jeudi 2 septembre 2010

Fiat Lutz


Il faudrait arriver à parler du texte de Lutz Bassmann sans arrêter le regard aux seules formes déchiquetées des ruines, sans même aborder le topos apocalyptique, en retrait de ce paysage défait que l’auteur déplie désormais comme une carte d’un état majeur – oui, contourner l’écueil pour dire, peut-être, tout ce qui reste profondément vif dans ce travail. Car si LB ne semble disposé qu’à chanter l’après, c’est moins pour jouer les hérauts d’un quelconque bombardement imminent que pour nous rappeler que le chaos a déjà eu lieu, ici et là, hier et maintenant. Seule importe la question de la survie, ou des modalités de la disparition. Résister : ce verbe a encore mille déclinaisons devant lui, dans le dire, le geste, même le silence. Même la fuite. Surtout la fuite.

Les personnages qui peuplent Les aigles puent – comme, avant eux, les fantômes de Winnesburgh, Ohio, Spoon River Anthology d’Edgar Lee Masters, à l’instar du Riddley Walker de Russell Hoban – sont nés dans l’après comme dans un berceau pourri mais d’où peuvent monter des voix. Pour dire quoi. Que Kilroy was here ? Un des motifs/moteurs qui animent Les aigles puent est la ventriloquie, comme stratégie pour déporter la mort, afin que ricoche la parole pourtant carbonisée. Quand l’autre est nié, son retour demeure possible grâce à la ventriloquie qui produit contre toute attente un monologue extérieur, permet à nouveau le printemps du dialogue.

Confronté à une fusion douloureuse avec le « goudron indifférencié », le rescapé bassmannien résiste, survit, déplie sa propre mort – il veut témoigner, encore et encore, des formes qu’a prise un temps la légèreté humaine. On ne peut que penser à la fameuse phrase du poète américain Jerome Rothenberg : « After Auschwitz / there is only poetry ». Et donc, à coups de stèles friables, il s’agit de réactiver des narrats, de souffler sur des cendres, façon d’animer le golem, d’en extraire une dernière fois la possibilité du rire, des armes, aussi.

Une tribu d’éclopés, de sous-hommes, déjà vaincus, vont et viennent entre les pages, exposant leurs techniques de survie, racontant leurs dernières haltes. Ainsi de Benny Magadane, expert en l’art de la pétrification, « habitant de l’absence ». Ou de Golkar Omonenko, contraint de protéger un fils jugé anormal parce que né sans ailes. Car la magie n’est plus ici-bas, bien souvent, que source de ridicule, et les chamanes cachent peut-être des escrocs. En revanche, pénétrer la substance du monde, même sans espoir, reste un devoir, un désir. Griot déchu, sourd guérillero, passeur immobile : tous restent convoqués dans la mémoire, et la mémoire, dans le monde de Lutz, est un des derniers refuges de l’insurgé.

Il y a à un moment du livre un passage terrible, terrible et drôle, où il est expliqué que nous sommes des sacs. C’est Maroussia Vassiliani qui le dit, soucieuse de protéger ses ouailles de tout idéalisme, même si ça fait mal, même si l’image appelle la contestation, la verticalité et l’allant :

« Les sacs s’abîment à toute vitesse, et il arrive aussi qu’un mauvais coup du destin ou d’un ennemi les crève prématurément. Il arrive qu’avant l’avenir une lame les perce et les crève. Mais ce n’est pas de cela qu’il faut se préoccuper quand on parle des sacs, ne cessait de répéter Maroussia Vassiliani. La déchirure intervient toujours à un moment ou à un autre, il n’est pas nécessaire de la considérer avec effroi alors qu’elle n’est pas encore intervenue, et, quand elle intervient, il n’est pas nécessaire de sangloter sur le sac et son avenir foutu en l’air.

L’élément principal sur quoi réfléchir n’était pas la déchirure inévitable du sac, mais son étanchéité.

Le sac était solitaire, insignifiant et étanche, sans la moindre possibilité de devenir non solitaire, non insignifiant et non étanche. Qu’il se trouve dans un état de compagnonnage, en position nuptiale, noyé dans le torrent d’une cohue ou plongé dans la plus noire et désolante solitude, le sac devait comprendre que son étanchéité était sans remède. »

Après les hommes creux de TS Eliot, les hommes-sacs de Bassmann affrontent la question de la mort du contenu, et, « formes sans forme », se consolent de l’envol avec ce qu’ils ont sous la main, marchant « dans la mort », mais marchant quand même.

Lutz Bassmann, Les aigles puent, éd. Verdier, 16 €

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