025

Laisser passer la lumière: "J'étais dans la foule", de Laura Tirandaz

 


Il y a dans J'étais dans la foule, le nouveau recueil poétique de Laura Tirandaz, une étrange évidence, celle d'une voix à la fois solitaire, une voix qui traverse des espaces et frôle des consciences, tout en acceptant à son corps défendant une certaine porosité d'avec le monde. Une voix, mais aussi un regard, on pourrait presque dire un regard-voix, qui se pose sur l'autre par nécessité d'être, de vivre, et témoigne comme s'il fallait soustraire délicatement des aveux, des signes à ce qui l'entoure. Et si ce qui entoure, ce qu'on frôle, ne saurait exister que sous forme fragmentaire, alors il revient au poème d'offrir à cette fragmentation l'illusion d'une fluidité – et c'est la belle force des poèmes de Laura Tirandaz que de "coudre" ce qui est disjoint:

"J'étais dans la foule / À l'angle de la rue / quelqu'un reprend son souffle / Il cherche son alphabet / et parle à voix basse / Des phrases, des coups de rame / Les corps glissent / Les visages se superposent / Il pleut / Haleine fortes / Des espaces déchirés – traces d'ongles / Ils se dispersent / Ça y est il pleut / Des mouches sur mon rouge à lèvres"

La violence, la douleur, la peur ne sont jamais loin, leurs ombres portées s'attardent parfois sur le poème, qui n'en cesse pas moins d'avancer – une colère ténue permet sans doute cette avancée. "Avec mes bras sanglants / ma forêt respire". Des figures passent – un adolescent, une vieille… –, une ville est arpentée, des animaux se profilent, des sons résistent, des couleurs aussi, des formes et des matières que l'espoir cherche à mettre en résonance, même si l'harmonie est impossible : "Il se pourrait que les colères forment un nuage / une brume équivoque / où tout geste serait une invite".

En filigrane, on verra ou sentira des ombres persanes, mais aussi des condamnés iraniens – et si en dépit de l'exergue signée Hafez, ces poèmes sont tout sauf des ghazals – l'amour ici reste inchanté – il y a dans ces poèmes quelque chose d'un exil partagé, qu'on pourrait rapprocher, même s'il s'agit d'une autre terre, de la poésie de Solmaz Sharif. On est en un lieu de fracture, un espace lentement menacé à l'instar d'une espèce – "Voix étouffées dans le nid de la gorge / Balise dans l'océan / Respiration du cétacé qu'on découpe sur la plage / Bientôt les rafales". La solitude un peu partout se dresse, mais multipliée finit, qui sait, par faire foule.

Ni dénudée ni lestée, portée par un équilibre métrique qui aide le souffle à surmonter les failles, la poésie à l'œuvre dans J'étais dans la foule de Laura Tirandaz, par son pouvoir enveloppant, tisse un chant discret où affronter, debout, têtu.e, le réel.

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Laura Tirandaz, J'étais dans la foule, Héros-Limite, 16€


lundi 23 juin 2025

Le patron d'en bas s'en est allé en haut

 


On apprend avec tristesse le décès de Jean Richard, figure phare des audacieuses éditions d'En Bas, qui publient ce qui se fait de plus novateur en Suisse avec les éditions Zoé.

Je l'avais croisé à plusieurs reprises – il était venu me voir un jour sur un salon du livre pour me faire découvrir ses dernières nouveautés, en me disant qu'après avoir lu mon recueil d'essais sur la traduction (Le Clavier Cannibale, éd. Inculte), il avait eu l'idée de faire figurer le nom du traducteur dans la même taille de police que le nom de l'auteur sur les ouvrages qu'il publiait (souvent en bilingue). On s'écrivait de temps à autres, on se croisait à Morges ou ailleurs – mais surtout au gré des livres qu'il aimait et soutenait. Il avait la barbe érudite, le regard aguerri et une voix qui bruissait comme les pages d'un ouvrage bienveillant. Allez faire un tour dans les allées du catalogue des éditions d'En Bas, vous n'y trouverez que des merveilles, et permettrez ainsi à la mémoire de Jean d'essaimer encore plus loin, encore plus fort.

