mardi 9 septembre 2025

Vienne 1936: Burroughs chez les nazis

 


On connaît assez bien la vie de l'écrivain américain William S. Burroughs, grâce entre autres aux biographies de Ted Morgan et Barry Miles, mais le fait est qu'on ne s'était jamais penché attentivement sur son séjour à Vienne en 1936-1937. C'est chose faite désormais grâce à Thomas Antonic, dont les éditions Grèges publient un texte plus qu'instructif intitulé Burroughs chez les Nazis. 

Les liens entre Burroughs et l'Europe débutent tôt, puisqu'en 1927, alors âgé de 13 ans, il se rend à Cannes et sur la Côte d'Azur avec sa famille. En 1933, il séjourne à Paris et à Londres, puis se rend en Algérie (alors département français) sur les traces de L'Immoraliste de Gide. Puis, en 1936, nouveau séjour à Paris avant d'arriver à Vienne – on est deux ans après la Nuit des Longs Couteaux. Vienne n'est pas Tanger: les homosexuels y sont persécutés, ce qui n'empêche pas une certaine classe sociale de vivre des amours "illicites", par exemple à l'hôtel König vin Ungarn, où est descendu Burroughs.

Mais qu'allait faire le futur auteur du Festin Nu à Vienne? Tout simplement des études de médecine, études que lui permettait de suivre son diplôme de fin d'études secondaires, alors qu'aux Etats-Unis il aurait dû passer des cours préparatoires (biologie, chimie, maths). C'est dans cette ville que Burroughs assiste à la montée en puissance du nazisme, entouré de professeurs pronazis et antisémites, au nombre desquels un certain Eduard Pernkopf, chantre de l'hygiène raciale et anatomiste n'hésitant pas à travailler sur des cadavres de victimes du nazisme.

À partir de nombreux documents, Thomas Antonic traque intelligemment dans l'œuvre de Burroughs des échos circonstanciés de ce séjour à Vienne, certes bref mais l'ayant mis concrètement au contact de l'idéologie nazie. Et le fait est que dans son œuvre, on n'est pas en manque de médecins peu recommandables, comme l'illustre Dr Benway, qui apparaît dans plusieurs de ses livres. Antonic évoque également la figure passionnante de Ilse Herzfeld (épouse Klapper), que Burroughs épouse le 2 août 1937, un mariage ayant essentiellement pour but d'aider Ilse à renouveler son visa et fuir l'Europe au bord du gouffre (elle souhaitait émigrer aux Etats-Unis, et finit par se rendre à New York au début de l'année 1939).

Antonic, en fin lecteur de Burroughs, nous permet ainsi de voir dans quelle mesure le séjour viennois de l'auteur a alimenté sa peinture d'un monde tordu où le spectre nazi sait prendre diverses formes.

À noter que l'essai de Thomas Antonic est suivi d'un autre essai, signé David Frank Allen, intitulé Malaise dans la syphilisation et portant sur la destruction de la subjectivité dans l'œuvre de Burroughs.

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Thomas Antonic, Burroughs chez les nazis, éditions Grèges


vendredi 5 septembre 2025

Notre désir de publication est impossible à rassasier


 Comme chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, des livres paraissent, puis, marché oblige, disparaissent (plus ou moins). Les éditeurs et les auteurs font donc ce qu'ils peuvent, avec les moyens du bord, pour tenter de pérenniser cet événement forcément éphémère qu'est la parution d'un livre, livre qui se retrouve vite perdu dans un océan de publications.

On a beau en parler, en tweeté, en tiktoké, en instagrammé, rien n'y fait, ledit livre reste une goutte dans l'averse d'encre qui régulièrement s'abat sur un peuple de lecteurs et de lectrices de plus en plus flou. Bien sûr, hormis la dizaine de stratégies susceptibles d'empêcher ledit livre de se dissoudre dans l'abondance éditoriale, il est toujours possible de s'en remettre aux libraires, aux lecteurs et lectrices, aux amis, à la rumeur, au tarot de Marseille, dans l'espoir qu'il surnagera. 

Mais qu'attend-on d'un livre? L'éditeur, lui, le sait: il attend que le livre se vende raisonnablement, et ce afin d'essuyer les coûts inhérents à sa publication, mais aussi afin de démontrer que ses choix éditoriaux sont judicieux; enfin, parce qu'il ne veut pas que son auteur.e soit déçu.e et pense avoir fait une erreur en lui faisant confiance.

Mais l'auteur.e, qu'attend-il/elle de cette publication? C'est là que le mystère s'épaissit. Certains s'en foutent (je les adore). D'autres croient dur comme fer qu'ils vont devenir des stars du jour au lendemain. D'autres comptent sur une petite rentrée d'argent pour tenir bon. On devrait établir une typologie des attentes liées à la publication d'un livre. Tant il est vrai que perdure une sorte de mythe en lien avec ce procédé par ailleurs très concret qui consiste à imprimer un texte sur du papier, à coller ce papier sur du carton, à le distribuer dans des points de vente, puis à le laisser dormir dans des entrepôts ou le pilonner régulièrement.

Une phrase revient souvent chez les auteur.es: "Je veux juste (ou j'espère) qu'il se passe quelque chose autour de mon livre". Ce désir, louable, se décline différemment selon les individus: des rencontres en librairie, des lectures publiques, des invitations à des festivals, des articles dans la presse, des passages à la radio. Car c'est là l'entière gamme des propositions sur lesquelles ils peuvent compter. Inutile, je suppose, de leur préciser que des articles ne font pas forcément vendre, qu'une rencontre en librairie peut être un grand moment de solitude, qu'ils vont rester des heures sans rien signer dans ce super festival qui les a invités, et que l'émission de radio où ils ont été invités n'aura pas lieu en raison d'une grève. On n'est pas là pour leur casser le moral, mais pas là non plus pour leur promettre la lune.

Bref, on est en droit de se demander ce qu'un,e auteur.e attend vraiment de la publication d'un livre. Argent, gloire, rencontres, voyages, respect, espoir d'être de nouveau publié, agitation, quelques verres de champagne gratis dans un cocktail, des échanges avec son lectortat, des heures de train à l'autre bout du pays pour causer quinze minutes d'un sujet n'ayant rien à voir avec son livre ? Rien n'est pire, en effet, qu'une vaste indifférence silencieuse. Et il arrive qu'un livre se heurte à un mur: zéro articles, même sur un obscur blog. Zéro invitation en librairie. Niet de festival. Comme si il ou elle avait écrit dans le désert et n'avait d'autre choix que d'y retourner.

Pourtant, derrière l'acte d'écrire (ou devant, face à lui) il y a la nécessité. Ecrire parce que bon-qu'à-ça. Que vouloir de plus? Etre lu? Certes, bien sûr, mais à partir de quel nombre de lecteurs/lectrices l'auteur.e sera-t-il/elle satisfait.e? Cent? Mille? Trois mille? Cent mille? Vingt millions? Douze et demi? Deux (papa et maman)? Les rêves qui agitent les écrivain.es devenu.es auteur.es sont gris et flous et variables et changeants. Mais peut-être qu'à force de noircir du papier et de voir ce papier s'attarder en librairie on finit par réviser ses attentes (à la baisse?) et faire la distinction entre deux identités, celle qui écrit et celle qui publie. Car publier un livre oblige, au sens presque moral, celui ou celle qui écrit à se poser une question cruciale: qui suis-je quand j'accompagne mon livre? Ecrivain.e ou auteur.e ? Quelle est cette nuance? Comment la vivre? Qu'en attendre? Ai-je vraiment envie de consacrer du temps à jouer les VRP de mon œuvre?  Est-ce, écrire, un métier (la réponse est non; vous n'avez qu'à contacter, si vous y arrivez, l'entité URSSAF qui vit dans la dystopique contrée du Limousin).

