lundi 20 octobre 2025
Dans le passé des gens pour qui mourir n'est qu'avenir
jeudi 16 octobre 2025
Une géguèrre après l'autre: PTA en déambulateur nostalgique
One Battle After Another?
Un fastidieux cartoon, n'arrivant pas à combiner émotion et action, aventure et caricature, PTA réussissant l'exploit improbable de faire du trépidant "mou", au moyen d'un faux suspense qui semble promouvoir un ennui distillé, coupant ses scènes dès qu'il s'aperçoit, mais trop tard, qu'elles sont déjà finies depuis trois minutes, se perdant dans des redites et des redondances sans intérêt frôlant le didactisme, chaque acteur jouant sa partition outrée et complaisante sans la moindre interaction avec l'autre, le chaos filmé à la louche, les idéaux traités comme des démangeaisons, le tout encombré d'allusions pynchonesques et laborieuses qui jurent et nuisent à l'ensemble, plein de gimmicks usés, tartinant une énième et poussive "Prisonnière du désert", s'enlisant souvent dans une pathétique parodie de blackexploitation — bref une grosse machine finalement très lourde et très conventionnelle, où le propos central (la défense des migrants) se dilue vite dans une petite quête généalogique courue d'avance, avec de méchants ploutocrates et des activistes benêts ou sectaires, et un rapport à la sexualité qui sent le dortoir pour ados.
Ne sachant sur quel film danser, le réalisateur piétine de la pellicule au kilomètres, délaissant l'essence de la bataille pour s'enfoncer dans un slapstick vainement étiré et au final invertébré.
Graham Greene / Le Dixième Homme (5)
« Most of them told the time very roughly by their meals, which were unpunctual and irregular.”
“La plupart d’entre eux marquaient le passage des heures de façon très approximative d’après les repas, qu’on leur apportait à intervalles irréguliers, sans aucune ponctualité. »
« La plupart d’entre eux devinaient plus ou moins l’heure d’après leurs repas, servis pourtant de façon irrégulière. »
mercredi 15 octobre 2025
Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (4)
« […] c’était comme si, bien qu’aucun être humain ne prononçât son nom, chaque panneau aux croisements allait le trahir ; les semelles de ses chaussures signaient son nom sur la marge de la route, et les planches du pont qui enjambait la rivière émettaient une note personnelle sous ses pas qui lui paraissait aussi reconnaissable qu’un accent ».
mardi 14 octobre 2025
Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal du traducteur (3)
lundi 13 octobre 2025
Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (2)
Cette obsession de Greene pour l’homme habité par un autre, qui le juge, le moque, est typique et révélatrice de sa conception de l’homme : nous sommes tous partagés entre notre personnalité immédiate, contingente, celle qui réagit aux malheurs, aux choix à prendre, et une autre « persona », qui prend plaisir à nous mettre face à nos contradictions, pointe nos ridicules, et nous fait bien sentir que notre éthique est chose fragile. L’autre en nous : une sorte de dibbouk amusé et distant, un horla narquois, qui gagne à tous les coups : soit nous cédons à ses raisons, soit nous nous enferrons dans l’erreur : dans les deux cas, ce « critique intérieur » l’emporte, soit par son influence, soit en démontrant combien nous sommes prévisibles dans certains contextes. Et c’est comme si cette « division » intérieure, parce qu’irrésolue, et insoluble, faisait boule de neige et contaminait toute l’intrigue, s’incarnant pour de bon via des personnages, des situations, des pensées, etc. Parce que double, nous nous faisons « doubler », au sens de gruger, tout en essayant de duper autrui. Nous sommes tous des agents doubles embarqués dans la pire guerre humaine qui soit : celle qui voit s’affronter notre éthique et notre intérêt.