Cher Jean, nous quitter ainsi si tôt, au début de l'été, pour d'éternelles vacances, quelle ironique façon de tirer sa révérence – mais nous laisser un tel héritage est un gage d'affection qui nous va droit au cœur, sur nos plus précieuses étagères.

vendredi 6 juin 2025

Quand ils entendent le mot culture…


Il n'y aura donc pas de nouvelle édition du formidable festival littéraire Ecrivains en bord de mer. Faute de budget alloué à la culture. La quoi? La culture, ce mot qui écorche la gueule de la présidente de la région, ce mot pratique que certains aimeraient voir uniquement réservé à la gestion du patrimoine. Oui, parce qu'aux yeux de nos dirigeants, il y a quelque chose de pourri dans ce qu'ils appellent culture. Pour eux, il s'agit au mieux d'un ramassis d'écrivains islamo-gauchistes, de saltimbanques en claquettes, de théâtreux des rues. Jour après jour, région après région, la chienlit made in Puy du Fou gagne du terrain. Les voix indépendantes, libres, nuancées sont toujours les premières à pâtir de la haine de l'expression qui anime les droitards de tous bords. Comment faire des économies quand une bonne partie du fric part dans les poches de ceux et celles chargés de le répartir ou dans des cisaillages de rubans débiles ? En sucrant les subventions aux artistes, bien sûr. Car notre déficit budgétaire n'est plus causé par la sécu, mais par l'art. Fallait y penser, hein.

On connaît la chanson: qui dit baladins dit parasites. On est presque étonnés qu'on ne nous ressorte pas le coup de l'art dégénéré, mais ça ne devrait pas tarder. La Maison des écrivains et de la littérature ferme? Pas grave. Le Festival littéraire de la Baule arrête? Pas grave. Le festival Midi-Minuit à Nantes vas devoir bientôt s'appeler le Festival Midi-Treize heures? pas grave. Ce qui compte c'est que quelques heures après la mort de Pierre Nora, l'immense historien Louis Sarkozy soit invité à la Baule pour son pensum sur Naboléon N°3, et franchement ça change des élucubrations de Yves Tanguy ou Laurent Mauvigner. 

Une personne peu recommandable aurait dit un jour : Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver. Eh bien ici pas besoin de flingue – pas encore. Le mépris suffit. Un mépris qui s'avance ouvertement, avec son petit cortège d'aigreur, en faisant des sales remous haineux. Et ça ne fait que commencer. On sent qu'une certaine France voudrait faire corps avec un fantasme de France, où on s'occuperait plus des monuments que des intermittents. Une France patrimoniale, droite dans ses bottes. Comme si dans l'expression "manifestation littéraire", le mot "manifestation" équivalait à "manif" – et littéraire à… à quoi? On s'en fiche. Les écrivains sont des manifestants, apparemment. Un black bloc comme de l'encre qui fait voir rouge. Après le printemps des poètes, voici venir l'hiver des pète-sec.

vendredi 23 mai 2025

Vente à la criée du lot Pynchon


C'est désormais officiel. Après moult tractations dans les ténébreuses & méandreuses coulisses de l'édition, et à la demande de son épouse et agent, l'écrivain américain Thomas Pynchon change d'éditeur français. Exit le Seuil qui le publiait depuis les années 80, sous l'égide de Denis Roche puis de Bernard Comment dans la collection "Fiction & Cie". Rappelons que le Seuil avait pris le relais de Plon, lequel avait fait découvrir Pynchon dans les années 60 grâce à la vigilance de Max-Pol Fouchet.

