vendredi 10 septembre 2010

Volodine : un singulier pluriel


Il serait plaisant d’envisager Ecrivains comme une hagiographie de figures plus ou moins angéliques, tantôt majeures tantôt mineures, censées illustrer sur le mode plutarquien ceux et celles qui, dans la mouvance du post-exotisme, surent opposer les lettres au néant. Mais ce n’est point l’exemplarité qui est ici visé – plutôt la singularité. Si la mémoire est péril, et le temps carnage, alors Volodine sait, dans l’effacement de sa voix et l’humour de sa présence spectrale, donner chair et dimension aux forces têtues de la trace. En sept chapitres qui sont tout sauf des tableaux, il réinvente, au filtre de l’histoire et de la souffrance, sept entreprises de résistance qui forment les sept flancs d’un anti-Parnasse. Sept frictions indépendantes, avec la mort pour ultime grattoir.

On peut d’emblée distinguer un désir de distinction, un affranchissement d’avec la figure un peu veule du scribe telle que nous la connaissons. L’écrivain post-exotique a tôt lâché la plume pour la grenade, se méfiant des « flatteries », des « petites tapes sur l’épaule », des friandises et [des] babioles que les puissants distribuent à leurs serviteurs », « énumérant les morts et les mortes et refusant de les trahir ». Mais parler pour les morts ne signifie pas substituer sa voix aux cris des défunts, non, chez Volodine, le sens du calvaire ne s’accompagne pas d’une usurpation de combat, il devient moteur, dynamique d’une fusion condition d’une forme active de transmigration. Celui qui parle, parle au-delà de la damnation, il ne déblatère pas au nom des vaincus, mais prolonge leur défaite dans un chant-témoin.

Comment écrit-on ? Quelle pulsion nous pousse à ne pas taire tout ce qui semble inexprimé ? Quel crédit accorde-t-on à sa propre volonté de dire ? L’écrivain tel que l’énonce Volodine est une solitude qui n’a même plus le luxe du romantisme ni la foi de l’inspiré. Il écrit contre le vent et contre la marée, mais avec leur entêtement. Qu’il s’agisse de Mathias Olbane purgeant vingt-six ans d’emprisonnement pour mitraillage intempestif ou de Linda Woo, incarcérée rêvant de steppes et distillant ses leçons de révolte ; ou encore de cet homme interrogé et torturé par deux insanes qui conquiert sa liberté dans le souvenir du premier cahier étrenné ; que l’on suive le destin contrarié de Bogdan Tarassiev et son obsession pour les personnages marqués d’un W quasi écarlates ou qu’on s’attarde sur l’agonie différée de Maria Trois-Cent-Treize, venue affronter avec sa seule nudité un tribunal difforme ; qu’un certain Nikita Kouriline soit contraint de défragmenter l’heure de sa naissance ou que l’auteur de "Rendez-vous chez les Boyols" se lancent dans de fort peu orthodoxes remerciements – on retrouve la même énergie brisée, le même inconfort revendiqué, ce travail d’échos, tout en écorchures et insistances, et ce souci de ne jamais laisser le désir d’œuvre l’emporter sur les coups à porter et rendre.

Les écrivains dépeints ici par Volodine n’ont connu que l’échec, ni renommée louable ni vaste diffusion, peu de lecteurs et quantité de plaies, ils se sont accrochés à leurs projets comme des doigts aux détentes d’armes à jamais enrayées, pour ne pas céder, pour mieux rester debout malgré l’exterminante stupidité du monde.

Dans « Comancer », le protagoniste troque la chaise où deux fous le torturent pour celle, plus lointaine dans le temps, où, écolier instable, il découvrait, en rimbaldien sourd, la magique étude du malheur que nul n’élude, et le feu de la réminiscence l’aide à crépiter quelque temps encore dans l’insoutenable présent de la Question, il lutte contre le réseau fragile de ces « fils de la Vierge » dont la beauté et le mystère le détournaient de sa vocation d’écriture, il revit dans sa mémoire ce travail d’abstraction au monde (mais pour le monde) qu’inventait alors « la tiédeur du crayon gras, noir, sur lequel il crispait les doigts, et la sensation de fierté et d’inéluctabilité qui lui incendiait l’arrière des globes oculaires, comme si sous son crâne gisaient des braises ».

Il faudrait parler, aussi, de l’humour de Volodine, de son sourire de chat cheshirien niché ici et là, de sa façon de changer les affects en farces et les crédos en ritournelles. Dans la nouvelle intitulée « Remerciements », un écrivain salue ainsi Liena Babenko :

« Linea Babenko a gardienné mes affaires de toilette et mon carnet d’adresses pendant mon expédition dans la zone interdite de Tchernobyl. Après une douche réparatrice prise chez Liena Babenko, j’ai retrouvé avec plaisir mon après-rasage, ainsi que des draps propres entre lesquels elle s’est aussitôt glissée, avec un grand à-propos et sans me reprocher aucunement ma radioactivité. »

Comme souvent chez Volodine, le personnage est en porte-à-faux avec les conditions même de son existence, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, en passant par ses luttes, sévices et idéaux. Rien ne peut jamais concorder, hormis l’étincelle de rébellion. Ainsi, dans « Demain aura été un beau dimanche », Nikita Kouriline a droit au récit sans cesse répété de sa naissance par sa grand-mère : une naissance sanglante, au cours de laquelle meurt sa mère, tandis que sonnent de trop nombreux glas. Et Nikita de tenter de percer à jour le mystère de ces cloches, qui dans la Russie de 1938 ne devraient pas sonner, anti-religion oblige. Que dissimule ce tintamarre dominical ? Etait-ce vraiment un dimanche ? Nikita enquête, puis découvre la vérité. Et tout l’art de Volodine semble se concentrer alors dans l’ambivalence de l’expression : « un autre son de cloche ».

Ce qu’il fait, livre après livre : un autre sens de la littérature. Un avant-glas, peut-être.

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Antoine Volodine, Ecrivains, coll. Fiction & Cie, éd. du Seuil

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