J'aimerais pouvoir donner des conseils. En prodiguer comme on rassure les passagers d'un beau navire répondant hélas au nom de Titanic. Mais en vérité je suis, comme les auteur.es que je publie (et comme celui qu'il m'arrive d'être), démuni devant cet incident mineur, qui devrait être un feu d'artifice mais n'est souvent qu'un pet d'allumette humide, qu'est la publication d'un livre sur cinq cents autres en même temps et si tu n'es pas dans les quinze qu'a choisis la presse lors d'une médiumnique concertation, pleure tes larmes.

La durée de vie d'un livre a été tellement raccourcie par le marché qu'il serait hypocrite de promettre monts et merveilles, pognon et passage à La Grande Librairie, invitation à Nancy ou Grargouilles-les-Moselles. Il n'existe en ce domaine qu'une seule loi: si un livre peut changer la vie d'un lecteur, d'une lectrice, alors il est justifié. Un, une, ce n'est rien, mais c'est tout. Car rappelez-vous ce livre que vous avez lu et qui est en vous comme un pivot, une boussole, une bombe, un clou, un amour, une catastrophe, un retournement, un seuil, un virage, une décision. C'était quoi? Les Chants de Maldoror? Tombeau pour cinq cent mille soldats? Les Géorgiques? Et si c'était Détruire tout ? Ici je tente le tout pour le tout. Et si c'était Détruire tout, de Bernard Bourrit, paru aux éditions Inculte, que je dirige? Voyez comme nous sommes: nous ne reculons devant rien pour "pousser" les livres que nous publions sur l'immense échiquier de — mais assez. Vous m'avez compris. Et sachez que je n'hésiterai pas à vous recycler ce post en changeant juste le titre et le nom de l'auteur.e à chaque livre que je publierai. Et dans quelques semaines je vous bassinerai sans complexe avec l'immense Bruits d'Anne Savelli que je publierai en janvier. On est comme ça, on ne lâche rien.

Mais "libre" à vous de lire juste les quinze livres sur lesquels la presse littéraire s'est mise d'accord. Mais si votre curiosité vous conduit au seuil de Détruire tout, de Bernard Bourrit, eh bien, je pourrais mourir tranquille (mourir, dans le jargon de l'édition, veut dire vivre).

jeudi 4 septembre 2025

Bit after bit: pas évident


Comment être féministe quand on est un homme? C'est une question que nous sommes en droit, nous les hommes, de nous pose. Pas seulement pour nous mettre à adopter une attitude différente, plus raisonnée, plus responsable, moins torve (ça devrait aller de soi…), pas seulement pour juste découvrir les limites d'une décence que nous sommes les seuls à avoir défini les mouvantes (selon nous) frontières. Non, je crois que pour être "féministe", afin de découvrir ce que ça veut dire, il faut faire un chemin inverse à ce qu'on est aujourd'hui. Il faut que nous, les hommes, revenions sur notre vie depuis… le berceau? Nous devons passer en revue nos actes, nos pensées, nos désirs, nos insistances, nos objectifs, nos sous-entendus, nos blagues, nos fantasmes, nos rêves, nos frustrations, nos colères, nos réticences, nos remarques, nos insultes, nos gestes, nos mains, nos idées, nos prétextes, nos justifications, nos remords, et ceux-ci, celles-ci, ces moments ces ruptures, nous devons les estimer, les ausculter, les soupeser – avec, selon qui le fera, honte, doute, culpabilité, fierté, déni, que sais-je.

Le but n'est pas de s'ériger en coupable pour mieux, après analyse généalogique et sociologique, se décréter victime, mais de s'interroger, pas à pas, nous autres hommes, sur les attitudes et les gestes que nous avons adoptés et nous sommes permis au cours de notre jeunesse (notre enfance?) et de notre adolescence (et bien entendu de notre âge adulte). Cela veut dire faire non seulement faire appel à la mémoire (qui a été conditionnée par des années de doctrine masculiniste) mais à l'analyse (qui l'a été tout autant). Autrement dit: Nous devons revoir notre passé autrement que tel qu'il a été vécu. Une telle relecture est difficile: comment revisiter nos actes et nos pensées à l'aune d'une nouvelle ère qui nous semble plus respirable (ou pas, puisque tous les hommes n'apprécient guère ce changement d'ambiance qui gênent leur emprise sur un sexe longtemps estimé "faible"?).

Ce que nous devons apprendre à dire: Nous avons été lourds, insistants, nous avons forcé une fille, nous avons ri de de situations où nous étions les rois présumés et nos victimes des proies faciles. Ce n'est pas une question juridique: personne ne nous assignera en justice (comme est belle notre impunité! réfléchissons-y). Non, ce qu'on attend de nous, ce que les femmes attendent (entre autre ), ce n'est pas juste des égalités de traitement (elles ne sont pas naïves), mais ça: ça:: que nous relisions nos vies à l'aune de nos privilèges, que nous comprenions d'où vient notre pouvoir, et comment, allusions après remarques, gestes déplacés après offenses imposées, nous l'avons laissé, ce pouvoir, vivre sa petite vie tranquille. 

Revoir sa vie à cette aune, repenser ses pensées, et se demander à quel point nos viriles façons de vivre et de penser perdurent en nous: voilà ce que nous les hommes nous devons envisager de faire (pas seulment la vaisselle).  On peut bien sûr invoquer l'époque, mais sans oublier qu'elle fût créée par nos maîtres et par nous approuvée. Nous avons tranquillement ratifié des hiérarchies en pensant répartition des tâches. 

Être féministe pour un homme ne saurait se limiter à adopter des points de vue "féministes". Il faut savoir faire son propre "procès", qui n'est somme toute que la réécriture lucide d'un récit longtemps vicié. C'est un travail de chaque instant, dans la mémoire et dans le présent. Car si nous n'avons jamais tué de femme, nous n'avons jamais non plus pensé ou agi pour qu'aucune femme ne meure, et nos stratégies masculin(ist)es (nous) ont assez prouvé combien nous étions habiles à ne pas trop nous formaliser quand l'un d'entre nous estimait que son attitude était "justifiée". Qu'elle l'avait mérité.

Certes, reconsidérer sa vie de mâle ainsi est pénible, complexe, comme toute relecture. Devenir le juge de soi n'est pas une affaire facile – mais nous sommes peu à finir devant un tribunal, pas de panique. Le viol étant la pierre de touche de toute société, n'est-il pas vital de se poser certaines questions. Se réinventer est (enfin) possible grâce à la parole des femmes. Non s'absoudre en larmoyant, ni se défausser tranquillement. Juste se regarder en face, de biais, de travers même si ce n'est pas joli-joli. Bien sûr, les avantages liés au fait d'être un homme sont suffisamment considérables pour que nous, les hommes, nous hésitions à les mettre en péril. Sauf si nous prenons en considération l'autre moitié de l'humanité (qui nous a enfantés pendant que nous fumions une cigarette sur le parking de la maternité). Mais que nous donnera-t-on en échange? demandons-nous.Qu'avons-nous à y gagner? Si vous vous posez cette quesion, sachez que c'est foutu d'avance. 

L'homme ne naîtra pas féministe, il le deviendra (mais qu'il arrête d'abord de faire semblant de savoir ce qu'est un delco et un clito et un accouchement et un non quand ça veut dire non).

Les trois moustiquaires de la pensée sont de retour

 


Le cauchemar continue. Voilà que trois penseurs de l'extrême – dois-je préciser dans quelle direction penche de leur gré ou à leur flexible insu, leur extrême? – vont se poser cette question cruciale: la mort du livre est-elle inévitable? Ah, comme on aimerait que la question soit plus simplement, plus nettement : la mort de vos livres à vous trois est-elle inévitable? Mais c'est peu probable, car ils se vendent plutôt bien, ces trois gaillards (enfin, Patrice Jean, moyen-moyen).

Et pour cause, l'un (AF) a pignon sur ondes et l'autre (EN) suffisamment sévi en terre cathodique pour qu'ensemble, grâce à eux, une levée de fiers boucliers ne cesse de s'ériger contre leur grand ennemi: la pensée woke (bouh!). C'est leur grand dada à ces dadais du déni, et ils en sont les thuriféraires assermentés (voire académisés), toujours prêts à mener d'inlassables croisades contre (le choix est vaste…) les ravages du langage-jeune, la disparition du respect envers eux, la tyrannie du consentement, la grande menace des transitions sexuelles, les incendies de forêts, etc. Finkielkraut persuadé que l'argot des banlieues va retarder l'aboutissement du dictionnaire de l'académie; Naulleau convaincu que les trans essaient de voler la vedette aux prolos.S'ils avaient inventé le code de la route, on comprendrait mieux la priorité à droite. 