Ce sont désormais les éditions Bourgois, sous la houlette de Jean Mattern, qui non seulement publieront en octobre 2026 le nouveau roman de Thomas Pynchon, Shadow Ticket, que traduira l'incontournable et infatigable mais néanmoins collègue quoique ami et par ailleurs écrivain Nicolas Richard (quand celui-ci aura fini de traduire, entre autres joyeusetés, la monumentale biographie de Pessoa écrite par Richard Zenith…). En outre, les éditions Bourgois exploiteront également tous les titres précédents de Pynchon, dont certains paraîtront en J'ai Lu. Il est question également de proposer de nouvelles traductions de deux titres, L'arc-en-ciel de la gravité et Vente à la criée du lot 49. Bref, la roue tourne, pour ne citer que Torquemada.

Comme le disait Pynchon lui-même: "Same thing, but different." (Ce qu'on peut traduire par : "L'éternel retour du même ne rechigne pas à s'accommoder de légères variations.")



samedi 17 mai 2025

Où sont les survivants: d'une poésie commune à partager


Les éditions MF lancent une nouvelle collection intitulée "Poésie commune", dont quatre titres viennent de paraître, quatre petits livres cartonnés de format 95x130 qui tiennent entre les paumes, et et dont les différentes couleurs semblent annoncer un passionnant arc-en-ciel. Si j'emploie cette image météorologique, ce n'est pas par hasard, car quelque chose de climatique rassemble ces ouvrages, qu'il s'agisse des nuages du Xixi de Florence Jou, des saisons de Des branches et des autres de Camille Sova, de la neige de Poudreuse de Séverine Daucourt, ou de l'eau de Veules-les-Roses de Gabrielle Schaff.

Les éléments comme élément commun? Et la poésie, alors? Ici, elle est tout sauf hors-sol, même si elle se préoccupe d'arrachements de toutes sortes. Ici, elle va et vient dans le monde d'aujourd'hui en affrontant un paysage-panique. Ici, elle devient, comme dans le Xixi de Jou, un discret kung-fu permettant de survivre dans un présent où le ciel a des "accents de cannibale", le ciel qu'il faut à tout prix éviter de "perdre". La poésie non pas comme remède à l'industrie humaine, mais comme langue-passeport ouvrant d'autres possibles, la poésie comme un mouvement de tai-chi que l'ennemi n'a pas le temps de détecter.

Dans un petit livre savamment accordéoné, offert pour l'achat de deux titres, des extraits et des textes commentant ces parutions étoffent la vision qu'on peut déjà se faire de cette excitante aventure éditoriale – d'autant plus que MF nous annonce pour l'an prochain la parution d'un nouveau livre d'Elke de Rijcke, Paradisiaca. Un Lac-Opéra, et nous en donne à lire un extrait (en attendant, je vous conseille vivement de lire l'anthologie de cette auteure, parue chez Lanskine sous le titre Et puis, soudain, il carillonne).

Mais écoutons pour lors la voix de Florence Jou, qui devrait vous donner envie de faire poésie commune avec ces livres:


mon réveil est vent féroce / une tasse de thé vide au pied de mon lit / je me décolle de ma carcasse aux lèvres gelées / pour prendre le rasoir de mon père / tailler dans ma masse brune touffue / trancher comme des lambeaux de viande / devenir combattante de la vraie ombre / ninja des rivières célestes 

Combattant de la vraie ombre: ce pourrait être une possible définition de la poésie, aussi commune que diffractée, à l'œuvre dans ces quatre ardents missels.

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Pour en savoir plus, c'est ici.

samedi 10 mai 2025

L'intolérable légèreté de l'attente avant publication


Derrière les livres, on le sait, il y a des auteur.es. Sont-ils/elles, d'ailleurs, derrière? Très souvent, il leur faut aller devant, redoubler par leur présence et leurs paroles le travail éditorial. Aller au charbon. Certain.es aiment, d'autres moins. Se montrer, après avoir disparu dans le travail en cours. Parler, après s'être tu en écriture. De leurs livres, d'autres parleront, ou pas. Mais ce qu'il faudrait souligner, en plus de ce SAV auquel ils/elles doivent/peuvent se plier, c'est leur patience.

