RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION
JOURNAL DE TRADUCTION
Le titre de ce roman est Shadow Ticket une expression qui peut avoir plusieurs significations. Il peut s'agit d'un billet (d'avion, par exemple), réservé sans qu'on l'ait acheté, mais ce sens colle assez mal avec le contexte du livre de Pynchon, qui se déroule en 1932. Il peut avoir également un sens informatique, encore moins pertinent vu ledit contexte. Un autre sens, peut-être métaphorique, est envisageable. Un "shadow ticket" renverrait alors à une expression espagnole, et cet obscur billet serait celui réservé pour une "barrera de sombra", une place à l'ombre dans une arène pour assister à une corrida. Mais que ce "ticket" ait le sens de billet, de programme (ou liste) électoral, que ce "shadow" soit une ombre, un fantôme, ou renvoie à une filature (il est question dans le roman d'un "private eye"), voilà qui reste à déterminer.
On attend donc de mains fermes le texte de Pynchon. Sachant le secret qui entoure ses livres, il n'est pas sûr qu'on puisse disposer prochainement d'un pdf, qui pourrait aisément fuiter avant le 7 octobre. Penguin imprimera plus vraisemblablement des épreuves papier, parcimonieusement distribuées juste avant la sortie. Mais après douze ans d'attente, on n'est pas à six mois près, non? On connaît au moins quelques ingrédients de ce nouveau plat sûrement relevé: fortune fromagère, Al Capone, activités paranormales, bandits à moto, paquebot accostant en Hongrie (!), espions anglais, Nazis nazis, big band…
Les trois cent quatre-vingt-quatre pages de Shadow Ticket paraîtront donc le 7 octobre prochain, et des négociations sont en cours en France afin d'en acquérir les droits en vue d'une traduction. En attendant de vous dire (très prochainement plus), voici les informations dont on dispose pour l'instant…
Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.
Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.
Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.
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Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974
Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin
Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc
— tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.
• JEUDI 13 FÉVRIER – TOULOUSE ::: Librairie Ombres Blanches – 18h / Rencontre modérée (ou animée) par Nicolas Vives –
• VENDREDI 14 FÉVRIER – PORT-VENDRES ::: Librairie Oxymore – 18h / Rencontre animée (ou modérée) par Claudre Faber
• SAMEDI 15 FÉVRIER – LAGRASSE ::: Librairie Les Arts de Lire – 17h / Rencontre animée et modérée par Dominique Larroque
LIEN: https://maisondelapoesieparis.com/scene-numerique/claro-parler-me-semble-ridicule/?media=0
Les œuvres de fiction traitant de la guerre d'Algérie – et parus dans son plus ou moins proche sillage – ne sont pas légion, et Les Serpents peut prétendre sans conteste à figurer aux côtés de livres comme Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat ou de Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib. Divisé en 43 courts chapitres, il raconte le parcours d'une jeune instituteur, Albin, appelé en Algérie au moment des "événements". On le suit depuis son village jusqu'à Marseille où il est formé, puis à Tizou-Ouzou. Bourgeade épelle son parcours en s'attardant sur les moments de vie qui le mènent de sa quiète province jusqu'aux lieux de massacre: les adieux, l'entraînement militaire, l'attente, les déplacements en jeep, les nuits à ciel ouvert, les séances de torture, la menace du conseil de discipline, la fuite… Comme autant d'éclats tranchants, chaque chapitre fouille un peu plus la blessure humaine et le drame algérien.
Lorsque Albin quitte son successeur – Mazurier, qui va s'occuper de ses élèves et, accessoirement, de sa veuve de mère –, Bourgeade décrit ainsi la scène:
"Il s'écarta de moi par un mouvement symétrique, l'odeur s'éloigna, à la fois parfumée et fade, tenace et finie, s'anéantissant à l'instant précis où elle atteignait la muqueuse nasale, pareille à ces tigres de granit postés à l'entrée du temple d'Urphal, près de Luang-Prabang, qui semblent défier l'éternité et tombent en poussière dès qu'on les touche."
