Je suis innocent de Adel Abdessemed |
[Pendant l'été, le Clavier
fouille dans ses archives et vous ressort des posts anciens, parce
qu'on ne sait jamais. Aujourd'hui, ce post du 15 mai 2010…]
Publié en 2009 chez Grasset par les bons soins de Cécile Dutheil de la Rochère, L’Homme barbelé, premier roman de Béatrice Fontanel, par ailleurs iconographe et auteure
pour la jeunesse, a la force poétique de ces textes
célibataires dont nos étagères manquaient avant même de le savoir. Se
présentant sous l’humble forme d’une enquête – qui était vraiment
Ferdinand, ce père sévère disparu dans les camps de la mort ? –, ce «
roman » tout entier hérissé de souvenirs arrachés et ravaudés parvient à
combler le hiatus d’une vie explosée, la vie d’un homme qui ne sut pas
aimer, ni sa femme ni ses enfants, au nombre de quatre, parce que pris
dans l’étau jamais refroidi des deux guerres mondiales. L’auteur reprend
le fil sans cesse cassé, mâché, noué d’une vie dont on ne peut
réellement caresser la fibre ou sentir les échardes sans passer par
l’expérience physique de cette violence barbelée qu’ont traversée,
rampant pantelant chantant, des millions d’hommes, depuis les premiers
trains de 14 jusqu’aux wagons plombés de Pologne.
Pour
l’auteur, il va s’agir de sculpter, à même la glaise des récits et des
omissions, le visage fuyant de ce Ferdinand, évadé furieux d’on ne sait
quel nocturne voyage célinien, qu’avale et recrache sans cesse
l’Histoire, ce Ferdinand qui dessinait les tracés des lignes
ferroviaires et que l’horreur s’amuse à aiguiller sans répit, mutilant
non son corps (il ne garde de la Première Guerre que des ampoules aux
mains, à l’entendre…) mais son cœur, le rendant incapable d’aimer, au
temps tassé et fade de la paix, ses enfants et son épouse. Car Ferdinand
aura côtoyé toute sa vie la peur de mourir, plus familière que son
jardinet. Et tout se terminera dans un train de la mort :
A cet instant précis où tout semble se synchroniser parfaitement, comme le mécanisme d’une horloge affreuse, une peur qu’on ne peut nommer crache dans nos consciences avec la puissance d’un jet de poulpe.
Béatrice
Fontanel cherche à capter la moindre vibration, intérieure ou
extérieure, qui permettrait de se faire une idée de la vaste toile où
mouches et araignées s’affrontent, les renoncements, les espoirs– cette
façon qu’ont certains de tordre le bâton de la fierté dans l’onde de
l’indifférence pour qu’il semble roide à la lueur du jugement des
hommes. Ferdinand est un soldat vaillant, prompt à secourir et épauler
ses camarades, la boue de Verdun n’avale que ses rêves. Il prolongera la
guerre dans les guerres lointaines, jusqu’à Sébastopol.
Le
montage mis au point par Fontanel pour articuler son récit est une
merveille d’intelligence et de sensibilité, faisant s’entrechoquer les
deux boucliers jumeaux des tranchées et des camps, créant un vide de
vingt ans dans lequel piaffe la rosse Ferdinand, rétive au joug
domestique, à la tendresse, aux mots, même. Et l’auteur de passer du
moléculaire au molaire, du motif à la fresque :
Les piqûres de rosiers font sentir leurs minuscules élancements empoisonnés. Les griffures aux bordures légèrement rougies se laissent suivre de l’œil ; les veines, les ridules, les reliefs des tendons et des articulations se métamorphosent en un champ de bataille avec toutes ses circulations de boyaux, d’entonnoirs, de rigoles, topographies de cicatrices.
Fontanel
raconte la guerre de 14 comme très peu d’écrivains l’ont fait : elle
sait rendre le suc du quotidien, déduire de telle blessure tel
escarmouche, décrire les postures, rappeler les effrois, et jusqu’à leur
usure. Elle parle des détenus des camps qui « poussent le jour devant
eux comme les bousiers leur boule », évoque les « rails de réglisse
luisant sous le lait malfaisant de la lune », rappelle les échos de la
guerre des mines qui, « à l’intérieur de Ferdinand […] a creusé ses
excavations, dans le calcaire de son être, en lui les fourneaux
installés, avec ses mises à feu inattendues que ses enfants subiront
jusqu’à la fin sans comprendre ».
Œuvre
rare, inspirée jusqu’à la moelle tremblante, pétrie d’intuitions
salvatrices et de rehauts insensés, frappée au tempo d’une rythmique
tout à la fois sereine, sauvage, instinctive et patiente. Comme si la
fiction avait irrigué une parcelle d’oubli et redonné au sang toutes ses
chances, depuis l’épanchement vorace jusqu’à la palpitation interdite,
rendant un cœur à Ferdinand, pour mieux battre, non plus la retraite des
vaincus, mais la charge des émus.
Qu’est-ce
qu’une vie, d’abord vautrée dans les tranchées, puis concassée dans les
camps ? Qu’est-ce que vivre quand c’est aller du charnier de Verdun au
terminus de Mauthausen ? Et que trouver entre ces deux bornes puantes ?
Fontanel imagine une Yéranouhie, égorgée de peu puis danseuse à Alep,
que Ferdinand sauve et, oui, aime. Mais même cet amour des colonies
passera à la broyeuse du temps.
L’Homme barbelé redonne souffle et mouvement à ce « grand sac étanche » qu’est la peau des anonymes.
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Béatrice Fontanel, L'homme barbelé, LdP
Nous sommes le 22 août, dis... quand reviendras-tu? Dis, au moins le sais-tu?...
RépondreSupprimerT'aurais pu nous dire que tu lisais les premières pages de Crash-text aux bonnes feuilles, faut tout faire soi-même ici
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