S'érigeant modestement et sous de frelatées rhétoriques en arbitres d'un monde qu'il savent de source sûr menacé par tout ce qui n'est pas eux et leur idéologie moisie, ils ne cessent de s'étonner que le monde ait changé depuis qu'ils vendent moins; un monde qui les sait vieux de pensée et crétins de raisonnements; or donc les voilà prêts (plutôt que frais) et disponibles (plutôt que dispos) à caracoler sur ce noble cheval de bataille qu'est le Livre, dont ils s'espèrent être encore les indispensables représentants placiers. Oui, ils écrivent et ils publient, depuis des lustres, accumulant pensums sur pensums, diatribes sur diatribes, fustigeant comme si fustiger était un sport de salle et qu'eux seuls savaient soulever la fonte du ressentiment.

Mais on aura beau écouter leurs arguments (tantôt placides, tantôt échauffés, ils sont roublards), s'étonner de leurs argumentations prétendument logiques (ils citent, ils déduisent), et prétendument argumentés (ils citent, ils déduisent), on aura beau écouter les indignations si sincères de Finkielkraut qu'on se demande si chez lui l'indignation n'est pas en fait une sorte de réflexe moteur dès qu'il rencontre une pensée ne lui donnant pas du "monsieur"; on aura beau s'étonner du faux calme de Naulleau qui ne cesse de nous prendre à parti comme s'il était évident que nous partagions ses évidentes crispations dès qu'une fille a une bite, il n'en reste pas moins qu'en bruit de fond, on n'entend qu'une chose, comme des cris de basse-cour venus d'un enfer du syllogisme  leur haine sourde. Leur dépit rageur. Attention: ce ne sont pas de vieux mâles blancs réacs. Oh non. Juste des réacs blancs mâles vieux. Et tout leur travail, au final, semble se résumer à cela: dissimuler leur aigreur sous un compost mental dont ils espèrent que les effluves dissimuleront la rancitude de leur non-pensée.

Il ne manque en vrai à ces mousquetaires que la bêtise idéologique d'un Houellebecq, l'infamie baroque d'un Richard Millet, la connerie défunte d'un Renaud Camus, les rêveries hussardes d'un Tesson et la philo-déliquescence d'un Onfray  pour qu'ainsi épaulés ils puissent brandir sans complexe l'étendard d'un Occident meurtri mais sachant-bien-parler-français, s'offusquant de l'ingratitude de ses sujets et inviter leurs pauvres "followers" (ô comme ils aimeraient qu'ils soient plutôt des disciples!) à prolonger leur sainte croisade jusque dans les urnes. 

Alors laissons-les discuter du livre et de son avenir. Et espérons pour eux que le ridicule continuera de se vendre.


mercredi 3 septembre 2025

Ça jase, ça jazze, c'est Lalonde !


Les livres de Catherine Lalonde se mettent en bouche et y formulent d'étonnantes et nécessaires explosions, on les boit et les mâche non pour en ingérer la seule saveur mais parce qu'ils inventent un rapport carné et foutrement scandé au dire-le-corps.

Prenez Trous, son dernier ouvrage paru aux éditions Le Quartanier. Tout y tourne autour et s'en retourne au trou – bien sûr, le "trou" est un motif récurrent en poésie, du moins depuis Artaud, dès lors qu'on procède à des équivalences trou/bouche, trou/con, trou/gorge, et donc trou-parole et trou-naissance et trou-chant, mais chez Lalonde le motif-trou donne lieu et matière à plus que des variations, même si elle décline le trou en ses modalités corporelles, la bouche les yeux les oreilles etc. Il ne s'agit pas ici d'un quelconque blason du trou, mais d'une cavalcade au sein de la langue chargée de trous.

On trouvera dans Trous de nombreux échos d'autres voix, voix trouées ou voix traversées, on y entendra des bribes de contes, des esquilles de chansons, des mots de Wittig ou de Carroll, des traînées de Jabberwocky, des bouts de Perec et Villon, mais surtout on se laissera emparer par une voix qui alterne plongées dans le sombre du langage et fuites éperdues dans ses infinies possibles. Lalonde fait parler son poème comme un corps sommé de gesticuler ses secrets, elle sature le motif-trou pour lui faire rendre gorge, mais sans jamais lui instruire de se taire, bien au contraire, sans cesse le trou bée et clapote, se contracte, se dilate, et en glorieux orifice laisse passer toutes sortes de tempêtes vocales. Les mots se chamboulent, d'une comptine l'autre, des syllabes liminales s'absentent mais le mot résiste, têtu comme un volatile au cou coupé qui n'en finit pas de tressauter dans la basse-cour du corps langagier. Ça pulse, ça bégaie, ça tord et ça shuinte – on lit comme en fièvre, mais une fièvre tenue, à la température profondément cadencée.

Le trou n'est pas que vide, loin de là, il sait être stigmate, portail, baiser profond, entente bruissante, par lui on advient au monde, on se vide, par lui on entre en harmonie avec la discorde des sens – et dans le trou qu'on mette le doigt si l'on doute d'en avoir fait le tour. Trou noir du cosmos, trou rouge du désir, trou trouble des eaux-souvenirs. Tourbillon/trublion. La-la-londe !

Lisez, non, écoutez, non, psalmodiez:

"Déjà /depuis / c'est théâtre / depuis les débuts / trous de mère de marde et d'hyper trous / c'est du théâtre du mentir vrai depuis des lustres / l'invitation d'une varie étoile filer la ligne de feu / où suis-je qu'ai-je fait que dois-je faire encore ? / des joutes d'infra-corps et de chevaux morts / de faux ordres quels chagrin me dévorent / les désirs en cette ocre langue / des lumières pour agiter l'ici / ensemble on y vit / fortes d'ivre / de feux de moelle / de mots flambés nés des marges / des fusées des vits des verges et des masques / ces étoiles à pourrir des plosions implosions et que pulsent / nos mordées car tant que tu entres en tous ces blancs j't'ouïs / oui! ce crânage gueule à gueule ces égales bouchées / des hurlements de louves la nécessité de l'imprévu […]"

Trous se lit et se relit, en milles apnées revigorantes. Perforé, performant, poème du trou mais pas du manque, car débordant, dévorant, le texte croît, enfle et spire comme une nuit à ne pas dormir entre corps débridés.

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Catherine Lalonde, Trous, Le Quartanier

mardi 2 septembre 2025

"C'était pour ainsi dire: une sécession": La disparution selon Séverine Chevalier

 


La disparution? Oui, il faudrait presque inventer ce mot pour le distinguer de celui de "disparition". Ce dernier pourrait s'appliquer à une personne disparue ou morte, tandis que le premier désignerait plutôt le processus, lequel peut-être long, discret, invisible – et conviendrait mieux pour parler du livre de Séverine Chevalier, intitulé Théorie de la disparition.

Il y a quelque chose dans ce roman qui échappe au roman. Certes, on y trouve une "intrigue", l'histoire d'une femme prénommée Mylène, épouse d'un écrivain à succès (Mallaury), et qui l'accompagne dans ses divers déplacements promotionnels. Mylène est effacée, se plaît (se complaît?) dans cet effacement que son mari favorise et qui lui permet, à elle, Mylène, de ne pas trop s'appesantir sur son passé. Mallaury est vaniteux, aigri, moqueur, laissons-le à sa séance de dédicaces. Non, ce qui fascine dans ce livre, c'est la façon dont chaque phrase semble minée, ou semble fuir, ou joue avec le feu. Mylène s'est confinée dans un sous-sol pour écrire à son tour, et ce sous-sol se révèle la matrice même de l'écriture: c'est là, sous la surface vaine, que vérités et souvenirs vont mener une danse éprouvante.