dimanche 12 octobre 2025
Sirat, ou le droit chemin dans l'abîme
Le film d'Oliver Laxe, Sirat réussit à cocher toutes les cases qu'il semble imprudent de cocher au cinéma. Psychologie évacuée, intrigue expédiée en un quart de tour, relations humaines réduites à la portion congrue, émotions volatiles, douleurs rentrées, quête explosée, destins condamnés, fuite vaine, drames repliés sur eux-mêmes – et pourtant, malgré tout cela, le "récit" fracturé auquel nous assistons dans l'impuissance la plus vibrante, est plus que jamais éloquent: dans une ambiance désincarnée où les raves seraient les vestiges d'un désir collectif, où le désastre planétaire se double d'une interdiction de fêter la fin du monde, des individus acculés dans leur ultime désarroi décident d'avancer, d'avancer encore, quitte à errer dans le désert et danser sur des mines.
Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (1)
L'édition du Troisième Homme que publient les éditions Flammarion (sous l'égide bienveillante, la houlette attentive et la férule amicale de Bertrand Pirel), est accompagnée d'un court roman intitulé Le Dixième Homme. C'est donc reparti pour quelques épisodes de ce journal du traducteur
En 1943, Greene travaille comme éditeur avec Douglas Jerrold pour la firme Eyre & Spottiswoode, l’éditeur de la King James Bible, où il est chargé de développer le département Fiction – il publiera ainsi Titus Groan de Merwyn Peake, ainsi que The English Teacher de R. K. Narayan. Pendant cette période, Greene se remet à écrire : la libération de la France s’accompagne alors d’un cortège d’histoires, d’anecdotes, d’atrocités et Greene « pitch » Le Dixième Homme à Alexander Korda en vue d’en écrire le scénario. Le 6 novembre 1944, il signe un contrat avec la MGM, pour une somme de 1500£, contrat dans lequel il abandonne les droits de l’œuvre à venir à celle-ci. Greene écrit alors ce court roman et l’envoie à la MGM.
samedi 11 octobre 2025
Graham Greene / Le Troisième Homme (12)
« La fin, bien sûr, justifie les moyens aux yeux de Kim Philby, mais c’est là une conception adoptée, peut-être moins ouvertement, par la plupart des hommes impliqués dans la politique, si l’on juge par leurs actes, que ces hommes politiques soient un Disraeli ou un Wilson. ‘Il a trahi son pays’ – oui, peut-être l’a-t-il fait, mais qui parmi nous n’a pas trahi quelque chose ou quelqu’un qui soit plus important que son pays ? »
vendredi 10 octobre 2025
Marche ou crève : Quand King éclate le crâne de l'Amérique
Comme la ville où j'habite possède un cinéma d'art et d'essai, je ne me prive pas (moyennant cinq euros) d'aller voir tout ce qu'ils passent (ou presque). C'est ainsi qu'hier soir, n'écoutant que mon courage, je suis allé voir Marche ou crève, sans savoir de quoi il s'agissait, juste ce que c'était un film labellisé "horreur" et interdit au moins de seize ans. Or il se trouve que Marche ou crève, réalisé par Francis Lawrence, et adapté de The Long Walk de Stephen King est tout sauf un film d'horreur, plutôt une fable radicale sur l'Amérique actuelle. Imaginez: cinquante jeunes marchent sur une route, soi-disant pour redorer le blason d'un pays ravagé par une guerre interne (on n'en sait guère plus, mais visiblement la misère règne), le but de cette "manifestation" (l'inverse en fait d'une "manif") est réduire le nombre de participants à un seul, le dernier à survivre à cette rando de l'enfer.
Oui, car ceux qui lambinent ou traînent la jambe ou capitulent sont abattus séance tenante. Le film se "résume" donc, d'un point de vue cinématique, à des plans sur des corps qui avancent, des visages qui souffrent, des êtres qui parlent: les rivalités cèdent peu à peu la place à une camaraderie tragique (puisqu'il n'y aura qu'un seul "gagnant"). Et cette longue marche est supervisée et encouragée par une sorte de généralissime autoritaire, une sorte de père tout sauf spirituel qui mène cette mini-nation de marcheurs à sa perte inéluctable. Sans concession, rythmé par la chute de quarante-neuf corps abattus, le film se concentre sur quelques destins déjà brisés, attirés au début, pour certains, par l'appât illusoire du gain, mais découvrant à mesure que leur parcours christique se rapproche du golgotha de la ligne d'arrivée, que seule la solidarité peut faire front contre la folie quasi trumpienne qui les manipule.
