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| Le Cauchemar (Nicolai Abraham) | 
[Pendant l'été, le Clavier
 fouille dans ses archives et vous ressort des posts anciens, parce 
qu'on ne sait jamais. Aujourd'hui, ce post du 27 septembre 2011…] 
On pourrait vous baratiner et vous 
dire que c'est un roman noir. Mais, depuis Homère et David Peace, vous 
baratiner n'a jamais vraiment marché. Alors disons que La femme d'un homme qui,
 de Nick Barlay est un roman en deux couleurs, et que ces deux couleurs suffiraient à 
elles seules à redéfinir l'arc-en-ciel douloureux de l'écriture.
On
 pourrait vous dire que l'héroïne est une veuve récente, anorexique, 
barrée, ingérable, indécidable jusqu'au bout des ongles, et que son mari
 avec lequel elle a tout juste convolé six mois a été retrouvé mort, un
 quartier d'orange entre les dents, strangulé au cours d'une tentative 
d'auto-érotisme qui était peut-être moins fun que ça. Mais vous 
baratiner, faut-il le répéter, n'a jamais marché. Vous avez refusé de croire que Beckett écrivait des romans d'amour et qu'Arno Schmidt tissait des pastorales. Donc, La femme d'un homme qui
 n'est pas un roman noir.
On aimerait bien, parce que ça permettrait de 
le lire sans passer son temps à trembler pour la langue qui agit en nous 
comme un poison patient.
Il
 était donc une fois, et sans doute plus d'une fois, "la femme d'un homme
 qui". Et dans l'inachèvement de ce titre gît la splendeur d'une écriture
 qui, loin d'être inachevée, joue avec l'exhaustivité de la 
déréliction. Oui, bien sûr, il y a une enquête, une mort suspecte, des 
indices, un périple, des problèmes. Il y a surtout, en double terrible 
de la narration, l'impossibilité à décider, trancher, reconnaître. Car 
Joy, "la femme de l'homme qui", est à elle seule la folie de l'énonciation
 et son ultime leçon : Joy, au nom maudit, réussit l'exploit de nous 
emmener au bout de la nuit et de nous faire douter du mot "nuit", qui 
est bien trop doux pour là où elle va.
L'écriture
 de Nick Barlay est une épreuve. Au sens où: elle initie à elle-même, 
faisant de nous à la fois un lecteur et esclave. Barlay a sa 
façon bien à lui de dire deux fois ce que les choses sont et ne sont 
pas, quand celui (ou plutôt: celle) qui les voit meurt à chaque seconde 
dans le dédoublement de la vision. Dans le pli de l'indésirable 
compréhension. L'auteur sait décrire, avec une intelligence millimétrée,
 le spectre des vacillements dès lors que ce dernier se réfugie dans la 
tentative d'avancer.  Chez Barlay, tout est susceptible d'être 
soupçonnée: la réalité, l'idée qu'on s'en fait, la matière qu'on en 
tire, la langue qu'elle nous lègue. Le style se feuillette, se casse, se
 noie plusieurs fois dans la même eau, que tu bois, assoiffé, parce que 
la femme d'un homme qui. Parce que ne pas finir.
Belmondo,
 dans un film de Truffaut, disait à peu près ceci : "T'aimer est une 
joie, c'est une joie et c'est une souffrance". Lire Barlay, c'est ça. Il
 nous force à aimer la chute, la dérive, la palpation irrépressible de 
l'ignominie, au nom d'un principe qui est la justesse. La justesse? Oui,
 car pour savoir décrire l'indécision pathologique de son héroïne, son 
dégoût de soi et sa peur de la porte à pousser comme si c'était la 
texture même du doute devenu chair, eh bien, il faut plus qu'un certain 
talent.
Barlay nous fait le coup 
du vaudou. Il nous totémise et nous dissèque. Et s'il pouvait nous 
sauver, il le ferait. En disant "tu"
 quand il parle de Joy, en cassant, brindille de phrase après brindille 
de phrase, ce qu'il nous donne comme bois à brûler, en reprenant des 
motifs brûlés qu'on ignorait amadou d'autre chose, il avance, avance 
dans son récit en nous poussant, nous trébuchant, nous incitant. Il faut
 dire qu'il a conçu, pour son personnage, une conscience si précise et 
si intime que nous voilà les otages incandescents de la femme qui.
"Une tache d'aube s'étire au-dessus de la mer. Le premier être humain est déjà sur la plage, un homme, un golfeur qui pratique son swing contre le vent sifflant du large. Dans les haut-parleurs, la cassette siffle tel le vent. Les mots de centaines de contes pour enfants te traversent l'esprit, les réprimandes, les mises en garde quant à l'ouverture de portes ou de boîte. Quoi que tu fasses, n'ouvre pas la boîte. Quoi que tu fasses, ne franchis pas la porte. Quoi que tu fasses, ne le fais pas. [.…] La scène est ainsi prête pour le désastre, la perte catastrophique."
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Nick Barlay, La femme d'un homme qui,
 traduit par Françoise Marel, éd.
Quidam.
 
 
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