Écrire prend du temps (quelle que soit la façon dont on mesure ce temps). Et quand le livre est fini, débute toute une série d'autres attentes. L'attente d'un éditeur: ça peut prendre longtemps, un an, voire plus. Et si le livre est accepté par un éditeur, il faut parfois le retravailler, et là encore le temps s'étire, l'auteur.e a quitté le temps de l'écriture mais doit y revenir, bon gré mal gré. Puis vient le temps ultime, celui qui sépare le moment de l'acceptation du manuscrit de sa publication, et une fois de plus, l'attente peut être longue – car quand un éditeur accepte un texte, son "planning de publications" est souvent déjà établi sur plusieurs mois.

Tout ça pour dire qu'on ne louera jamais assez la patience des auteur.es. Entre le moment où ils/elles débutent un texte et le moment où ledit texte paraît, le temps semble se dilater de façon abstraite, parfois intolérable. A l'urgence d'écrire a succédé l'impatience d'être publié, mais c'est l'attente qui prend toute la place entre ces deux moments.

Il n'est pas facile de dire à un.e auteur.e: "J'aime votre texte, je le publierai donc dans un an et demi"; et encore moins facile, quand on est auteur.e de s'entendre dire ces mots. Bien sûr, parfois, le processus est moins lent, une "case" se libère, et le texte peut paraître plus vite que prévu, mais la machine éditoriale est laborieuse, on doit établir son programme très en amont, on présente le livre aux représentants quatre ou cinq moins avant parution, etc.

Il existe donc des temps très différents dans le parcours d'un livre. Et une fois publié, un nouveau temps surgit, souvent très bref, celui de sa présence sur les tables des libraires. Bref, des années de travail, souvent, pour un très bref tour de manège… Avis, donc, à ceux et celles qui "fantasment" d'être publié.es: c'est une forme de patience inédite qu'il vous faudra apprendre à maîtriser. Une attente qui n'a rien d'une détente. Un temps comme suspendu, dont il convient de savoir s'extraire. 

mardi 6 mai 2025

De la sensibilité en lecture: Laure Murat ou l'art du contrepoint sur le i

 


Dans Qui annule quoi?, Laure Murat s'était déjà penchée sur cette peur bien pratique d'une improbable "cancel culture" qui permet à toute une société réactionnaire de jouer la carte victimaire pour oblitérer ses douteuses idéologies. Avec Toutes les époques sont dégueulasses, qui paraît aujourd'hui aux éditions Verdier, elle tente une nouvelle fois de mettre des points (cardinaux) sur des i (impensés), et s'attaque à l'épineux problème d'une certaine "révision" des textes. Pour cela, elle opère une distinction entre réécriture et récriture.

La première pratique, d'ordre alchimique, vise à une transformation d'un texte, texte qu'on revisite pour ainsi dire de l'intérieur en y appliquant néanmoins des forces issues de l'extérieur – il s'agit donc d'une recréation, ce dont la littérature a toujours été friande, qu'elle s'y livre par déformation, continuation, renversement, etc.

La récriture, en revanche, relève de l'idéologie, ou de la morale, et tient, non plus de l'alchimie, mais de la restauration. Il s'agit d'effacer des éléments jugés offensants, ce qui, à première vue, pourrait sembler vertueux, mais Laure Murat a tôt fait de démasquer derrière cette gomme magique un évident intérêt économique. En ripolinant certains classiques – Roald Dahl, Agatha Christie… – l'édition cherche avant tout à préserver des titres ayant pignon sur librairie, et dont certains éléments – racistes, principalement – pourraient ternir l'aura, et donc limiter la diffusion.

On voit bien, derrière le rideau de la décence, s'agiter le risque de l'oubli. Car à quoi bon faire croire que Dahl ou Christie n'étaient pas antisémites? Cela revient à postuler que les éléments offensants sont uniquement circonscrits dans des termes précis (gros, nez crochu) et qu'une certaine pensée ignoble n'infuse pas de façon plus subtile (?) jusqu'à la syntaxe, les images, le contenu. A cet égard, essayez de récrire Bagatelles pour un massacre de Céline en supprimant les mots "youtre", "youpin" et autres apparentés: le caviardage ne fera pas s'évaporer l'odeur d'esturgeon pourri qui en émane. 

