[Pendant l'été, le Clavier
 fouille dans ses archives et vous ressort des posts anciens, parce 
qu'on ne sait jamais. Aujourd'hui, ce post du 5 mars 2010…] 
De Ramón Sender, on ne connaît bien souvent que son Requiem pour un paysan espagnol
 et ses prises de position en faveur du peuple et des anarchistes. Sa 
vie, aussi, faite de drames et d’exils, d’abord l’Espagne, puis la 
France, le Mexique et enfin les États-Unis. Et un legs à la postérité 
d’une soixantaine de romans dont seulement une dizaine sont disponibles 
en langue française. C’est une belle pépite que réédite donc les 
éditions Attila en republiant la traduction que fit Emmanuel Roblès en 
1955 de El Rey y la reina – Le Roi et la Reine –, parue alors aux éditions du Seuil.
Paru initialement en 1948 au Brésil, Le Roi et la Reine
 peut être envisagé sous divers angles. On peut bien sûr y lire le récit
 d’une fin, celle des nobles, sous la pression de la guerre civile 
(l’action se passe en 1936, à Madrid), la reine blanche qu’est la 
duchesse se retrouvant assiégée dans son donjon tandis qu’au pied du 
palais grouillent les « rouges », avec, dans le rôle du passeur 
amphibie, le jardinier Romulo, dont le désir brouille la conscience 
politique, l’empêchant de choisir son camp. Mais le roman ressemble 
également à une étrange partie d’échecs, une partie aux règles 
perverties : en effet, d’entrée de jeu, le roi est mis en échec (le duc a
 fui, est peut-être mort…). La reine, elle, n’a plus que quelques cases 
sur lesquelles se réfugier, à savoir quelques chambres du donjon, la 
tour devenant ainsi sa dernière protection. Quant à Romulo, il n’est au 
début qu’un pion, mais l’on sait à quel point aux échecs les pions 
peuvent jouer un rôle capital, à la fois protecteur, obstacle, adjuvant 
de la défaite. On trouve également un fou, personnifié ici par le nain 
Elena, qui, réfugié dans les entrailles du palais, prétend affronter un 
couple de rats géants. Il y a aussi les deux cavaliers de la Reine, tout
 d’abord le duc, qu’on croyait mort et qui revient par un passage 
secret, puis l’amant, Estéban, qualifié de « diable »… 
Mais
 la folie, on s’en rend vite compte, n’est pas le seul apanage du 
nain/bouffon (bien que fasciste, il est adopté à la fin par les « rouges
 »…). Car Le Roi et la Reine, ce n’est pas le duc et la duchesse, mais 
bien le jardinier et la duchesse, car, comme il est dit à l’entrée du 
roman : « L’homme est le roi. L’illusion de l’homme est la reine. 
Ensemble ils forment la monarchie qui gouverne le monde. » Phrase 
sibylline, complexe, dont le roman de Sender s’emploie à déplier et 
éclairer les arcanes.
La
 guerre civile a éclaté, le duc a fui, et la duchesse se retrouve 
consignée par la peur dans le donjon du palais, à l’insu des combattants
 qui ont réquisitionné les lieux. Seul Romulo, le jardinier, veille sur 
la sécurité de sa maîtresse, à laquelle il a voué allégeance. Mais cette
 allégeance est corrompu dès le début du livre par une « mise à nue » 
capitale : la duchesse sort nue de sa piscine et s’adresse à son 
jardinier sans la moindre du pudeur, ne le considérant pas comme un 
homme. Humilié autant qu’excité par la vision du corps nu de la « reine 
», Romulo se doit désormais de devenir un homme (et non plus seulement 
une fonction) aux yeux de cette femme. Il ne saurait donc la livrer 
simplement aux combattants. Le désir l’emporte sur le social, et les 
deux personnages vont devoir se croiser au mitan de leur non-rapport, le
 jardinier aspiré dans un devenir-homme et la reine prise dans un 
devenir-femme. Plus qu’une banale relation maître-esclave, et en cela 
aussi fin que Marivaux, mais dans le cadre d’un roman étrangement 
gothique (Walpole n’est pas loin), Ramón Sender nous offre un 
affrontement sans cesse dédoublé entre des forces qui souffrent d’être 
contraires. Qu’attend chacun de l’autre ? Qui veut posséder qui ? Qui ne
 respecte plus quoi ?
La
 duchesse le dit clairement vers la fin du roman. S’adressant à Romulo, 
elle exprime le désir suivant : « que tu sois plus fort que toutes les 
folies qui nous assiègent ». Et le jardinier de finir par lâcher cette 
inquiétante promesse/menace : « Je vous donnerai la dernière chose que 
je puisse vous donner ».
