Si l'on organisait le concours de la plus ratée traduction, les ex-aequo seraient pléthore, voire légion.
Il y aurait même peut-être quelques petits malins pour se hisser d'aplomb et volontairement dessus le haut du podium.
En tout cas, c'est ce qu'on pourrait presque essayer de penser en lisant certains exemples de traductions comme en figurent les fonds d'étagère. Hum.
Le hasard a voulu que je tombe ce week-end sur une perle en manque de pourceau. Il s'agit d'un roman de George Maxwell, intitulé Pitiless en anglais (impitoyable…) et titré Le Jaguar ne pardonne pas en français, publié en 1954 par les éditions SOGEDIDE (ouch!) et traduit par… bon, le nom du traducteur ne figure nulle part, ce qui à l'époque était monnaie courante.
C'est un petit roman policier comme il en existe des milliers, auréolé d'un pitch qui donne le tournis:
"La prodigieuse carrière d'espionne de l'infernale et diabolique créature qui porte le sinistre surnom du 'Jaguar', relatée dans une nouvelle série d'aventures fantastiques par George Maxwell, l'auteur de La Môme Double-Shot. Hallucinant!!!"
On appréciera à sa sulfureuse valeur le "infernale et diabolique"… Mais passons aux choses sérieuses. C'est le genre de roman où l'on "coule un œil prudent", où l'on "entre comme une ombre", où l'on "soupire bruyamment" et "râle brièvement". Mais la traduction, aidée sans doute par une version originale qu'on rêverait de lire, permet de dépasser le cliché pour atteindre à des sommets syntaxiques, des fulgurances imagées, des prodiges sonores, avec parfois des excursions à la limite du sens. On citera en particulier le début du chapitre IX:
"Le message en réponse à celui qu'il avait passé aux premières heures à O'Shaunessy revint à l'Agent spécial en code simple. Il le déchiffra rapidement et, pour une fois ne fit pas, ou plutôt n'acheva pas la grimace qu'il avait amorcée en supposant que son chef direct allait le prendre à parti. L'Agent en charge du CIC était extrêmement sérieux, ne faisait aucun commentaire comme toujours sur les erreurs de son homme de confiance et renouvelait d'ouvrir l'œil plus que jamais, et ceci pour au moins deux bonnes raisons. La première, que la position du personnage obligeait à y aller mollo-mollo, la seconde, que les types étaient particulièrement adroits. Il y en avait bien une troisième, secondaire celle-là [!!!!], et qui avait trait à la présence du Jaguar dans l'organisation en question."
Et bien sûr, comme si ça ne suffisait pas, il faut que le texte comporte de l'argot, lequel passe difficilement le cap des années comme tout le monde le sait:
"Merde alors. Il est pas giron, le pauvre! fit-il en constatant l'état de purée dans lequel se trouvait le garçon."
Ou, mieux encore:
"Je crois que le mieux est de passer un coup de grelots au canard pour lequel marnait le gars."
Bref, les raisons de saboter une traduction sont infinies. Mais elles ont au moins le mérite d'accréditer la thèse selon laquelle toute traduction est une réécriture du texte originale, une réinvention. Difficile aussi de savoir quelle lecture en faisait le lecteur de 1954, s'il tiquait, trouvait qu'il y avait gourrance, se passait la pogne sur le museau en se demandant si on lui parlait pas chinois… Le fait est que le livre a existé, qu'il a été lu, en dépit de son infernale et diabolique traduction. Il doit exister, dans le mécanisme de la lecture, quelque chose de l'ordre de l'obstination, de l'hypnotisme, quelque chose qui fait qu'on ne lit plus du langage mais des pures chaînes de mots censées relier le battant de la couverture à la trappe de la dernière page, à la force du récit, des chaînes qu'on suit, aveuglément, en état second, sans plus savoir si ce qu'on lit est écrit en français ou dans on ne sait quelle novlangue issue des affres de la traduction, peu importe, l'œil lit, sans trop en référer au cerveau, abîmé dans un plaisir gourd qui rappelle le phénomène de l'hibernation, avec peut-être, telle une lueur improbable, un espoir:
"Il avait espéré qu'on trouverait quelque part dans sa carcasse froide et réduite en menus morceaux par le scalpel du médecin légiste un tout petit bout de plomb qui l'aurait mis sur la voie."
Un tout petit bout de plomb: quel texte peut prétendre ne pas en posséder ne serait-ce qu'un dixième d'once, ô Jaguar?