Ne vaudrait-il pas mieux, rappelle Laure Murat, contextualiser ces textes qui posent problème, plutôt que de se livrer à de fastidieuses acrobaties cosmétiques ? Les notes, les préfaces, postfaces et autres appareils critiques sont un moyen autrement plus efficace et plus réflexif de mettre en perspective leurs angles morts (voire mortifères). A condition bien sûr que cet appareillage ne rajoute pas une nouvelle couche en se répandant en approximations et justifications pour faire passer ce qui ne passe pas. La prothèse ne doit pas devenir cataplasme.

Loin de tout systémisme, l'auteure prend la question à bras-le-corps, et une fois de plus, avec clarté, humour et intelligence, permet d'entrevoir des lectures délivrées de tout aveuglement ou parti pris, des lectures qui fonctionnent selon plusieurs régimes et ne cherchent pas à recouvrir les dits et faits des auteur.es. Ne serait-ce pas là une sombre manœuvre woke? se demanderont ceux pour qui déboulonner c'est forcément détruire, ceux qui croient à un vaste complot minoritaire menaçant une branlante hégémonie. Laissons-les lire les textes sans en déplier leurs obscures coulisses, si ça leur fait du bien. Ils ont gagné depuis si longtemps qu'on ne va pas leur faire miroiter une possible défaite de leur myopie protectrice.

Bon, pas sûr, donc, que Pascal Praud invitera Laure Murat dans son pig-show. Mais si vous aimez la nuance pertinente, le calme intellectuel et l'invitation à une pensée autre que binaire, ce livre, en dépit de sa brièveté, mérite toute votre attention. 

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Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Verdier, 7,50€

lundi 5 mai 2025

DERNIER ÉPISODE DE "RETRADUIRE GRAHAM GREENE"


EPISODE 7 – Traduire après mais quand même 

Ici, quelques réflexions, voire quelques reflets, puisqu’il est question de revisiter des éclairages anciens.

On l’a dit au tout début de cette série, on ne re-traduit pas, puisqu’on traduit, tout simplement. L’exercice comporte ses joies et ses dangers. Il ne s’agit pas, ou alors rarement, de faire « mieux ». L’idée est d’aider le texte original à recommencer, autrement, non pas à faire peau neuve (son cuir est coriace), mais à passer par d’autres gosiers (ou d’autres oreilles), puisque la musique qui l’anime (s’il est animé d’une musique, ce qui n’est pas toujours le cas, on le sait), en s’offrant à d’autres instruments, peut varier légèrement ou considérablement. Qu’apporte donc le traducteur second ? Tout d’abord, il bénéficie de moyens plus étendus et plus fouillés que ses prédécesseurs – grâce à l’internet, il peut réussir à identifier un vocable rare, une allusion cachée, toutes sortes d’informations sur l’œuvre et l’auteur. Mais n’oublions pas que nos prédécesseurs, bien que dépourvus des ressources de l’internet, savaient communiquer et n’hésitaient pas à contacter toutes sortes de personnes, des amis proches au médecin légiste de l’Iowa en passant par le cousin d’un bibliothécaire à la retraite, afin d’éclaircir certains points obscurs. Ne jouons donc pas trop les malins. La technologie ne nous a pas ouvert la boîte de Pandore, elle a juste raccourci le fumeux « temps de réponse ». 