Tout bascule lors d'une soirée, lorsque Mylène entend – voit – ne reconnaît pas – le mot "lèvres". Et c'est comme si, alors, elle se retrouvait abouchée aux mystères de la langue, de ce qu'elle dit, de ce qu'elle tait, du corps qu'elle annonce, des désirs qu'elle passe en contrebande. Cette émergence lui permet de revenir sur cet effacement dont elle a fait la texture de sa vie: d'où vient-il, ce besoin de transparence? Là, un récit familial intense est mis à jour, partant d grand-père, écorchant le père, échouant à la fille de ce dernier, Mylène. 

Chez Séverine Chevalier, on s'en rend vite compte, la ponctuation joue un rôle capitale, que se soit les deux points ou les virgules, lesquelles semblent avoir adopté le rôle de disjoncteurs: 

"Je vous regarde laver le sol, et voici ce qu'il me semble: vous n'agissez pas parce que le protocole indique son exécutions comme ci ou comme ça […], vous vous comportez ainsi parce que vous voulez prendre soin. Vous voulez, aimer."

Une peur de la chute traverse le livre, qui est autant la peur de disparaître que celle de tomber dans le trou commun de la vie commune, dans le magma de la vie indifférenciée. De l'inattention peut découler l'inanité. Ado, Mylène est allée sur un grand-huit avec une amie détestée :

"Après on est tombées dans le monde et les lumières violentes […]."

De nombreux indices d'une imminente bascule jalonnent ce texte qui avance par subtils dévoilements: une paire de chaussures, une chemise en soi et des vers à soie, un pliant devant une tombe, les grosses lèvres pâles d'un inconnu, etc. Puis cette question, qui vient tout sauver:

"Comment se fait-il qu'éclot, parfois et tout de go, une consistance?"

Riche en clairs-obscurs et en sombres legs, simple de langue mais tourmenté de syntaxe, Théorie de la disparition danse sur la fascinante lame de rasoir qu'est une calme émancipation. La narratrice écrit à un moment ceci : "J'attends, peut-être, la catastrophe." Ce mot de catastrophe signifie littéralement "renversement". Et c'est bien de cela qu'il s'agit ici: de quelque chose de renversant, qui ne peut advenir que par l'écriture, celle à laquelle Mylène se consacre en sous-sol, afin d'entrer dans une autre lumière dont l'éclat, cette fois-ci, n'osera plus l'estomper. Une femme prend la parole, puis prend corps, enfin prend ses cliques et ses claques. Tout plaquer, sauf soi.

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Séverine Chevalier, Théorie de la disparition, La Manufacture de livres


vendredi 29 août 2025

Et si traduire c'était d'abord savoir compter?


Et si traduire c’était d’abord savoir compter : additionner puis multiplier puis diviser. Cette définition peut sembler étrange et pourtant c’est le b-a-ba. En effet, quand on vous confie un livre à traduire, on vous indique en même temps la date à laquelle il serait judicieux de rendre votre traduction.

Le premier problème du traducteur ou de la traductrice consiste donc à estimer le temps qu’il va consacrer à ladite traduction – afin de déterminer s’il peut respecter ces délais. Donc, avant de se lancer stylo bille en tête, il s’agit de calculer le nombre de signes dont est composé livre en question – on peut le faire «manuellement» à partir du livre papier ou à partir d’un fichier, peu importe. On obtient alors un certain nombre de signes. On divise alors ce chiffre par 1500, ce qui permet de savoir combien de feuillets fera la traduction qu’on rendra, en sachant qu’on peut l’augmenter de 15% en fonction de ce qu’on appelle le coefficient de foisonnement. On peut alors multiplier ce nombre de feuillets par le prix au feuillet que propose l’éditeur/l’éditrice, afin de savoir quelle somme on touchera (en trois fois, le plus souvent : un tiers à la signature du contrat, un tiers à la remise de la traduction, un tiers à l’acceptation de la traduction). Oui, car celui ou celle qui traduit est payé.e au signe, espace compris. Quant au tarif, pour l’anglais il tourne autour de la vingtaine d’euros, sachant que le CNL préconise 23 euros (mais c’est dans les cas où l’éditeur veuille obtenir une aide financière du CNL).

Mais surtout, on essaie de calculer combien de signes on peut faire par jour (ouvré…) en fonction du nombre de jours alloués. Bien sûr, ce nombre d'or doit être revu à la baisse, car il faut prendre en compte les éventuels jours où, pour une raison x ou y, on ne pourra pas s’y consacrer (gueule de bois, drames divers, flemme, etc.). Là, deux autres facteurs, et pas des moindres, entrent en jeu. Car dans ce calcul, il faut prendre en compte le travail de relecture, révision, peaufinage, etc., ce qui ne peut se faire qu’après avoir estimé la difficulté du texte à traduire, difficulté qui peut être liée à son style, aux recherches factuelles qu’il nécessite, etc. Or estimer le temps qu’on va passer en fonction de certaines difficultés pressenties n’est pas chose facile.

Le principe de base, néanmoins, est celui-ci : 1/ combien de temps vais-je passer a priori sur un feuillet et 2/ Quel sera l’état d’achèvement de ce feuillet au premier jet (ce qui permettra d’estimer alors le temps qu’on devra passer à le retravailler). Rajoutons la longueur du texte : se lancer dans la traduction d’un texte d’un million de signes exige nécessairement une certaine endurance et une régularité certaine. Mais traduire un texte court n’est pas facile non plus : on dispose de nettement moins de « matière stylistique » pour élaborer la traduction.

Ce n’est qu’après s’être livré à ces périlleux et incertains calculs qu’on peut se mettre à l’ouvrage. Tant de signes par jour : et s’y tenir, coûte que coûte. D’autres facteurs tout aussi concrets jouent un rôle important, qu’on ne peut négliger : le temps qu’on passe à traduire le livre (car plus on y passe de temps, moins l’opération se révèle rentable) ; le fait qu’on a une autre (voire plusieurs) traduction()s qui va (vont) devoir être entrepris(es) à un moment donné de ce travail ; le fait qu’on a d’autres projets en cours (je ne compte pas le mythe des vacances). Bref, avant de devenir homme ou femme de lettres, le traducteur ou la traductrice va devoir s’improviser comptable de son temps. Car une traduction se fait dans un temps déterminé, et il n’est pas sûr qu’en ne donnant pas de délai à la personne qui traduit on garantisse un résultat plus satisfaisant. Non qu’on traduise mieux sous la pression, mais parce qu’il convient de conserver un certain rythme d’écriture – on doit trouver d’instinct, si je puis dire, des « équivalences », pas les chercher et tester indéfiniment.

Bref, vous l'aurez compris, traduire c'est tout d'abord savoir compter. Un peu comme si, en fonction de votre espérance de vie, vous essayiez de savoir ce que vous pouvez encore faire sur terre…

mardi 26 août 2025

La certitude de l'absence: Bourrion au plus près de l'invisible

 


Certains livres s'efforcent de tourner autour d'un fantôme, d'un être disparu, ils en attisent les braises tant bien que mal, armés du soufflet du souvenir, en ravivant de fragiles lumières. La démarche de Daniel Bourrion, dans Le pays dont tu as marché la terre, se démarque de ces pèlerinages où l'affection est indissociable d'une fréquentation : ici, en effet, il ne s'agit pas d'une élégie ou d'un tombeau (quoique), car la personne à qui s'adresse le narrateur ne fut pas un proche, mais un lointain, même si leurs parcours connurent quelque temps, école aidant, des connivences purement parallèles. Ce sera donc le récit d'un côtoiement, l'histoire d'une silhouette frôlée, d'un proche resté, pour bien des raisons, lointain. D'un invisible qu'on aurait pu mieux voir.

Qu'est-ce qu'un passé commun dès lors qu'en divergeant des vies ont renoncé au hasard des échanges? Bourrion explore ce territoire pâli où le possible d'une rencontre s'est contenté d'être horizon, puis chimère. Les deux enfants ont partagé des lieux, des zones, des cercles, mais le croisement n'a pas eu lieu. L'amitié est restée lettre morte, mais il appartient à la mémoire non seulement de combler cette lacune mais d'en arpenter l'inéluctable persistance.