Stephen King, executive producer du film, a par ailleurs modifié la fin de l'histoire, par rapport à celle proposée dans son roman. En passant du contexte initial (la guerre du Vietnam) à l'Amérique selon Crazy Trump, le récit implacable de King s'offre une fin nettement plus radicale. Un peu comme dans cette autre version de la chanson de Vian, Le Déserteur, qui s'achevait par ces mots : "et que je sais tirer."
PS Si j'ai le temps je vous parlerai de Sirat. Mais pas de L'intérêt d'Adam (bof bof) ni de Nino (aussi vide que creux).
Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (11)
jeudi 9 octobre 2025
Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (10)
mercredi 8 octobre 2025
Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (9)
« Quel monde étrange et inconnu de nous gît sous nos pieds ; nous vivons au-dessus d’un monde de cavernes, de chutes d’eau et de cours d’eau tumultueux, avec des marées comme dans le monde au-dessus. »
mardi 7 octobre 2025
GRAHAM GRENE / LE TROISIÈME HOMME / JOURNAL DE TRADUCTION (6)
lundi 6 octobre 2025
Julien d'Abrigeon: Des milliers de chutes dans l'air
On suit depuis longtemps le travail de Julien d'Abrigeon, de loin en loin pourrait-on dire, intrigué par sa façon de travailler les formes, séduit par son écriture à la fois fluide et retorse (les deux ne sont pas incompatibles, heureusement). Mais rien ne nous préparait à Qui tombe des étoiles, ce furieux kaléidoscope narratif qui explore moins la figure de la chute que les paramètres (tenaces abscisses et fascinantes ordonnées) conditionnant sa possibilité. Car qui dit chute, dit élan, élancement, trajectoire, volonté d'envol – mais aussi désir d'espace, rêve d'émancipation, folie des hauteurs, peur du terre-à-terre. Encore fallait-il parvenir à organiser, ou plutôt orchestrer toute une galaxie de récits-destins, faire de cette foule de champions du grand plongeon une matière à la fois suffisamment dense et volatile pour qu'un livre susceptible d'accueillir tous ces improbables Icare échappe au piège de la recension pour devenir une formidable machine.
Rares sont les écrivains capables d'assimiler des fourmilières de faits sans que ces derniers rongent et sapent les bases de leur entreprise. D'Abrigeon en fait de toute évidence partie, tant sa maîtrise de l'immense documentation qu'il a accumulée lui permet non d'en faire étalage mais constellation. Sa méthode: commencer toujours au milieu des choses, reprendre sans cesse le fil là où il semble prêt à rompre, se livrer à un patient travail de tisserand, lui permettant d'entrelacer sans les emmêler divers fils narratifs dont il faudrait ici décliner les inquiétantes et passionnantes vibrations: la vie amoureuse de Nicolas de Staël, le rêve d'espace de Christa McAuliffe, l'envolée fatale d'Ewa Wisnierska, la langue universelle de Barès, le saut mis en scène d'Yves Klein, les voltes aériennes d'Adolphe Pégoud, des Russes qui tombent de haut, comme poussés par la main invisible du pouvoir, le vieux Charles Kane dévalant la neige de l'enfance, les délires financiers d'Elizabeth Holmes, les dévissements d'Edlinger…
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Vladimir Velickovic (1935-2019), Trois états du saut, 1975 |
Des hommes qui tombent, des femmes qui montent, des centaines de façon d'appréhender le vide, de tutoyer les étoiles, de se croire invincible, de vouloir inverser les diktats des boussoles, de frôler la mort autant que la vie, de s'échapper, de s'affirmer, d'exploser en vol. La vaste tribu des trébuchés de la vie, jamais figée, suivie dans ses voltes et ses écarts. Qui tombe des étoiles aurait pu être un fastidieux catalogue d'impressionnantes gamelles – il n'en est rien: D'Abrigeon est parti à la conquête d'un espace narratif encore inexploré et a su non pas tresser artificiellement mais mettre en résonance organique les nombreux fatum de ses protagonistes: toute l'intelligence de son livre est de ne jamais rabattre les trajectoires ici déployées en démonstrations de chute. Ici, l'implacable loi de la gravité devient un moteur diégétique aussi implacable que surprenant, permettant à l'écriture à la fois rigoureuse et décomplexée de l'auteur de tout brasser, analyser, déplier, laisser en suspens, décliner.