Sous
 la plume fine, précise et patiente de Sender, le récit palpite et 
respire, à la fois théâtre d’ombres, tragédie en huis clos, roman de 
chevalerie, logomachie. Pas un seul instant, le duel au minuit ne 
s’enlise dans une lutte caricaturale entre oppresseur et opprimé. Car ce
 qui se débat ici, dans les pièces du palais, dans la boue de la cour ou
 dans les caves, c’est un désir encore informe, informulé, un désir 
contrarié dans son devenir, rétif aux hiérarchies, assoiffé d’une pureté
 qui au soleil paraîtrait simple souillure.
Romulo
 ne désire par la duchesse, ce serait trop simple. Il désire qu’elle 
voit en lui le désir, le possible roi, l’illusion nécessaire à 
l’accomplissement d’une nouvelle forme de monarchie, en apparence 
bâtarde, mais puisant à des racines obscures, inconscientes. Et il sait 
que son désir peut transformer la reine en femme, c’est-à-dire renverser
 l’ordre social, pas seulement en une femme que son mari prend à sa 
guise et que viole son amant, mais en une femme susceptible de réveiller
 en lui l’homme vaincu par le jardinier.  Quant à 
la duchesse, on s’aperçoit assez vite qu’elle est passé d’une fausse 
liberté à une fausse incarcération, qu’elle a troqué sa liberté de 
mouvement contre le mouvement de sa liberté : bien que troublée (elle a 
conscience de l’obscénité de son acte au sortir de la piscine), elle 
refuse de laisser pénétrer en elle le membre viril de l’insurrection.
Dès
 lors, le palais, siège des tensions, émotions et révélations, 
fonctionne comme l’inconscient, la reine occupant la place en apparence 
privilégiée du surmoi dans les hauteurs du donjon, le jardinier œuvrant à
 la façon d’un moi intercesseur, tandis que le ça semble s’être réfugié 
dans le corps étriqué du nain Elena, lui-même aux prises avec des 
cauchemars tout en griffes et en crocs. On est loin d’une mécanique, 
tant Sender fait preuve d’une sensibilité exemplaire dans sa façon de 
relier par un fil invisible des scènes où la beauté règne à la façon 
d’un pouls sous la peau des paragraphes.
Lisons ce passage, qui ferait aussi bien les délices de Charlus que de Deleuze :
« Romulo avait passé des heures et des heures à contempler un parterre d’arums. Dans leurs profonds entonnoirs blancs entraient souvent une abeille ou un bourdon. Certains de ces bourdons étaient parfois de grande taille, veloutés, vêtus avec un luxe asiatique et se mouvaient avec une sorte de gravité religieuse. Il avait vu un de ces insectes entrer lentement au sein d’une fleur, comme un roi dans sa chambre. Dès que le bourdon fut au fond Romulo s’aperçut qu’une étamine s’abaissait, lui touchait le dos et le marquait de jaune. Ce comportement de la fleur avait laissé Romulo perplexe. Rien, dans la vie humaine, ne pouvait être comparé en beauté à l’entrée d’un de ces insectes au cœur d’une rone entr’ouverte […]. Cette pénétration, avec les délices mêlées du toucher, de la vue, de l’odorat et de la saveur, devait procurer une sensation inconnue de l’homme, une sensation qu’il pouvait à peine imaginer. […] Si les miliciens ne revenaient jamais et si lui restait là, dans ce domaine et avec la duchesse, il se sentirait aussi comme ces bourdons qui lentement s’enfoncent au cœur d’un magnolia. »
Comme
 le dit si exactement Sender lui-même : « Mon propos relève plutôt de 
l’illumination que de la logique. J’essaye de suggérer des plans 
mystiques […]. »
La
 puissance suggestive de l’écriture senderienne trouve, grâce aux 
éditions Attila, un écrin parfait, tant l’ouvrage est d’une fabrication 
soignée (la maquette est signée Jeanne Witta), la mise en page de temps 
en autre envahie par les inquiétants dessins d’Anne Careil, qui 
permettent au surnaturel d’insuffler sa petite musique : ici une pluie 
de main, là quelque somnambule piégé dans son rêve, et ce dans une 
tradition ingénieusement héritée de Max Ernst, créant un univers 
parallèle, saturé de diagonales et nappé d’ombres.
 
 
Une jolie longueur toutefois, sera-t-il encore question d'une souveraineté quelconque, celle du roi, de la reine, du moi, du désir ( encore moins car il nous dépossède) quand d'un ensemble décidément positionné dans telle ou telle direction, un autre, assemblage, peut ordonner le ménage. Et du balai pour finir de vouloir séparer le bon grain de l'ivresse et voir dans le détail qui donnerait l'exactitude du bilan, d'ailleurs quoiqu'on vive ou décide, individuellement ou collectivement, sortant d'une observation du souvenir ce sera le cimetière quand bien même l'action vivace nous offrirait de sentir une victoire, un gain, la sensation d'un bonheur ou d'une réussite.
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