[Pendant l'été, le Clavier
fouille dans ses archives et vous ressort des posts anciens, parce
qu'on ne sait jamais. Aujourd'hui, ce post du 23 mai 2012…]
On imagine sans peine la mine consternée des pontes du magazine américain Fortune lorsque, après avoir passé commande en 1936 à James Agee
d'un article sur les conditions de vie des métayers blancs du Sud des
Etats-Unis, ils reçurent sur leur bureau ce livre extraordinaire qu'est Louons maintenant les grands hommes.
Leur refus fut aussi immédiat qu'unanime. Mais, curieusement, ils
remirent ça en 1939, à l'occasion d'un numéro spécial sur New York.
"Allô, James, tu pourrais nous écrire un petit truc sur Brooklyn?" Agee
n'hésita pas une seconde, loua un appart pourri à St James Place, à côté
de Flatbush Avenue, et entreprit de sillonner Brooklyn, interrogeant
ses habitants, méditant, prenant des notes. Hélas, une fois de plus sa
prose décontenança les patrons de Fortune. "It's too strong to
print", dirent-ils après avoir refusé l'article. C'est trop puissant,
trop intense, on ne peut pas imprimer ce truc. Il faudra donc attendre
1968 (!) pour que le texte paraisse en revue, dans l'audacieux Esquire.
Mais ce n'est que 66 ans après avoir été écrit que ce chef d'œuvre de
poésie urbaine, long de dix mille mots, paraîtra sous forme de livre…
Cette ode à Brooklyn, Sud-est de l'île: carnet de route – dont le titre original est: Brooklyn is — Brooklyn existe, ou, peut-être, Brooklyn est — à compléter… –, paraît aujourd'hui en français dans une traduction impeccable d'Anne Rabinovitch chez Christian Bourgois éditeur, dans la collection Titres (8 euros), accompagné d'une préface de Jean-Christophe Bailly.
C'est une course ininterrompue dans les rues de cet "arrondissement" pas
comme les autres, aujourd'hui quatrième ville des Etats-Unis, une
succession d'instantanés précis et fiévreux, où l'œil d'Agee explore la
psychologie des façades et l'architecture des silhouettes en faisant
appel à tous les sens. Sensible à "l'énergie magnétique" de Brooklyn,
Agee dégage lignes de force et de faille, détaille les commerces et les
rêves, avec une ironie souvent affectueuse, par grandes nappes
anaphoriques dignes de Whitman ou de Hart Crane. Les images pétillent,
le trivial titille le sublime, les matières sont nommées, les
expressions saluées. Agee évolue dans Brooklyn tel un explorateur dans
la jungle, guettant la grâce animale, le mystère des attentes:
[…] et dans la rue les cris arrogants des enfants, les yeux plissés des pères, les beautés déliquescentes des jeunes épouses, la consécration des anciens et, embusqué derrière les stores tremblotants de cinq mille fenêtres de rez-de-chaussée, le regard de femmes vieillissantes noyées dans leur mélancolie qui fixent la rue à une voie, où se lit la lassitude d'une lionne au fond d'un zoo par une chaude après-midi […]
Le texte avance par cahots et glissements, tram inspiré qu'aucun décor
ne rebute, attentif aux enseignes et aux graffiti à la façon d'un voyou
rimbaldien, tâtant les étoffes et retranscrivant les grincements,
retournant les ordures, convoquant Dante et Michel-Ange, s'égarant sur
les docks pour y contempler "un énorme Diesel réparé hissé sur un
camion" qui évoque aussitôt "un cœur arraché au milieu de la rue",
truffant sa description d'apartés entre parenthèses comme si un chœur
malin suivait de loin cette foraine et chahuteuse symphonie urbaine,
ralentissant enfin la cadence quasi industrielle de la prose pour, dans
les dernières lignes, en fin de journée, dans les plis du crépuscule,
s'attarder sur les "étreintes charmeuses des ratons laveurs rondelets et
masqués" du zoo et admirer les fauves aux yeux aussi "ravissants que
ceux des girafes ou des héroïne victoriennes" !
Ne reste plus au lecteur de ce texte enchanteur qu'à imaginer, dans la
ménagerie de son crâne, les photos qu'auraient pu nous laisser le
complice d'Agee, Walker Evans…
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