Ce qui retient dans l'écriture de Bourgeade, c'est sa façon de sonder des moments à vif avec non pas froideur, mais précision, une précision qui n'empêche pas la phrase de déborder d'elle-même. Un mot définit Albin: effritement. Il résiste tant bien que mal à la violence de l'armée, tente de rester en dehors du cercle de la torture, mais finit emporté dans son effrayante spirale:
"Je ne suis pas plus criminel qu'hier, je n'étais pas plus innocent qu'aujourd'hui. Je ne dirais pas même que la guerre pourrit tout. Ce n'est pas la vraie guerre, c'est la guerre civile, quelque chose d'intime, de très profond. Je suis divisé. Je n'en puis plus. Je ne suis plus vivant. Je me demande si je l'ai jamais été. Rien ne m'a paru plus irréel que la torture. J'ai vu ces hommes hurler, pleurer, faire sur eux. Je me croyais au cinéma. […] Le fait est […] que l'humanité est sans limites. […] Ils poussèrent ces cris qu'on pousse quand on accouche, quand l'être se déchire pour laisser passage à quelque chose – un homme, qui recommencera."
Bourgeade ne fait pas d'Albin une pure victime ni un franc salaud. Juste un homme brisé membre à membre par une armée qui l'enfonce dans des zones grises de plus sanglantes. Sa prose prend sur elle les horreurs du monde et les fractures intérieures, tirant lentement et méthodiquement le lecteur dans les plis de l'abîme, faisant de lui un témoin éberlué. Ici, les serpents ne sifflent pas, ils sont le sang même qui change l'homme en bourreau. Ils sont les bras armés de l'Histoire, les violents courants électriques d'une éternelle gégène.
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Pierre Bourgeade, Les Serpents, Gallimard, coll. Le chemin
Il y a d'abord le plan d'énonciation, qui bien sûr rappelle le narrateur de L'Innommable de Beckett, avec ce "je" épris d'immobilisme qui semble tournoyer lentement dans la bonde du langage, un "je" ni tout à fait abstrait, désincarné, ni tout à fait tangible, encore rattaché à un terreau familial par des spires mentales. Un "je" qui a fait sécession, a apprivoisé le retrait, mais reste en observation (de lui, du monde alentour); une sorte de guetteur inquiet qui, depuis la fragile forteresse de son moi, observe les allées et venues de la mère soumise au joug tyrannique du père, une mère qu'on voit faire les courses, faire la course aussi. Les parents, après un incendie et un campement, vivent dans l'appartement; le fils, lui, est resté en bas, dehors, il a refusé de monter, préférant adopter d'autres formes de croissance. occupé par "un funeste projet de lumière".
Le narrateur est ici essentiellement une voix, c'est-à-dire le point de croisement de toutes sortes de pensées, sensations, souvenirs – sa méthode d'appréhension de son passé et de son présent exige "un recours rigoureux à l'approximation", preuve s'il en est besoin que le roman de Belin, en dépit de son climat anxiogène, appelle, par sursauts, le rire.
Il y a ensuite le plan diégétique – autrement dit l'histoire du "je", son rapport au temps et à l'espace. On l'a dit, le narrateur a fait sécession, il s'est détaché de la branche familiale pour aller croître en une autre terre, et des éléments épars nous sont donnés, des données géographiques (Paris, l'Ouest de la France…) autant que historiques (Pompidou, Chirac…). Le réel demeure une dimension, un cadre auquel accrocher des instants, où se remémorer des mouvements. Comme si trahir le clan déformait, sinon le vivant, du moins le vécu.