"Tu ne le sauras pas, mais retrouver quelque chose dans ce fatras flou qui ne cesse d'augmenter à mesure qu'on avance est une tâche impossible. Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c'est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement deux dont personne ne parle plus, afin qu'au moins quelqu'un crée la trace qu'ils n'ont même pas tentée."

On saisit l'originalité de la démarche de Bourrion. Là où d'autres transforment un être chéri en fantôme persistant, lui part (et parle) d'un qui fut de son vivant fantôme, et qu'il cherche aujourd'hui à rendre moins évanescent. Ce garçon qu'il n'a vu et connu que de loin en loin, ce jeune homme qui s'est refermé, éloigné/immobile, cet homme que la vie a laissé dans l'ombre, qu'en faire? Peut-on faire revivre une vie qu'on n'a fait qu'entrapercevoir? Ici, ce n'est pas l'imagination qui se charge de cette mission, mais simplement la phrase, son avancée têtue, qui par la seule force de sa patience, cherche à rendre chair à une silhouette.

Car si l'un, le récitant, a quitté les lieux, connut le grand dehors, parcouru les livres, l'autre, le reclus, a fait le chemin inverse, et connut la tristesse muette de l'effacement. C'est donc, à sa façon, un portrait en creux que propose Bourrion. Celui dont il parle, pourquoi n'était-il pas lui?  Fut-il un de ses possibles? Et lui, était-il, de cet être rongé de discrétion, un double improbable? Lignes de fuite, de partage, lignes brisées, interrompues: les trajectoires sont des destins en cours, un rien peut les arrêter, les changer en cercle, et au centre de ce cercle, naît un vide.

Lors d'une fête de village, les deux futurs hommes se croisent une dernière fois, quelques mots sont échangés:

"Lorsque j'ai enfin fermé ma grande bouche, demandé ce que tu devenais, tu m'as juste répondu, 'j'habite toujours ici', une réponse parfaite qui disait suffisamment pour que je n'insiste pas. Un grand silence est venu, dents longues. Il a creusé entre nous cette gêne dont ne sait sortir."

De cette gêne, qui par son feuilletage est aussi bien sociale que physique, Bourrion fait une quête, et par elle réussit à faire affleurer non seulement des odeurs, des couleurs, des lieux, des atmosphères, mais aussi tous ces instants non advenus qui, pourtant, parce qu'écrits, finissent par créer un lien. Quelqu'un a marché sur une terre commune, et de ses pas à jamais disparus il est néanmoins possible d'évoquer la trace. D'approcher "cette marque en creux pareille à celle qu'on laisse dans un sol meuble en enlevant son pouce, trace qui maintenant pour moi est toi."

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Daniel Bourrion, Le pays dont tu as marché la terre, éd. Héloïse d'Ormesson

lundi 25 août 2025

Stéphane Bouquet: Pour mémoire, à la page la plus proche

 


J'apprends la mort de l'écrivain Stéphane Bouquet en cet août finissant, et sur mes étagères tous ses livres ou presque insistent à prétendre le contraire, alignés sobrement, debout, étonnamment présents et contemporains. Interrompue, une vie qui fut, non sans difficulté, écriture ne l'est jamais tout à fait, elle reste à portée de main et d'œil, comme un ami réduit à sa plus discrète mais têtue expression. Je me contenterai donc de reproduire ici quelques textes que j'ai, par un passé devenu désormais mémoire, écrits et publiés sur ses livres, au fil d'ans et d'amitié pointillée. On ne fait pas le deuil d'un écrivain, on le lit jusqu'au bout de soi.


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Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

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Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

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Laissons la question de savoir si Nos amériquesde Stéphane Bouquet est un récit poétique ou un poème narratif se dissoudre d’elle-même dans le a minuscule de ces amériques dont l’auteur fait la semence éclatée de son livre. Mais minuscule ne veut pas dire insignifiant, bien au contraire, puisqu’il s’agit ici d’amériques-particules, en fragile suspension, de lumière autant que d’ombres. Puisqu’il s’agit ici du désir et de la « grande étreinte ».
La scène se passe à New York, pourrait-on, cavalièrement, dire, mais ce serait alors pour rectifier aussitôt et dire : la scène se passe de New York, même si les mots s’aventurent « dans la forêt de fer du vieux / Brooklyn juif ». Bouquet ne raconte pas un séjour, mais séjourne plutôt dans ce qui se raconte, les moments, les échappées, les aperçus, les pensées qui prolongent les regards. Ses amériques sont d’abord celles de la langue, et il les laisse contaminer sa phrase, pas seulement en jouant de la francisation (« sex-appelant ») ou de la traduction distordue (« now we’re only dying / maintenant nous sommes seulement plusieurs adresses de la mort » ou « corn-fed/maïs-nourri »…), mais également en autorisant le calque syntaxique américain à ronger la formulation française (comme dans ce « Il s’en sorte de souvient mais en fait non » ou le « sort of » persiste et signe).
Il y aussi chez Bouquet un jeu très subtil entre le déterminé et l’indéterminé, qui permet une ouverture du sens en même temps qu’une étrangeté du familier. Ainsi, le syntagme « dans une chaleur de chambre » non seulement n’équivaut pas à « dans la chaleur d’une chambre », mais demeure irréductible à la sensation qu’il évoque. Idem pour la phrase : « c’est octobre doux », où l’absence d’article permet au qualificatif de flirter avec la substance. Enfin, l’auteur parvient à détourner des formes abrégées sans que jamais le texte ne vire au texto, faisant plutôt de ces mots écourtés les médiums d’un temps volé, d’une accélération, conférant alors aux mots qui suivent une persistance d’autant plus renforcée :

« les si nbreux

sermons caduques, la pelouse en mémoire »
 ou
 « càd la mort ici
est une personne non dramatique »

Poème forgeant lui-même sa langue dans l’entre-deux du séjour, Nos amériques a parfois des accents ashberyens – Bouquet est, comme on le sait, un "habitant" de la poésie américaine, parfois des fulgurances à la Dennis Cooper, comme en témoigne le chapitre 11.1 qui après un inespéré enfouissement dans une « aisselle autorisée » s'achève sur ces mots :
« – oui, je dis, baigné dans sa sueur pas lavée et feuillue de trois quatre x jours, possesseur soudain de sa formule profonde, et du coup, de la, euh, c’est ça, vérité. »
Tout le livre, bien que fragmenté et moléculaire, vibre au son et sens des saisons-sensations, et tantôt l’on baigne dans « le lilas de notre printemps », tantôt l’œil se perd dans « l’automne compliqué des branches », l’esprit se projetant parfois dans un « « été de week-ends purs ». On l’a dit au début : le séjour décrit ici est celui d’un désir en suspension, à la fois avide et tapi, qui cherche dans l’éloquent secret des corps et des visages un lit où laisser couler le fleuve des perceptions. Mais c’est dans un chapitre intitulé Le cahier de méditation que l’auteur va plus loin encore, conscient que « eros » « est très probablement la même chose que l’eau », puis entraînant imperceptiblement cette contigüité des sens vers une explosion (é)jaculatoire qui voit le clair fluide du désir se changer en lait de joie à l’orée du visage : « tout un avril inopiné »…
Nos Amériques est bien sûr plus complexe et plus enthousiasmant encore que ne le laisse transparaître ce trop rapide survol. Il s’en dégage une « verte fraicheur de survie », portée par une troublante audace syntaxique et un sens chimique des perceptions, qui font de ce ce livre, une nécessaire et vitale leçon d’écriture.
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Stéphane Bouquet, Nos amériques, Champ Vallon (2010), 12 €

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J’ignore si la chose est susceptible d’être brevetée, mais je vais néanmoins vous proposer un petit exercice qui, allez savoir, pourrait fort bien nous aider à embrasser une œuvre. Le principe en est simple : composer un petit texte – un poème ? – à partir des titres d’un écrivain. Exemple : « L’Iliade, cette odyssée. » Attention, ça ne marche pas toujours. Parfois, ça passe, mais de justesse : « L’éducation sentimentale de Madame Bovary est une idée reçue. » Souvent, c’est instructif : « La soumission des particules à un territoire élémentaire. »

