On se prend parfois à rêver d'une anthologie du doute, qui rassemblerait, en une géométrie inquiétante, des textes d'écrivains tournant autour du pot, du puits, du vide, du point noir, des textes consacrés à ce moment, souvent pluriel, inéluctable, susceptible de survenir à tout moment, au tout début comme après la fin, ce moment qui est comme une anti-épiphanie: quand, soudain, tout le projet semble menacé. Non pas une vulgaire collection d'angoisses sur le blocage, la plage blanche, le manque d'inspiration, mais plutôt une cartographie mouvante de ce qu'on pourrait appeler "l'hésitement", quelque chose entre "évitement" et "évidement" — quand quelque chose dans l'œuvre se met à grincer, renâcler, qu'une fuite se produit, le sens s'échappe, siffle, quand ce qui commence à croître échappe aux intentions et projections, prend d'autres formes. Bref, ce moment à la fois tout en tensions et incandescences, où l'œuvre, bien qu'encore en gestation, cherche à imposer un "régime" inattendu à l'écrivain qui pensait que son plan "tenait la route". L'instant d'avant le possible déraillement. C'est à chaque fois une rencontre, une grande terreur, un vacillement, l'amorce d'une capitulation et la veille d'une réévaluation. Tout ne se passe pas comme prévu. Heureusement. Car sinon l'œuvre écrite ne serait que sa propre rédaction programmée. Il y a donc une part d'accident. Quelque chose se produit, qui n'était pas prévu. L'œuvre a autre chose en tête. On l'avait conçue assez mécaniquement, par défaut, dans le fantasme du contrôle et du plan, et voilà qu'elle s'agite, remue, qu'en elle des éléments deviennent organiques et prolifèrent, proposant leurs propres mutations.
C'est quelque chose de cet ordre qu'on ressent en lisant les lettres écrites par Nâzim Hikmet dans les années 40, alors qu'il est en prison et travaille à l'écriture de son long poème Paysages humains:
"[…] à vrai dire, plus le livre avance, plus j'ai des doutes, je ne sais pas ce que cela va donner, pour la première fois de ma fie, mon travail me tient tête, je ne suis pas son maître, c'est lui qui me domine, et qui trace son propre plan. Et ça, c'est très mauvais. Je commence à me demander si, après cinq ans de labeur, ce travail n'accouchera pas d'une clameur, d'un hurlement informe, d'une plainte abrutissante, d'un monstre, je doute, je m'inquiète, mais je ne puis m'empêcher d'écrire, le livre prolifère, brise tous ses cadres, en un mot, se refuse à toute discipline […]."
"Mon travail me tient tête": déclaration incroyable! Non parce qu'elle semble conférer je ne sais quelle malice ou quel animisme à l'œuvre en cours, mais parce qu'elle témoigne d'un rapport de forces constant entre celui qui écrit, les puissances du langage et l'économie interne du livre en cours, de ce triangle nucléaire sans cesse menacé d'implosion, où s'affrontent désir de contrôle, fantasme d'abandon, rêve d'échec, ventriloquisme, etc. Un triangle qui bien sûr ne peut vibrer que si le "je" ferme boutique pour laisser place à tous les hésitements du possible. Je doute donc je fuis – et enfin on entend autre chose.
On devrait apprendre à vivre davantage dans les escaliers. Mais comment ? p 76 Espèces d'espaces.
RépondreSupprimer53 jours est un livre inachevé et personne ne peut supposer ou parier sur ce que l'imaginaire de l'auteur (qui augmente, une définition de auteur) aurait été, 53 jours n'est donc pas tout à fait le livre que Perec aurait écrit,
il aurait bifurqué dans le texte, enrichi d'un contrepoint d'images et de sons et, anamorphoses des propos de Laird Hunt, par des jaillissements réguliers d'interventions méta-textuelles.
Lire un livre et le comprendre d'emblée ne m'intéresse pas.
c'est toujours un enchantement de lire vos posts. Ce sont des moments qui font du bien.
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