Il y a enfin le plan abstrait, avec la présence dans le livre d'une "Figure", et c'est là sans doute la plus troublante singularité de ce livre. Car la "Figure" que convoque Belin n'est pas définissable, ou plutôt se définit par tout ce qu'elle n'est pas: ce n'est pas un double, pas un alter ego, pas une conscience, pas une âme, pas un dibbouk, pas un ça, pas un horla – et à la fois, elle est un peu de tout cela. Et c'est justement son statut insaisissable (et sa présence chronique) qui sauve le narrateur, l'empêche de succomber à une réduction (n'être qu'un fils):
"Oh, la Figure. Un jour mon Sancho Panza, un autre ma tempête intérieure. Elle s'est engouffrée en moi voilà longtemps et, si elle a souvent menacé de soulever la toiture, elle a aussi gardé la maison, il faut le reconnaître, comme un berger allemand. La Figure. Elle est si vraie et comme elle m'épouse si impeccablement qu'on ne saurait me distinguer d'elle, j'entends trancher. Exposer le distinguo. Autant trancher de l'eau, probablement. Je désire la révéler, la désigner, non pas la confondre."
Cette Figure, qui "a toujours des travaux en cours", qui "turbine comme une bétonnière", il revient au lecteur d'en faire non pas une clé ou un levier, mais une ombre salutaire, une sorte de saint-esprit, force active du non-dieu qu'est le je, qui entraîne le narrateur dans des vortex de questionnements mais l'empêche également de sombrer. A la fois magister et vigie, discrète et insistante, amicale et sibylline, elle est peut-être ce "plus" mystérieux qui fait que l'Homme en l'Homme n'est pas seul. La Figure n'est ni un figurant ni un visage. Une forme pour résister à l'informe. Non pas une figure de style, mais une figure-style.
Les considérations que je livre ici sur ce livre aussi extraordinaire qu'inépuisable qu'est La Figure peuvent sembler, j'en ai bien conscience, un peu abstraites, voire théoriques, et je m'en voudrais de laisser de ce livre l'impression d'un pur jeu de langage, ce qu'il n'est pas, loin de là. Bien au contraire: La Figure est une confession d'un ordre si singulier que sa dimension tragique – soumise aux bourrasques d'une langue qui ne cesse de se disperser et se rassembler, de s'avorter et de se régénérer – ne peut que nous prendre à la gorge, en cet endroit par lequel passe, précisément, le langage. Car si dans La Figure, la langue ne cesse de cahoter, de se contredire, de se chevaucher elle-même, d'emprunter de nombreuses lignes de fuite, souvent animales, parfois végétales, si sa langue, toujours instable, demeure intensément animée, inquiète, ce n'est pas pour diffuser de la confusion, mais bien pour cerner, à forces d'investigations concentriques et excentriques, l'inexprimable, et au fond de cet inexprimable, une violence : non ce qu'on veut taire, mais ce qui, en palimpseste, fonde la "prosodie corporelle". Disons-le tout net: Le fait d'avoir été fils a fait qu'il fallait fuir.
Eblouissant autant qu'aveuglant, assourdissant autant qu'incantatoire, La Figure de Bertrand Belin est comme un trou noir résistant à sa propre et fatale attraction. Une "usine surchauffée", pour reprendre la définition qu'Artaud donnait du corps sous la peau.
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Bertrand Belin, La Figure, P.O.L, 18€
La réduction de la résistance à cette passivité est, selon Lafontaine, indissociablement liée à la culture du viol, laquelle induit ce qu'on appelle un "trauma insidieux": à savoir qu'on peut "manifester des symptômes de stress post-traumatique sans avoir directement vécu d'agression sexuelle". D'où il en découle que, baignant dans une culture du viol omniprésente, les femmes sont appelées à rester cantonnées dans une impuissance. Le viol paralyse sa victime, mais la possibilité du viol également.
Lafontaine s'insurge contre cette assignation à résidence corporelle, et rappelle que "le droit à l'autodéfense est un privilège réservé à une minorité de sujets". Pour elle, "croire que notre seule défense sera la soumission les [violeurs] encourage à passer à l'acte". Car l'agresseur n'a jamais peur d'être agressé, ne connaît pas la peur, juste l'excitation née de la possibilité de créer de la peur. Il importe donc que la colère des femmes devienne une arme:
"Quelle surprise ça serait, pour eux, si nous ripostions violemment. Si nous bombardions leur foie de coups de poing. Quelle stupéfaction ils ressentiraient si on leur entaillait sévèrement l'arête du nez. Si on le cassait, ce nez. Je rêve du jour où des hommes auront peur de notre réaction."