Ce jeu n’est pas toujours vain, et je vous propose aujourd’hui de l’appliquer aux livres de Stéphane Bouquet : « Dans l’année de cet âge, un monde existe : le mot “frère”. C’est un peuple, ce sont nos Amériques, et les amours suivants forment une vie commune. » La formule, à défaut d’être magique, a le mérite de lier, en une liasse sensible, des fleurs qui ne sont pas seulement rhétoriques. D’emblée, une sensation s’impose : celle d’une communauté à la fois rêvée et désirée. Quel nom lui donner ? Sans doute celui de son nouveau livre : La Cité de paroles, recueil de textes tournant autour de la question suivante : que peut la poésie ? Est-elle part des anges ou élan démocratique ? Distingue-t-elle ou rassemble-t-elle ? Très vite, d’autres questions surgissent, d’autres intuitions s’imposent. Sexe et scansion : « Lis-moi un de tes poèmes, je te dirai à quelle vitesse tu te masturbes. » Provocation ? Pas sûr. Excitation, plutôt. Il suffit pour cela de sonder Claudel ou Ginsberg. Bouquet nous propose ce fil rouge, et bien tendu : « Toute décision littéraire est elle-même, aussitôt, une décision politique, et donc transitivement, une décision érotique. » Réjouissances, donc.

Pour éprouver ces questions, faire vibrer ces intuitions, Stéphane Bouquet convoque toute une tribu de poètes qui ont peut-être en commun l’idée qu’un corps, justement, parce que commun, est une leçon d’égalité, l’occasion d’un partage. La poésie serait moins le récit de sa pénétration que l’histoire de ses caresses. Or une caresse est avant tout affaire de vitesse, et la métrique n’est rien si elle n’est pas désirante. Oui, le rythme est secousse. « L’invention du vers libre n’est pas seulement une libération métrique, c’est une libération sexuelle. » Se branler sous les ponts : c’est ainsi que Ginsberg définissait son art.

« La Cité de paroles », de Stéphane Bouquet, serait-elle une anthologie poétique déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée

Cette idée, quasi communiste ou du moins foncièrement rimbaldienne, selon laquelle la poésie, pour changer la vie, doit en créer, l’ensemencer, Bouquet la porte à incandescence avec le renfort d’une fratrie de poètes : outre ceux qu’on a cités plus haut, ajoutez Constantin Cavafis, Lorca, Hart Crane, Luis Cernuda, Rimbaud, Jack Spicer, Frank O’Hara, Malherbe, Hölderlin, Rilke, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Gertrude Stein, Charles Reznikoff, Ted Berrigan, E. E. Cummings, Paul Blackburn, Robert Creeley, James Schuyler, Baudelaire, Leopardi… Et là, vous vous demandez bien sûr : La Cité de paroles serait-elle une anthologie déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée. Et surtout : millimétrée – profitons-en pour rappeler cette saine sentence du cinéaste Youssef Chahine : « L’orgasme est une question de millimètre. »

La précision est d’importance. Car Bouquet ne nous joue pas ici la sérénade des pulsions. Quand il aborde le poétique, c’est vers par vers – et de s’infiltrer dans les césures, de révéler les rejets, traduire et déplier. Ici, il expose la nuance pasolinienne entre le « rapide et sautillant » (le rythme de la bourgeoisie, l’argent jazzy) et le « tempo de la mélodie » (les ruelles de Rome). Là, il traque le retour du « r » dans la langue de Malherbe, l’obsession du « o » chez Cummings. Ailleurs, il interroge le lien entre argent et beauté. S’arrêtant chez Cesare Pavese, il teste haut et bas voltage : le poète isolé qui foule les nuées, ou le poète mâchant la vie commune. Partant de Gertrude Stein, il montre comment la danse, celle pensée par Martha Graham ou Merce Cunningham, a réinventé la poésie américaine : « Si le corps est le langage, et si la scène est la page, alors on comprendra qu’un poème américain est un poème démocratique et que le poème démocratique produit de l’égalité dans le langage et sur la page. » Profitant de Rilke, il ausculte la notion d’horizon, y pressentant une « intensification charnelle du présent ». Passages magnifiques, aussi, sur le « règne de la caresse » et le « bercement » chez Baudelaire…

Faire commerce, engager la conversation : en assignant au poétique ces deux rôles (pôles ?), Stéphane Bouquet démontre à quel point lui est chère ce qu’on pourrait appeler une « agoraphonie », chant de place publique, chant public, brassage sonore, ou comment troquer rythmes et images en un bordélique marché. Là encore, on a envie d’inventer un mot pour décrire l’acte d’animer l’espace poétique : populer. Peupler/copuler. Faire s’ébattre le petit peuple des mots. La « cité de paroles », selon Bouquet, n’est pas que paroles citées. Elle est vie et vivier. Car elle recèle ce qu’il appelle, dans un des plus beaux textes du recueil, une « cache de douceur ».

La Cité de paroles, de Stéphane Bouquet, Corti, « En lisant en écrivant », 216 p., 19 €.

jeudi 31 juillet 2025

C'est déjà arrivé, et même plus tard: Pynchon à Singapour


Arthur Yap n’est pas connu en France. C’est un poète et peintre originaire de Singapour, né en 1943 et mort en 2006, auteur de plusieurs recueils de poèmes. Il a fait des études à Leeds, en Angleterre avant d’aller enseigner à Singapour. Un de ses recueils s’intitule The Leed Poems et est paru en 1977. Et c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui, pour une raison bien précise. En effet, dans un poème intitulé justement « Common place » [lieu commun…], on trouve les vers suivants :
“everything has happened before / but there is nothing to compare it” [tout est déjà arrive / mais là ça n’a rien de comparable]
ainsi que ceux-ci:
“when night comes, it will come in neonlights. / when night comes, will it come in darkness / or will it bring its own light to a well-scrubbed day?” [“quand la nuit viendra, elle viendra en lumières de néon / quand la nuit viendra, est-ce qu’elle viendra dans l’obscurité / ou apportera-t-elle sa propre lumière dans un jour bien récuré ?]
Pour ceux qui ont lu L’arc-en-ciel de la gravité, de Thomas Pynchon, paru quatre ans plus tôt en 1973, ces phrases ont un air et un goût de déjà-lu. La première est un écho de l’incipit du roman de Pynchon :
« It has happened before, but there is nothing to compare it now.” [“C’est déjà arrivé, mais là ça n’a rien de semblable]
Les autres figurent, légèrement différentes, dans l’épisode 1 de la première partie, au tout début du roman :
“When it comes, will it come in darkness, or will it bring its own light?” [“Quand ça arrivera, est-ce que ce sera dans l’obscurité, ou est-ce que ça apportera sa propre lumière ? » ]
Quant au syntagme très particulier « well-scrubbed day » [un jour bien récuré], il se trouve à la page suivante :
« This well-scrubbed day ought to be no worse than any —" [“Ce jour bien récuré ne devrait pas être pire qu’un autre – »]
Le fait qu’un poète emprunte à un romancier des bribes de phrases pour les transformer en vers dans le cadre d’un poème, voilà une opération pour le moins inhabituelle – on s’attend plutôt à l’inverse, le romancier incorporant plus ou moins discrètement des vers anciens et exogènes. Ce qui est étonnant ici, c’est le fait que Yap aille puiser dans un roman aussi récent. Cela nous renseigne sur deux points : Qu’il existe des poètes qui lisent de la prose contemporaine ; que Pynchon écrit une prose qui parle aux poètes contemporains. À moins, bien sûr, d’envisager une autre hypothèse : Pynchon a lu les poèmes de Yap avant que ce dernier ne les écrive et a jugé bon de les incorporer dans son roman. Ça n’est encore jamais arrivé, et il n’y a rien de semblable à cela, même dans la nuit la mieux récurée qui soit.