Retraduire reste, qu’on le veuille ou non, traduire. Certes, si on se lance dans ce genre d’entreprise, c’est qu’on estime (ou qu’on nous a convaincus), qu’il y avait un sens – un intérêt – une demande ? – à revisiter un texte. Mais certains écueils, me semble-il, nécessitent d’être évitées. Ne pas se prendre pour un justicier. On ne redresse pas des torts. On ne donne pas de versions définitives. (Ici, évidemment, penser aux différentes interprétations musicales.) On peut lutter contre le vieillissement, contre des contre-sens, des oublis, des censures, des raccourcis, des rajouts, et c’est tout à l’honneur de la postérité qui dure dix-sept ans et dont tout le monde se contrefout. Non, je crois que ce qui motive, profondément, une retraduction c’est ce désir de relancer telle ou telle œuvre comme un dé fou sur la piste de notre négligence. Pour résister au temps, certains textes ont besoin de jouer les phénix. C’est comme si, depuis la petite nuit des temps qui est la leur, ils appelaient d’autres interprétations afin de s’avancer en pleine lumière.

ÉPISODE 6 / RETRADUIRE GRAHAM GREENE

 

EPISODE 6 – Car le lion 

 Dans Deux hommes en un, le contrebandier avec qui Andrews entretient une relation d’amour-haine s’appelle Carlyon. Ce nom peut évoquer à certaines oreilles une paroisse des Cornouailles mais il semble surtout l’étrange noce entre le nom de Carlyle, le grand écrivain écossais dont Greene, peu avant la rédaction de son roman, avait lu La vie de John Sterling et qui l’avait inspiré pour écrire son deuxième roman refusé. Le nom de Carlyon résonne également avec le mot anglais « carrion » (charogne), même si on y entend tout aussi bien le nom d’un fauve (lyon). Le fait est que le personnage de Carlyon est un étrange composite : à la fois pirate impitoyable, être simiesque (il est décrit ainsi dans le roman) et grand romantique (un coucher de soleil le rend extatique). Aux yeux d’Andrews, il vient remplacer le père – il est même celui qui lui annonce la mort du père. Père putatif donc, pirate lui aussi, mais ayant cette particularité que jamais il ne compare le fils au père, alors que son équipage passe son temps à dénigrer Andrews en agitant la mémoire vénérée du défunt géniteur. D’où l’amour qu’Andrews porte à Carlyon, et dont on a vu précédemment qu’un écrivain turc anonyme avait bien compris la portée.

 Pour vaincre Carlyon, qu’il a trahi, Andrews semble vouloir à tout prix se prouver qu’il est un homme, au sens viril et limité du terme. A peine a-t-il rencontré Elizabeth qu’il en tombe amoureux (c’est une sainte, mais il menace au début du livre de la souiller), tout comme, succombant à l’appel de la chair (Lucy est semble-t-il une fille aux mœurs légères…), il consent à venir témoigner au procès des contrebandiers en échange de la promesse d’une nuit de luxure… Mais quand il retrouve finalement Carlyon, après le suicide d’Elizabeth, il se sacrifie pour le sauver. Bref, Andrews, en lâche émérite, semble avoir du mal à trouver une cible à son besoin d’amour. A maints égards, il ressemble à une… souris – sans cesse en train de fuir, de se cacher dans des coins et recoins, en alerte permanente, mais ne sachant pas résister aux tentations des sens (Lucy faisant office de fromage ?).

Mais ce sage écolier devenu presque malgré lui pirate aventurier semble faire écho à Greene lui-même, qui, d’élève inhibé et maltraité change un beau jour du tout au tout pour s’en aller sillonner des pays dangereux et s’adonner au double jeu de l’espionnage… Sans parler d’un certain rapport aux femmes : les liens entre Andrews et Lucy (la putain) et Elizabeth (la sainte) faisant clairement écho aux liens entre le jeune Graham, qui fréquente les bordels tout en vouant une passion vibrante pour Vivien (laquelle accepte de l’épouser dans un premier temps à condition qu’ils respectent une certaine chasteté). Bref, « deux hommes en un » est une bonne définition de l’homme Greene – on remarquera à ce propos la récurrence de « l’humain » dans la bibliographie de l’auteur : Le troisième homme, Le dixième homme, Deux hommes en un, Notre homme à la Havane, Le facteur humain… Et quand il n’est pas homme, il est… « agent ». 