De toute évidence, ce temps n'est pas encore arrivé. Il faut donc en passer par d'autres stratégies. Parler, écrire, partager. Qu'au trauma succède la survie, et que la survie permette d'explorer le trauma. Que peut la littérature dans un tel contexte? A ceux qui pensent que les idéologies féministes "minerait de l'intérieur les qualités littéraires de l'écriture", Lafontaine oppose un principe simple: "l'écriture du trauma incarne […] une pulsion d'avenir, une audace.[…] Dans un contexte de domination masculine, elle détourne les ordres qui se répercutent constamment dans nos intimités: nous taire ou mourir." Alors, non, l'écriture dont parle Lafontaine n'est pas thérapeutique, elle n'exorcise rien, n'exige pas d'être forte ou courageuse. Son seul carburant est la rage, et surtout pas le pardon – et de conclure:
"Je ne pardonne rien, moi, j'écris. J'éventre le cadavre encore chaud de mon enfance."
En à peine cent pages, Marie-Pier Lafontaine met son poing sur pas mal de hic et appelle à une nécessaire contre-attaque esthétique et politique. Il faut donc la lire – et ne laisser personne manger de la terre.
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Marie-Pier Lafontaine, Armer la rage / Pour une littérature de combat, éd. Héliotrope, 15 €
Cette semaine, j'aurai par deux fois l'occasion de parler de mon livre Des milliers de ronds dans l'eau (Actes Sud), ou plutôt de le laisser parler. (A vous de voir si venir l'écouter vaut la peine de vous déplacer pour ce que ça dit.)
Tout d'abord, une rencontre à la librairie L'Arbre à Lettres mercredi 23 janvier à 19h. Les infos? Les voici:
Ensuite, le vendredi 24, une "rencontre" un peu différente: un entretien avec Bruno Blairet à la Maison de la Poésie, à 19h, portant le titre rassurant de "Parler me semble ridicule". Autant vous dire qu'on ne sera pas dans les clous puisqu'il s'agira de monter dans les tours… Les infos? Là encore, les voici (et on vous rappelle que c'est payant et sur réservation, parce que le beurre sans l'argent du beurre ça ne nourrit pas sa tartine).
Il aura fallu l'indéfectible passion et le courage linguistique d'une traductrice et écrivaine, Sabine Huynh, et l'indispensable travail des éditions des femmes-Antoinette Fouque, pour qu'on puisse enfin accéder à un corpus aussi indispensable que celui d'Alejandra Pizarnik ou Clarice Lispector. Pourquoi ce si long désintérêt des éditeurs français? Pas la peine de vous faire un dessin, je pense. Même Wikipedia semble avoir son idée sur la raison de ce silence : "Ses écrits évoquent notamment l'avortement, les menstruations, la masturbation féminine et l'adultère." Notamment? Oui, on en est encore là. Et pour en revenir, on peut enfin lire Anne Sexton dans son extrême contemporanéité:
"Ce soir il y aura de la boue sur le tapis / et du sang dans la sauce. / Celui qui bat sa femme est de sortie, / celui bat les enfants est de sortie / il mange de la terre et boit des balles dans une tasse. / Il va et vient à grands pas / devant la fenêtre de mon bureau / en mâchant des petits morceaux rouges de mon cœur. / Tel un gâteau d'anniversaire, ses yeux lancent des étincelles / et son pain est de pierre." (Celui qui bat sa femme, p.24))
Dans ce nouveau volume intitulé Folie, Fureur et ferveur – avec ses trois F comme trois fois la femme trois fois frappée mais trois fois furibonde – l'art poétique de Sexton semble porter à un degré d'incandescence inouï, mais sans qu'on assiste pour autant à un dérèglement ou une confusion. Si le sang et la folie semblent ici mener la danse autour d'un corps aussi menacé que réfractaire, la parole poétique, bien que sans cesse traversée d'ondes terribles, d'affreux souvenirs, d'immédiates peurs, s'avance sur un fil clair et tendu. Celle qui parle – pardon: qui écrit – manie l'ironie non pour distancer mais pour garder le cap: "Place mes pieds dans les étriers et amène un groupe de touristes": voilà ce qu'on n'avait encore jamais lu, ce qu'aucun homme, vraisemblablement, n'avait lu ni ne voulait lire.