[Et pour ceux que ça intéresse, il est plus que probable qu'on vous reparle ici prochainement de L'arc en ciel de la gravité de Pynchon…]

vendredi 25 juillet 2025

Festivons d'Avignal – Et que tourne la fin du monde

 


"La Distance", écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues, nous embarque sur un disque tournant divisé en deux hémisphères, d'un côté la Terre avec le père, de l'autre Mars avec la fille, le premier occupe encore une planète en proie à un énième effondrement, la seconde a migré sur une terre promise perdue dans les étoiles où elle a décidé de vivre en devenant une "oubliante" – on efface tout, la mémoire, le passé, et l'humanité repart à zéro. Le père et la fille se parlent par messages successifs, l'un tentant de ramener sur terre sa fille, l'autre expliquant sa décision. Un mécanisme simple, une dialectique efficace, deux thèses qui s'opposent – mais de ce dispositif binaire, Tiago Rodrigues tire une fable intense et émotive, où peu à peu la "distance" physique, spatiale, en révèle une autre, intime, secrète. Et toute la question devient alors la suivante: s'éloigner empêche-t-il de communiquer? est-on plus proche de l'autre quand on le côtoie dans le silence ou quand on lui ouvre son cœur, même à des milliers d'années-lumière. Comme si nous étions tous des astronautes dérivant sur des orbites tantôt divergentes, tantôt confluentes. Comme si nous avions à inventer autant le sol où perdurer que le ciel à espérer.

Le plateau tourne, les paroles décrivent des cercles qui parfois se croisent, un disque tourne avec sa ritournelle censée jouer le rôle de madeleine, le père pérore, la fille tient bon – la question de la survie, d'une survie autre, fonde la distance, mais est-il possible d'entendre la distance autrement que comme une fuite, un abandon? Prendre ses distances, est-ce toujours fuir? n'est-ce pas se chercher ailleurs? Des questions simples, élémentaires, mais fondamentales que Rodrigues contextualise dans son dispositif atypique et quelque peu prophétique.

Apprendre à laisser partir ceux qu'on aime sans quitter l'orbite de l'amour: Alison Dechamps et Adama Diop, les deux protagonistes de cette pièce rotative, en font l'expérience en même temps que nous. On peut alors quitter le festival d'Avignon sans cesser de l'aimer.


Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/la-distance-351241

FESTIVONS D'AVIGNAL: LA TOILETTE DES VIVANTS

 


YES DADDY, de Bashar Murkus et Khulood Basel, met en scène deux personnages, un jeune escort et un vieil homme. Le premier a été appelé par le second, lequel semble avoir des trous de mémoire et prend le jeune Amir pour son fils. Ce quiproquo donne lieu un vaudeville tragique – un fils a toujours des comptes à régler avec un père, et un père toujours maille à partir avec un fils: chacun peut donc laisser libre cours à ses regrets et rancœurs. Nous ignorons bien sûr qu'étaient ou sont les relations entre les deux paires incomplètes, seul nous est donné l'affrontement qui secoue ces deux hommes.

Tout commence par une clé manquante, qui oblige l'escort à fracturé l'appartement du vieil homme et, partant, sa mémoire. Le décor, fait de parois amovibles et d'une porte problématique, sera au fil de la pièce démonté et remonté selon d'autres agencements, comme s'il fallait réinventer le lieu pour bousculer les souvenirs, les précipiter dans le passé. Et c'est alors qu'on assiste à des inversions et des inversions de rôles, chacun occupant tour à tour une place instable et dangereuse, le fils se changeant en mère protectrice, le père devenant l'enfant qu'il a été, entraînant ce couple improbable dans une spirale vertigineuse dans l'inconscient rendu concret.

Une vengeance a lieu, peut-être. Un effondrement se produit, certainement. L'un enrage, l'autre se délite, mais le croisement de cette rage et de ce délitement produit, contre toute attente, des crises de tendresse et de pardon. Qui manipule qui? La fin donnera une version à contre-courant de ce qu'on a cru voir et comprendre, mais ce qu'on a cru voir et comprendre aura eu lieu, quoi qu'il en soit. Un fils a bel et bien affronté un père, l'a bousculé mais aussi lavé, choyé, habillé, nourri. Un père a bel et bien été dur et distant, mais a néanmoins quémandé de l'amour et de la mansuétude. Jetés l'un et l'autre dans un temps bouleversé, habités par des pulsions contraires, ils ne peuvent empêcher leurs trajectoires de se croiser en un point de basculement terriblement poignant. Huis-clos en perpétuelle déflagration, Yes Daddy est travaillé par une rigueur autant spatiale que mentale, où tous les affects se déchaînent sous la pression conjointe d'un désir inconsolable d'être aimé.


Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/yes-daddy-351487

jeudi 24 juillet 2025

Festivons d'Avignal (8) Vous avez dit "le" bizarre?

 


Mis en scène par Jean-Yves Ruf, écrit par Fabrice Melquiot et interprété par Roland Vouilloz, la pièce "Le Bizarre" partait avec trois beaux atouts en main: un metteur en scène sachant passer de Hanoch Levin à Kafka, un auteur rompu aux monologues et un acteur suisse absolument dément. Assis de profil à gauche de la scène, la mine mi contrite mi malicieuse, se tournant de temps en temps vers nous comme si quelque chose le titillait de l'intérieur (une pulsion? un démon? l'envie de partager?), son personnage, qui rappelle par certains côtés le Jérôme de Jean-Pierre Martinet, nous parle de sa bizarrerie, qu'un effort pour paraître normal ne fait que renforcer. (On pense aussi, bien sûr, aux textes de Jean-Marc Lovay.)

Le monologue relève du fil-de-férisme, il a besoin de silences pour laisser à l'esprit funambule d'avoir quelques longueurs d'avance, se nourrit d'hésitations pour qu'on sente vibrer la corde du langage, et si le propos importe, c'est la diction – la marche – qui impose, par son rythme, le sens profond de ce qui est dit. A ce jeu tout en boucles et écarts, Roland Vouilloz excelle, laissant émerger un personnage bâti sur des lacunes et des failles, traversé d'idées saugrenues, travaillé par des désirs décalés. De son oscillation perpétuelle entre confessions penaudes et ambitions déplacées, il tire une humanité fragile, capable autant de faire rire que d'émouvoir. 

Il est question d'une petite sœur morte en bas âge dont le spectre risque de s'imposer lors d'un dîner amoureux, d'une rencontre avec une femme de droite dans l'allée d'une supérette, d'un poulet dont le seul les blancs sont délectables, d'un ami suicidé, d'une enfance moquée et d'une profonde incompatibilité avec la réalité. Il y a des ritournelles, des blancs flottants, des coups de grisou et des coups de gueule, mais surtout une voix ténue en quête d'un minimum de joie pour échapper au fait indéniable que celui qui parle passe son temps, à petits pas, sur la corde de l'existence, à mourir. 


FESTIVONS D'AVIGNAL (7) Eschylle Talon ?

 


Gwenaël Morin, dont on avait aimé entre autre le travail dépouillé et enlevé sur Molière, réussit, avec ses Perses, à doubler la débâcle militaire de Xerxès en débâcle théâtrale.

Rien ne va dans cette mise en scène et paroles du texte d'Eschyle. Des acteurs qui confondent bouger et se déplacer, qui débitent au lieu de scander, qui se mettent sur pause au lieu d'être en écoute, qui gesticulent au lieu de signer, qui se carapate au lieu de fuir. Le décor, qu'on sait dépouillé chez Morin, se borne ici à deux cercles de craie entrecroisés, plus cocasses que caucasiens, et qui transforment malgré eux la scène en cours d'école pour un spectacle à la limite du patronage.

Aucune cohérence: ni incarné (normal chez Morin), ni austère (ce que ne vise pas non plus Morin en général), le jeu des acteurs oscille ici entre lecture de prompteur et criailleries inaudibles. Tantôt on ânonne, tantôt on déclame, comme si le texte d'Eschyle ne pouvait exister que sous deux modes, le documentaire et la lamentation. La lumière, volontairement chiche, n'éclaire qu'elle-même, et encore. A croire qu'il s'agit d'un match de foot où l'équipe perse se serait pris une raclée, avec quatre supporters apparentés plus ou moins au joueurs et cherchant à comprendre pourquoi on n'a pas marqué de but. 

