On ne remerciera jamais assez les éditions Attila de nous faire (re-)découvrir l’œuvre immense – en pages comme en subtilité – de l’espagnol Ramon Sender. Mais est-il encore espagnol celui qui, se définissant comme profondément aragonais, devient vagabond madrilène, soldat en poste au Maroc, anarchiste et veuf, puis propagandiste aux Etats-Unis et directeur de revue à Paris, enfin écrivain retiré à Orsay, avant de s’installer au Mexique qu’il quittera finalement pour enseigner à Los Angeles et San Diego ? Oui, sûrement, mais habitant d’une Espagne défigurée puis pénitente, souillée par le franquisme et la délation, dont l’âme torturée trouvera asile dans sa très importante production, entre reportages et récits. Requiem pour un paysan espagnol, longtemps son œuvre la plus connue en France, et aujourd’hui rééditée dans la subtile traduction de Jean-Paul Cortada (qui date de 1976), est un récit tout entier livré à un mouvement de balancier, entre l’attente où se consume le curé Mosen Millan à l’heure de célébrer une messe particulière et ses souvenirs de la vie de Paco du Moulin, jeune paysan assassiné par les franquistes, et à qui est dédiée cette messe. Le curé, qui a porté Paco sur les fonts baptismaux, l’a eu comme enfant de chœur et a célébré son mariage est aussi le même homme qui l’a livré, dans l’espoir d’épargner sa vie, aux fascistes venus remettre de l’ordre dans le village. S’agit-il d’expier, ou simplement de se souvenir ? A quel degré bout la délation quand le feu n’épargne personne ? Peut-on s’avancer parmi les hommes sans prendre parti, une main tendue vers le forcené plutôt que levée vers l’hydre fasciste ?
La complexité des sentiments, et des sensations qu’elles déforment ; l’épanchement du trouble intérieur dans les détails de la vie commune ; la danse fragile des dialogues ; le sel des souvenirs auquel fait défaut la chair du présent — Ramon Sender sait doser tout cela avec une parcimonie, une patience et un art de la nuance absolus. Il prend son temps et, ce faisant, nous le restitue dans toute sa fracture, son improbable résurgence. Jamais il ne dénonce, lui qui fait de la délation le moteur complexe des âmes prises en étau. Qui était Paco ? comment est-il devenu ce qu’il fut à l’heure de prendre le maquis ? Comment l’idée des armes s’est-elle insinué en lui, d’abord sous son aube puis entre ses mains, avant la balle fatale qui l’étendit ? Le curé Mosen Millan, qui se sait coupable aux yeux des hommes autant qu’au regard de Dieu, mais qui ne veut pas faire de cette culpabilité le ressort de l’oubli ou de l’apitoiement sur soi, ce curé se sent devenir de plus en plus homme et de moins en moins curé, et c’est dans la pesée prudente de son être peccable qu’il cherche à atteindre la juste réminiscence du défunt.
Diffusant les points de vue au gré des personnages qui font tourner l’immobile manège du village, Ramon Sender condense une vie en une semaine sainte, et un sacrement en une expiation. Le judas est légion, semble répéter les cloches de l’église, et tandis que la Jerronima égrène ses sorts en affable sorcière, que les pauvres peuvent rêver autre chose qu’un destin humide dans les grottes de la région, de jeunes fils de notables n’hésitent pas à rappeler que les terres appartiennent à ceux qui les contemplent de haut.
Requiem en sourdine mais hagiographie d’un martyr, à la fois confession pénitente et œuvre de mémoire, le récit de Sender sait doser les distances avec la minutie d’un chimiste des affects, sans jamais égayer l’attention ni la focaliser sur un point trop sensible. L’expiation, soit – mais pas à n’importe quel prix, et le curé refusera jusqu’au bout l’obole de ceux qui conspirèrent à éliminer Paco, et avec lui l’espoir de la république espagnole.
Les éditions Attila font suivre ce court roman d’un texte inédit, intitulé Le Gué, non moins poignant. Narrant l’histoire de deux sœurs, dont l’une porte un pesant secret qui l’attire et le retient au centre d’un gué où elles vont battre le linge, Le Gué pourrait donner lieu à une analyse deleuzo-guattarienne tant il implique un devenir-animal, une ligne de fuite, un devenir animal, une ritournelle, etc. Le thème de la délation y est repris, mais cette fois-ci le motif de l’aveu, transformé en pur message que la nature brouille à l’envi, l’emporte, et le final offre une des visions de danse macabre les moins macabres qui soient, aux lignes pures, quasi hypnotiques. Une magnifique leçon de géométrie sensible par un écrivain dont on a hâte de lire les autres livres aux éditions Attila, qui nous annoncent déjà un titre, L’Empire d’un homme, œuvre d’exil postérieure à 1940.
Ramon Sender, Requiem pour un paysan espagnol, suivi de Le Gué, traduits respectivement par Jean-Paul Cortada et Jean-Pierre Ressot, accompagné d’illustration d’Anne Careil, éditions Attila, 15 euros
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