Chaque poème d'Anne Sexton mène une lutte, perd un combat, déchire et piétine, s'insurge et se brise, renaît, dévore, survit. Elle étreint le prosaïque comme une brassée de feu, foule la lie, enjambe les cadavres, fait du rêve une arme à double tranchant, parle de la famille comme on décrit un naufrage ou un assassinat – "Ayant toujoutrs seiz ans dans la culotte, / je mourrais pleine de questions." Constellée d'agonies, elle fend de ses angoisses et ses rages la poisseuse matière du quotidien en laissant affleurer un sourire très particulier, mi-rasoir mi-moqueur. Violente comme Artaud, sombre comme Pizarnik, rebelle comme Violette Leduc, Anne Sexton surprend toujours, par ses images décalées ("Dehors les chatons étaient pendus aux mamelles de leur mère / comme des saucisses dans un fumoir"), son humour noir, cette façon qu'elle a d'être à la fois puissamment directe (elle porte des coups) et intensément stratège (elle laisse l'ennemi se dévoiler):
"J'aimerais enterrer / tous les yeux haineux / sous le sable au large / de l'Atlantique nord et les asphyxier / dans le sable effroyable / et éteindre toutes leurs couleurs / durant cette suffocation lente."
Vous voilà prévenu.es. Vous n'en reviendrez pas. Impossible désormais d'ignorer Anne Sexton, "fillette qui voulait juste survivre", qui "mit le feu au lit", et qui fit de l'insolence une arme à jamais solaire.
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Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), traduction de l'anglais (Etats-Unis) et préface de Sabine Huynh, des femmes-Antoine Fouque éditrice, 22€
Du même auteur, aux mêmes éditions, par la même traductrice:
Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969) et Transformations.
Mais aussi:
Women, une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert, éd. Le Temps des Cerises, 17€
De format carré (± 37 x 37 cm), ce poème tente, par une disposition en blocs et en éclats, de rendre compte de Berlin bombardé, d'une ville à la fois détruite par le feu du ciel et vivante encore à la façon d'un "ventre qui halète sous le fracas des tocsins". L'horreur côtoie l'incongru, "les enfants déchiquetés sur les civières" flottant non loin de "l'éléphant [qui] assume la taille d'un homme à la mesure des cendres et des gravats". Telle une partition éclatée que seule tient en place la violence des impacts – n'oublions pas que Gatti côtoya Boulez… –, le poème s'offre comme spectacle et témoignage, empreinte ignée et géographie instable, riche de tout son vibrant simultanéisme.
Berlin-ventre ("les disparus […] savent de quelle chaleur de ventre maternel est fait le cratère des bombes), Berlin-éventré (tel un "double carbonisé" de la forêt), Berlin-zoo aussi, puisqu'en plusieurs points (cages?) de la page les animaux réagissent à la pluie d'acier brûlant autant que les humains assiégés: ici des vols d'oiseaux en quête d'un itinéraire connu, là, un "troupeau de pachydermes" au "barrissement choryphée"… La destruction est montrée et vécue comme une "révélation": le feu "divulgue", de même que le poème de Gatti expose, retourne, bouscule autant qu'il organise spatialement les divers éléments soumis au "vent d'acier".