Epurer, certes. Styliser, éventuellement. Assécher, pourquoi pas. Hélas, pour atteindre un de ces buts, voire les trois, on attendait une cohérence où distanciation et épuration auraient atteint un équilibre magique, et non un filage bâclé qui semble tourner le dos aux spectateurs, comme si le sort des vaincus était plus affaire de jérémiade que de compassion.

mercredi 23 juillet 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (6): POMPE D'OR ET NUIT SATINE

 


LE SOULIER DE SATIN, de Claudel ? Farce tragique aux méandres sauvages, on le sait, où à travers jeux de pouvoir et drames d'amour, conquêtes et exils, rapts et ravissements, le poète des grandes odes et des longues liturgies, interroge sans cesse, en monomaniaque de la théologie, les liens entre l'âme et le corps, qui contient quoi, quel est substance, quel est enveloppe. L'amour est-il essence? La chair inéluctable? Le tout brassé et ressassé en une dramaturgie éclatée/éclatante – et c'est cette matière hautement fissible dont s'est emparé Eric Ruf, et qu'on a pu voir de 22h à 6h du matin dans la Cour d'honneur du Palais des Papes.

D'emblée, la mise en scène dévoile ses cartes maîtresses: scènes bruissantes et virevoltantes, tableaux vivants et chahutés, duos-duels, fuites dansées et chutes rythmées, vagues peintes avec les bras, trépidations des corps en amour, hiératisme comiques des puissants – et traversant ces orages et ces silences, une Marina Hands déchaînée, ni mégère ni médée, capable d'exalter la liberté féroce au sein même des pires claustrations, et qui dans le rôle de Prouhèze cavale et se tord, s'arrache aux ombres tout en les bousculant, fait de ses gesticulations des coups portés à qui veut la saisir, se riant d'elle-même et de son amour inconditionnel au point d'arracher au texte de Claudel ses plus obscures secrets. A ses côtés, dans son orbite intermittent, des hommes s'attachent à la convoiter pour mieux la perdre: Don Camille (Christophe Montenez) et son destin-Kurtz qui finit geôlier-bourreau de l'aimée, Rodrigue (Baptiste Chabauty), oscillant entre Roméo et Rastignac avant de se réincarner en saint Jérôme impertinent, Don Pelage (Didier Sandre), l'époux meurtri aux lentes et violentes vengeances… La liste des talents est longue pour être ici déclinée équitablement. Mention spéciale à Laurent Stocker, parfait d'équilibre dans tous ses états keatoniens.

Pendant plus de six heures de spectacle, les scènes se fondent ou se heurtent, et la phrase claudelienne, à la pompe criblée d'une ironie qu'il convenait d'exhausser, embrase et embrasse les éternels paradoxes de la Passion et du Pouvoir. Fruit joyeusement impur de Shakespeare et de Molière, plus cornélien que Corneille, Le Soulier de Satin version Ruf propose une relecture électrique, trépidante, où la farce et la noirceur orchestrent leurs noces à contre-vent de tout classicisme. On en sort échoué mais tout sauf seul.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/le-soulier-de-satin-351465

mardi 22 juillet 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (5): Comment le corps vient aux filles

 


L'ouvrir, spectacle de Morgan.e Janoir, commence en douceur, sous des allures de confession d'une jeune fille un peu trop rangée, qui a coché toutes les cases – études, CDI en vue, chéri à la clé – et qui, à la faveur d'une proposition de vie commune, fait machine arrière, ou plutôt découvre un chemin de traverse, un chemin qui bordait sa vie sans qu'elle en ait tout à fait conscience, et qu'elle va apprendre à arpenter – Dorothy n'est plus au Kansas mais n'a pas non plus envie de parader à Oz.

Pour incarner cette fille s'aventurant en territoire lesbien, la comédienne Pauline Legoëdec joue la naïveté inhérente à un épanouissement que la société n'avait pas balisé, et étale sous nos yeux les diverses cartes d'un destin programmé, les retournant une à une jusqu'à ce qu'apparaisse l'atout qui manquait: celui d'une émancipation née, ou plutôt ravivée, par une soirée à proximité d'un bar lesbien. Elle en parle, le chante, le module, armée d'une boule lumineuse qui joue autant le rôle d'un cœur caché que d'un phare salvateur, et secondée par la flûte de Valentine Gérinière Commentant l'inespéré coming-out avec tendresse et ironie, elle décrit sa transhumance en poussant doucement des portes, passant d'une identité satisfaisant les autres (dont son ancien moi avide de podcasts afin de ne pas trop s'écouter…) à une identité autre où c'est la sororité qui permet d'assumer le moi (et le corps) nouveau. Ecouter, comprendre, assumer, et tant qu'à faire se raser à la butch. La formule qui va avec? "Comme une métaphore mais dans la vraie vie".

Tout entier porté par une légèreté à laquelle contribuent la sobriété de la mise en scène et la bienveillance de l'éclairage, L'ouvrir fait l'économie de la colère (tout en la nommant) pour mieux moduler l'émerveillement de la métamorphose. Au parcours de marelle concocté par la société, et ce sans s'appesantir sur un quelconque "basculement", succède une constellation d'instants intimes, concrets, où le désir, devenu boussole et non plus flèche, palpite selon une autre rose des vents, aux épines nécessaires.

A la fin du spectacle, Morgan.e Janoir nous le dit gaiment: Si vous n'avez pas aimé ce spectacle, dites aux gens que vous n'aimez pas d'aller le voir. On sait donc quoi faire quand on a aimé.

Lien: https://www.11avignon.com/fr/l-ouvrir


FESTIVONS D'AVIGNAL: LA DANSE DES ARTIFICES


Tout spectacle, qu'il s'agisse d'un pièce de danse ou d'un feu d'artifice, exige préparation: avec Némo Flouret, voilà que la fusion/confusion s'opère entre les deux. Sur et autour d'un échafaudage, ça s'agite, ça court, ça trimballe, ça déplace, ça replace, ça remplace, au son d'un tambour devenu métronome comme pour mieux menacer toute cette tribu d'une imminente conflagration. Telle l'agitation d'une fourmilière, dont on juge les mouvements browniens en apparence vains ou absurdes, la troupe des danseurs/techniciens impose son ballet déstructuré, instaurant un semblant de chaos qui pourtant, par son incessante intensité, ne peut que tendre vers un allumage collectif.

C'est toute la question de la cohésion d'un groupe qui est posée ici, doublée d'une réflexion sur la grâce inhérente à toute mise en place d'un spectacle. Le perpétuel déplacement des éléments du décor, par son aspect mystérieux pour qui n'y participe pas, accède à un statut de rituel, par définition hermétique: seule sa vélocité – sensible dans les translations, élévations, descentes, etc… – nous est donnée, dans un pur moment de dépense. Avant la fission finale, c'est la danse des particules qui tient la scène, qui fait scène. 

Instaurer les conditions d'un spectacle, ce serait donc, déjà, établir les lignes et courbes de ce qu'il sera. Les préparatifs, en devenant le palimpseste du spectacle, prennent en charge toutes ses forces et faiblesses Les corps se frôlent, les éléments du décor se changent à leur tour en corps mobiles, on tire et on traine et on lève et on plaque et on jette et on lâche et on attrape: courir et grimper, transporter et hisser sont pris dans de trépidantes rythmiques qui font, d'office, chorégraphie. Artefacts et artifices pris dans un bouquet tout sauf final.

Diablement circacien par son affairement, et hautement pyrotechnique par sa machinerie débridée, Derniers Feux s'offre le luxe de finir là où tout devrait commencer, comme dans le vers de TS Eliot; C'est ainsi que le monde finit, non par un  bang, mais dans un murmure. Une fois la masse critique atteinte, la nuit reprend ses droits, et nous le chemin des étoiles.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/derniers-feux-351458