Un livre qui ne cesse de recommencer, à chaque page, comme si sa nécessité exigeait et conditionnait sa perpétuelle renaissance, tout entier dédié aux mouvements paraboliques de ses récits, afin que la mosaïque ici sublimée accède, à force de rêves et de catastrophes, à un statut quasiment symphonique (d'obédience dodécaphonique, tant qu'à faire). Et se change, subtilement, en fresque fabuleuse.
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Julien d'Abrigeon, Qui tombe des étoiles, Le Quartanier, 20€
dimanche 5 octobre 2025
Graham Greene, Le Troisième Homme / Episode 4
samedi 4 octobre 2025
Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (3)
vendredi 3 octobre 2025
Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (2)
Qui est ce troisième qui marche à tes côtés ? / Quand je compte, il n’y a que toi et moi ensemble / Mais si je regarde au loin la route blanche / Il y a toujours un autre qui marche à tes côtés.
jeudi 2 octobre 2025
Le Troisième Homme, de Graham Greene : Journal d'un traducteur (1)
A l'occasion de la parution de ma nouvelle traduction du Troisième Homme de Graham Greene aux éditions Flammarion, je poste ici, une fois de plus, un "journal du traducteur".
mardi 9 septembre 2025
Vienne 1936: Burroughs chez les nazis
On connaît assez bien la vie de l'écrivain américain William S. Burroughs, grâce entre autres aux biographies de Ted Morgan et Barry Miles, mais le fait est qu'on ne s'était jamais penché attentivement sur son séjour à Vienne en 1936-1937. C'est chose faite désormais grâce à Thomas Antonic, dont les éditions Grèges publient un texte plus qu'instructif intitulé Burroughs chez les Nazis.
Les liens entre Burroughs et l'Europe débutent tôt, puisqu'en 1927, alors âgé de 13 ans, il se rend à Cannes et sur la Côte d'Azur avec sa famille. En 1933, il séjourne à Paris et à Londres, puis se rend en Algérie (alors département français) sur les traces de L'Immoraliste de Gide. Puis, en 1936, nouveau séjour à Paris avant d'arriver à Vienne – on est deux ans après la Nuit des Longs Couteaux. Vienne n'est pas Tanger: les homosexuels y sont persécutés, ce qui n'empêche pas une certaine classe sociale de vivre des amours "illicites", par exemple à l'hôtel König vin Ungarn, où est descendu Burroughs.
Mais qu'allait faire le futur auteur du Festin Nu à Vienne? Tout simplement des études de médecine, études que lui permettait de suivre son diplôme de fin d'études secondaires, alors qu'aux Etats-Unis il aurait dû passer des cours préparatoires (biologie, chimie, maths). C'est dans cette ville que Burroughs assiste à la montée en puissance du nazisme, entouré de professeurs pronazis et antisémites, au nombre desquels un certain Eduard Pernkopf, chantre de l'hygiène raciale et anatomiste n'hésitant pas à travailler sur des cadavres de victimes du nazisme.