"Lequel de Berlin ou du feu se modèle sur l'autre?" s'interroge le poème dans le coin supérieur gauche, tout en laissant irrésolue la question, mais de façon douloureusement symphonique.
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Armand Gatti, Le bombardement de Berlin, préface d'Olivier Neveux, avec un bois gravé d'Emmanuelle Amann, Æncrages & Co, coll. Phœnix, 17 €
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© Brigitte Thonhauser-Merk |
Un village est un village est un village. Mais encore? Un ou plusieurs villages? Le même ou un autre? Qui l'habite, qui y meurt, qu'en faire? Et le village, qu'est-ce qu'il pense, dit, fait, de toutes ces questions? Est-ce une entité, une espèce de personnage, un lieu-dit, un lieu qui dit des choses? Dans le formidable le village.Matouret de Vincent Es-Sadeq, toutes ces questions ont droit, sinon à une réponse, du moins à un défrichement. Quelqu'un a créé le village: on peut au moins partir de cette hypothèse, et en déduire que tout ce qui survient dans le village fait partie du village. Pas seulement les maisons et les rues, mais tout: autrement dit, tout ce qui peut se dire (et même ce qui ne se dit pas):
j'ai fait pour tout et pour tout le monde. / corps.nez qui saignent.articulations.dents dures comme le silex./béquilles pour malades.nombreux médicaments pour malades./esprits.synapses.ombres.grincements.inquiétudes./choses essentielles.choses utiles.choses accessoires./détails.décorations.corbeilles de fruits.cadeaux à détacher.surprises./nombreux pétales […]
Mais dire le tout du village n'est pas seulement décliner l'ensemble infini de ses parties. Car le village – l'essence de tout village? – est aussi strates, strates de passé, d'avenir, de présent; strates d'histoires, d'accidents, d'incidents, de rêves, d'ambitions, de désillusions. Vincent Es-Sadeq traite le village avec une délicate obstination, il met les mains dedans, il retourne les pierres du silence – et sous couvert d'inventaire met à nu, dévoile, expose. S'il accumule les faits, c'est souvent pour y glisser une amorce d'affect:
accouchements difficiles.plusieurs./ détresse des nouveaux-nés.il ne sera pas fait d'autre invitation. // naissances dont on n'arrive pas à se souvenir tant il y en a eu. / nombreux enfants parmi lesquels nombreuses petites filles.garçons aussi./tous sont examinés et pesés.beaucoup naissent en criant.
Page après page, quelque chose prend forme, l'entité-village devient un organisme-village, il apparaît, d'abord fantôme, puis corporel, parfois cadavre; renaissant de ses cendres, les éparpillant, au vent de l'invention les livrant. Et bien sûr, en marge bien qu'au cœur du village, il y a la figure du paria, en l'occurrence un certain Matouret, qui va, vient, parle, songe, une sorte de clochard céleste à la Beckett qui n'a que faire de Godot, a d'autres pierres à sucer:
nombreux cailloux sucés par Matouret pour en connaître le goût.//mouillés.sales.terreux.écœurants.// sucer cailloux après rosée du matin.sucer cailloux après sécheresse de l'après-midi.après coucher du soleil.sucer cailloux après ciels noirs.sucer cailloux après la pluie.
Un village est météorologie, chronologie, démographie. On y pleure, s'y trempe, oublie. Le recensement auquel Vincent Es-Sadeq soumet le village, sous ses apparences de nuancier, n'est jamais froid, ce qui s'y énonce n'est pas simple donnée, mais riche offrande, car chaque atome du village dit quelque chose du corps qu'il habite: bêtes, plantes, pierres, humains, tous participent d'un ensemble indéfini et pourtant bien réel, que seule une approche pointilliste (j'utilise ce terme à défaut d'un autre) permet non seulement d'aborder, mais de traverser, d'aviver. C'est le premier livre de Vincent Es-Sadeq et pour nous aussi c'est comme une nouvelle façon de lire.
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Vincent Es-Sadeq, le village.Matouret, éditions LansKine, 15 €