Il se passe parfois de drôles de choses dans les salles de cinéma. Bon, certains films marchent plus que d'autres, genre Intouchables, et d'autres un peu moins, genre tous les autres. En principe, quand vous achetez votre billet, à l'avance ou sur place, ça s'appelle un choix. Vous avez décidé de voir un film, disons un autre film qu'Intouchables et, a priori, vous vous fichez de savoir si la salle sera pleine ou vide, vous voulez juste voir ce film. Après tout, l'exploitant a accepté de projeter ledit film. Bien. Appelons ce film Le film que je veux voir. Ho-ho, soudain: problème. La salle projetant Intouchables est comble. Bon, ça c'est pas votre problème. Vous, vous êtes dans la file qui va voir Le film que je veux voir, ou bien vous êtes déjà dans la salle, vous avez payé votre ticket, tout va bien. Seulement, il y a encore 81 personnes qui sont venues voir Intouchables et qui sont hyper déçues parce que la salle où Intouchables est projeté est comble. Qu'à cela ne tienne. L'exploitant est ingénieux: il informe les gens venus voir Le film que je veux voir que finalement, vu la demande, il va projeter Intouchables dans la salle où devait être projeté Le film que je veux voir. Il va même le leur annoncer dans la salle, si d'aventure certains ont eu l'outrecuidance de déjà s'installer.
Ça semble logique, hein, puisqu'il n'y a qu'une dizaine de personnes qui veulent voir Le film que je veux voir. Logique et facile à faire puisqu'on est passé en projection numérique. On va donc leur proposer le marché suivant: soit les spectateurs venus voir Le film que je voulais voir (ouch, le titre a déjà changé…) peuvent regarder Intouchables gratuitement, soit ils pourront toujours revenir une autre fois voir Le film que j'aurais voulu voir (mais qui, bon, aura disparu de l'affiche, faut pas rêver).
Cette situation se produit de plus en plus souvent. Au profit d'Intouchables ou d'un autre film, d'peu importe, la question ne porte évidemment pas sur cet indépassable chef d'œuvre qu'est Intouchables, ni sur l'inégalable Merci monsieur Marsipulami ou le très prometteur Les désarrois de l'élève Ducobu. Sans parler des Hunger Games et autres objets un peu trop identifiables. La question est de savoir si le contrat peut être rompu aussi cavalièrement entre film et public, attente et curiosité, pop et corn. Bref, des exploitants, qui pourtant se sont engagés à projeter un film dont le succès n'était évidemment pas programmé (le distributeur n'ayant pas "inondé" le marché avec quelque 300 copies, ce qui peut aider), décident donc, face à l'affluence, sous la pression de la demande, la grosseur de la queue faisant foi, de modifier l'équilibre des choix proposés. Puisqu'ils veulent tous des pommes, je vais quand même pas laisser ces kiwis prendre de la place. Vous vouliez un kiwi? Bon, je vous file une pomme gratos pour vous dédommager du kiwi que vous n'aurez finalement pas.
La déprogrammation sauvage existe donc désormais. Elle se fait avec une certaine désinvolture, comme s'il était un peu stupide ou naïf de ne pas tenir compte de la "demande". Trop de gens pour un film, pas assez de gens pour un autre? Hop, la balance tremble, on déplace les poids. Quand on connaît la fragilité économique d'un film indépendant, bien souvent condamné dès la première séance du mercredi à se voir fermer la perspective d'autres salles et à n'avoir plus qu'à tenir bon une petite semaine, on frémit devant cette nouvelle censure économique, absolument illégale, mais qui, apparemment, se pratique, et pas uniquement chez les petits ou moyens exploitants. On se demande d'ailleurs comment sont comptabilisés les billets vendus pour les films non projetés…
Appliquera-t-on un jour cette méthode ingénieuse aux livres? Bonjour, j'ai commandé le dernier livre d'Antoine Boute aux Petits Matins. – Ah oui, effectivement, nous avons bien reçu votre commande, mais c'était un peu laborieux d'aller le dénicher dans l'entrepôt alors du coup on vous propose le dernier Pennac, avec en prime un poème de Charles Dantzig sur les cornichons mais là c'est cadeau. Et sinon, vous aimez le pop-corn?
Zut alors. Il ne nous restait presque plus que cette liberté-là: acheter des livres dont personne ne parle, voir des films dans une salle déserte, ne pas se laisser impressionner par la grosseur des queues (désolé, ô Marsipumanipulator…). Eh bien non. Just another fucking client. Qu'importe le produit pourvu qu'il ait de la presse?
On se demande qui a bien pu initier et légitimer un tel climat d'arrogance et de décontractitude libérale pour qu'on en arrive à cette méprisance artistique que semblent avoir intégrée jusqu'aux acteurs de la vie culturelle ?
Espérons qu'on ne nous fera pas le même coup dans les urnes que dans certaine salles.
Ça c'est vrai, on se demande bien qui.
RépondreSupprimerUn grand bravo! Vous, vous savez comment faire passer un (plusieurs) message(s)! Il est reçu, et je le fais tourner. Ce qui pourrait nous conduire à la censure économique des livres, c'est la disparition des librairies indépendantes au profit des Fnac et autres Cultura, alors soyons fidèles à nos libraires, mais aussi à nos principes et nos idées, que ce soit au ciné ou au bureau de vote! Youhou! (Vous écrivez drôlement bien, même pour un écrivain).
RépondreSupprimeren contrepartie à ma plus grande surprise, l'UGC des halles m'a projeté un film pour moi tout seul... comme quoi...
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