À partir de nombreux documents, Thomas Antonic traque intelligemment dans l'œuvre de Burroughs des échos circonstanciés de ce séjour à Vienne, certes bref mais l'ayant mis concrètement au contact de l'idéologie nazie. Et le fait est que dans son œuvre, on n'est pas en manque de médecins peu recommandables, comme l'illustre Dr Benway, qui apparaît dans plusieurs de ses livres. Antonic évoque également la figure passionnante de Ilse Herzfeld (épouse Klapper), que Burroughs épouse le 2 août 1937, un mariage ayant essentiellement pour but d'aider Ilse à renouveler son visa et fuir l'Europe au bord du gouffre (elle souhaitait émigrer aux Etats-Unis, et finit par se rendre à New York au début de l'année 1939).
Antonic, en fin lecteur de Burroughs, nous permet ainsi de voir dans quelle mesure le séjour viennois de l'auteur a alimenté sa peinture d'un monde tordu où le spectre nazi sait prendre diverses formes.
À noter que l'essai de Thomas Antonic est suivi d'un autre essai, signé David Frank Allen, intitulé Malaise dans la syphilisation et portant sur la destruction de la subjectivité dans l'œuvre de Burroughs.
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Thomas Antonic, Burroughs chez les nazis, éditions Grèges
vendredi 5 septembre 2025
Notre désir de publication est impossible à rassasier
Comme chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, des livres paraissent, puis, marché oblige, disparaissent (plus ou moins). Les éditeurs et les auteurs font donc ce qu'ils peuvent, avec les moyens du bord, pour tenter de pérenniser cet événement forcément éphémère qu'est la parution d'un livre, livre qui se retrouve vite perdu dans un océan de publications.
On a beau en parler, en tweeté, en tiktoké, en instagrammé, rien n'y fait, ledit livre reste une goutte dans l'averse d'encre qui régulièrement s'abat sur un peuple de lecteurs et de lectrices de plus en plus flou. Bien sûr, hormis la dizaine de stratégies susceptibles d'empêcher ledit livre de se dissoudre dans l'abondance éditoriale, il est toujours possible de s'en remettre aux libraires, aux lecteurs et lectrices, aux amis, à la rumeur, au tarot de Marseille, dans l'espoir qu'il surnagera.
Mais qu'attend-on d'un livre? L'éditeur, lui, le sait: il attend que le livre se vende raisonnablement, et ce afin d'essuyer les coûts inhérents à sa publication, mais aussi afin de démontrer que ses choix éditoriaux sont judicieux; enfin, parce qu'il ne veut pas que son auteur.e soit déçu.e et pense avoir fait une erreur en lui faisant confiance.
Mais l'auteur.e, qu'attend-il/elle de cette publication? C'est là que le mystère s'épaissit. Certains s'en foutent (je les adore). D'autres croient dur comme fer qu'ils vont devenir des stars du jour au lendemain. D'autres comptent sur une petite rentrée d'argent pour tenir bon. On devrait établir une typologie des attentes liées à la publication d'un livre. Tant il est vrai que perdure une sorte de mythe en lien avec ce procédé par ailleurs très concret qui consiste à imprimer un texte sur du papier, à coller ce papier sur du carton, à le distribuer dans des points de vente, puis à le laisser dormir dans des entrepôts ou le pilonner régulièrement.
Une phrase revient souvent chez les auteur.es: "Je veux juste (ou j'espère) qu'il se passe quelque chose autour de mon livre". Ce désir, louable, se décline différemment selon les individus: des rencontres en librairie, des lectures publiques, des invitations à des festivals, des articles dans la presse, des passages à la radio. Car c'est là l'entière gamme des propositions sur lesquelles ils peuvent compter. Inutile, je suppose, de leur préciser que des articles ne font pas forcément vendre, qu'une rencontre en librairie peut être un grand moment de solitude, qu'ils vont rester des heures sans rien signer dans ce super festival qui les a invités, et que l'émission de radio où ils ont été invités n'aura pas lieu en raison d'une grève. On n'est pas là pour leur casser le moral, mais pas là non plus pour leur promettre la lune.