RETRADUIRE GRAHAM GREENE / L'ART DES RONCES / ÉPISODE 5

 


EPISODE 5 – L’art des ronces 

 La première traduction existante de The Man Within n’est en rien bancale ni fautive, comme l’était celle du Ministère de la Peur, ainsi que je pense l’avoir largement démontré dans mes précédents posts. Mais elle a vieilli, et une fois de plus il nous faut comprendre comment vieillissent les traductions. Ce n’est pas le processus de traduction en soi qui vieillit, encore que sa méthode peut répondre à des exigences aujourd’hui obsolètes ou contestées, c’est bien souvent le lexique, les tournures, la scansion, tout ce qui entre en écho avec l’époque grammaticale. Soit l’exemple suivant – Andrews, en fuite, se débat parmi des ronces de mûriers, et Greene s’amuse à personnifier ces épines revêches :

« The blackberry twigs plucked at him and tried to hold him with small endearments, twisted small thorns into his clothes with a restraint like a caress, as though they were the fingers of a harlot in a crowded bar. He took no notice and plunged on. The fingers grew angry, slashed at his face with sharp, pointed nails. ‘Who are you anyhow? Who are you anyhow? Think yourself mighty fine”.”

Traduction de Clairouin:
“Les ronces des mûriers s’accrochaient à lui pour le retenir par leurs frôlements : de petites épines plantées dans ses vêtements l’agrippaient tels les doigts d’une fille dans une taverne. Il n’y prit pas garde. Les doigts se firent courroucés et lui griffèrent la figure de leurs ongles durs et pointus. ‘Qui es-tu ? Mais qui es-tu donc ? Tu t’en crois joliment !’. »

Ma traduction : « Les ronces des mûriers s’agrippaient à lui et tentaient de le retenir amoureusement, leurs petites épines torves s’accrochant à ses vêtements et simulant des caresses, comme les doigts d’une catin dans une taverne bondée. Il n’y prêta pas attention et s’enfonça davantage. La fureur s’empara des doigts, qui griffèrent son visage de leurs ongles effilés et pointus. ‘Mais tu te prends pour qui ? tu te prends pour qui, avec tes airs supérieurs ?’ »

Les différences sont, certes, minimes, mais l’on voit tout de suite ce qui ne passe plus aujourd’hui : le mot « fille » pour traduire l’anglais « harlot » (que je traduis néanmoins par un mot vieillot, « catin », car l’action se situe au début du XIXe siècle) ; l’adjectif « courroucés », dont l’emploi s’est un peu perdu ; et cette étrange expression qui ne nous parle plus guère : « Tu t’en crois joliment ! ».

Au fil du texte, on tombe sur d’autres termes ou expressions qui n’ont plus vraiment cours : « deux vieilles femmes jabotaient » ; « il sauta sur pied » ; « vous avez pris toute la bonne mine de la famille » ; « leur vie rude passée à boire et sacrer » ; « peu chiche de horions »… (Pourtant, il faudrait pouvoir imaginer le plaisir de la traductrice, au moment d’écrire ce « peu chiche de horions »…)

Il ne s’agit évidemment pas de « moderniser » le texte, d’une part parce qu’il a déjà un siècle au compteur, ensuite parce que l’histoire qu’il met en scène, on l’a dit, se situe plus au moins au début du dix-neuvième siècle, même si elle est imprégnée d’une troublante intemporalité. Il serait certainement intéressant de relever, dans ma propre traduction, les éléments qui ne survivront pas à l’épreuve du temps. Mais comment un traducteur pourrait-il savoir à l’avance ce qui, dans la langue, dans sa langue, sera frappé d’obsolescence ? Et s’il parvenait à repérer ce qui finira par « détoner », comment y remédierait-il ? C’est parce que la langue est vivante qu’elle peut se permettre de laisser derrière elle les lambeaux de ses mues récurrentes. Si traduire n’est pas échouer mieux, je ne sais pas ce que c’est…

dimanche 4 mai 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 4 / TRADUCTION ET PUDIBONDERIE