Bref, on est en droit de se demander ce qu'un,e auteur.e attend vraiment de la publication d'un livre. Argent, gloire, rencontres, voyages, respect, espoir d'être de nouveau publié, agitation, quelques verres de champagne gratis dans un cocktail, des échanges avec son lectortat, des heures de train à l'autre bout du pays pour causer quinze minutes d'un sujet n'ayant rien à voir avec son livre ? Rien n'est pire, en effet, qu'une vaste indifférence silencieuse. Et il arrive qu'un livre se heurte à un mur: zéro articles, même sur un obscur blog. Zéro invitation en librairie. Niet de festival. Comme si il ou elle avait écrit dans le désert et n'avait d'autre choix que d'y retourner.
Pourtant, derrière l'acte d'écrire (ou devant, face à lui) il y a la nécessité. Ecrire parce que bon-qu'à-ça. Que vouloir de plus? Etre lu? Certes, bien sûr, mais à partir de quel nombre de lecteurs/lectrices l'auteur.e sera-t-il/elle satisfait.e? Cent? Mille? Trois mille? Cent mille? Vingt millions? Douze et demi? Deux (papa et maman)? Les rêves qui agitent les écrivain.es devenu.es auteur.es sont gris et flous et variables et changeants. Mais peut-être qu'à force de noircir du papier et de voir ce papier s'attarder en librairie on finit par réviser ses attentes (à la baisse?) et faire la distinction entre deux identités, celle qui écrit et celle qui publie. Car publier un livre oblige, au sens presque moral, celui ou celle qui écrit à se poser une question cruciale: qui suis-je quand j'accompagne mon livre? Ecrivain.e ou auteur.e ? Quelle est cette nuance? Comment la vivre? Qu'en attendre? Ai-je vraiment envie de consacrer du temps à jouer les VRP de mon œuvre? Est-ce, écrire, un métier (la réponse est non; vous n'avez qu'à contacter, si vous y arrivez, l'entité URSSAF qui vit dans la dystopique contrée du Limousin).
J'aimerais pouvoir donner des conseils. En prodiguer comme on rassure les passagers d'un beau navire répondant hélas au nom de Titanic. Mais en vérité je suis, comme les auteur.es que je publie (et comme celui qu'il m'arrive d'être), démuni devant cet incident mineur, qui devrait être un feu d'artifice mais n'est souvent qu'un pet d'allumette humide, qu'est la publication d'un livre sur cinq cents autres en même temps et si tu n'es pas dans les quinze qu'a choisis la presse lors d'une médiumnique concertation, pleure tes larmes.
La durée de vie d'un livre a été tellement raccourcie par le marché qu'il serait hypocrite de promettre monts et merveilles, pognon et passage à La Grande Librairie, invitation à Nancy ou Grargouilles-les-Moselles. Il n'existe en ce domaine qu'une seule loi: si un livre peut changer la vie d'un lecteur, d'une lectrice, alors il est justifié. Un, une, ce n'est rien, mais c'est tout. Car rappelez-vous ce livre que vous avez lu et qui est en vous comme un pivot, une boussole, une bombe, un clou, un amour, une catastrophe, un retournement, un seuil, un virage, une décision. C'était quoi? Les Chants de Maldoror? Tombeau pour cinq cent mille soldats? Les Géorgiques? Et si c'était Détruire tout ? Ici je tente le tout pour le tout. Et si c'était Détruire tout, de Bernard Bourrit, paru aux éditions Inculte, que je dirige? Voyez comme nous sommes: nous ne reculons devant rien pour "pousser" les livres que nous publions sur l'immense échiquier de — mais assez. Vous m'avez compris. Et sachez que je n'hésiterai pas à vous recycler ce post en changeant juste le titre et le nom de l'auteur.e à chaque livre que je publierai. Et dans quelques semaines je vous bassinerai sans complexe avec l'immense Bruits d'Anne Savelli que je publierai en janvier. On est comme ça, on ne lâche rien.
Mais "libre" à vous de lire juste les quinze livres sur lesquels la presse littéraire s'est mise d'accord. Mais si votre curiosité vous conduit au seuil de Détruire tout, de Bernard Bourrit, eh bien, je pourrais mourir tranquille (mourir, dans le jargon de l'édition, veut dire vivre).