EPISODE 4 – Traduction et pudibonderie 


 Comme dans bien d’autres romans de Greene, il règne dans Deux Hommes en un une atmosphère onirique, ou plutôt cauchemardesque, une ambiance de contes made in Grimm, ce que semblent confirmer l’abondance de visions et plusieurs références à l’histoire de Hansel et Gretel. Et comme souvent également chez Greene, le personnage principal semble prisonnier d’une enfance dont il ignore s’être échappé. L’omniprésence du brouillard, au début du roman, impose une texture floue qui empêche l’arrivée de la réalité. S’il faut deviner plutôt que voir, percevoir plutôt qu’entendre, méjuger plutôt que discerner, alors advient une sorte de marge de manœuvre douteuse, qui permet et excuse des actes injustes et des réactions injustifiées. A moins que ce brouillard soit précisément la réalité, rendue méconnaissable par la peur de vivre…

Dans ces conditions, comment aborder la traduction ? Celle dont nous disposons est signée Denyse Clairouin : cette dernière, née en 1900, a traduit également Train to Istanbul (en français Orient Express), Le serpent à Plumes de David Herbert Lawrence, mais hélas sa carrière sera brève, comme on va le voir. On dispose de quelques lettres adressées par Greene à Clarouin, qui nous permettent d’en savoir un peu plus sur la publication de ce premier roman. Accueilli aux éditions Plon par Jacques Maritain, L’homme et lui-même paraît amputé, à la demande Maritain, de cinq passages qu’il juge un peu trop connotés sexuellement. Greene s’en offusque, mais son admiration pour Maritain et son amitié naissante avec Clairouin font qu’il ne se livre pas à un bras de fer.

Les passages en question sont en fait de simples bouts de phrase. Par exemple, à un moment, Lucy, la prostituée, demande à Andrews s’il pense que les pratiquants se comportent comme tous les autres hommes, le sous-texte étant évidemment sexuel. Un peu plus loin, Lucy s’adresse à Andrews et lui dit ceci : « Donne-moi ta main. Pose-la maintenant ici, et là, et là. Maintenant tends ta bouche. Tu me sens là, tout près de toi ? C’est bien. Serre-moi contre toi. Tu peux m’avoir davantage si tu le désires. » Ce passage a été tout bonnement supprimé à la traduction. Plus loin, le paragraphe suivant : « La jeune femme était étendue sur les draps. Elle avait jeté sa chemise de nuit par terre. Elle était mince, avec de longues jambes et des petits seins fermes. Avec une pudeur qui ne cherchait pas à faire illusion, elle posa ses mains à plat sur son ventre et lui sourit. » est devenu : « La femme reposait étendue sur le lit. D’un geste de modeste feinte elle se couvrit de ses mains et sourit à Andrews. » Maritain n’a visiblement pas apprécié ces passages… Oh, la pudeur de l’époque…

Quoi qu’il en soit, Denyse Clairouin fut une amie proche de Greene – ainsi que son agent en France (et non à La Havane…). Greene rappelle dans ses mémoires que, lors des émeutes causées par l’affaire Stavisky, tous deux se promenaient dans Paris en voiture et « cherchaient les ennuis ». En 1942, alors que Greene travaille lui aussi pour les mêmes services, il tombe sur le carnet d’un espion suisse, égaré malencontreusement par ce dernier, et tombe sur le nom et l’adresse de son amie traductrice. Il craint alors pour la sécurité de cette dernière – il apprendra plus tard que Denyse Clairouin a travaillé dans la France occupée pour les services secrets anglais. Et apprendra alors le son sort tragique qui fut le sien dans un camp de concentration.

Greene sera désormais traduit par Marcelle Sibon, à laquelle succéderont, dès 1969, Georges Belmont (traducteur entre autres de Henry Miller, James Hadley Chase et Anthony Burgess, assisté pour certains titres de Greene par Hortense Chabrier), puis, dès 1980, Robert Louit (à qui on doit de nombreuses traductions de Ballard et K. Dick – respect).