Il fut un temps où Norman Bates nous apparaissait comme une menace tangible, certes doubles, certes ambiguë, mais dont la présence intermittente dans la maison de la mort suffisait à nous glacer les sangs. La peur, telle que la concevait Hitchcock, provenait d’un frottement intolérable entre une attente spiralée et un surgissement frontal, de leur inévitable rencontre. Imaginez maintenant que Psychose soit étiré, non tel un fil en quête de rupture, mais telle une pâte élastique dont, paradoxalement, l’aplanissement extrême dévoilera le moindre pli. Un pli aplati, quel mystère. Ainsi début le dernier roman paru de Don DeLillo : par la projection dans un musée new-yorkais de 24 Hours Psycho, installation vidéo (authentique) de Douglas Gordon, qui marqua l’été 2006 du MoMa. Un homme vient tous les jours voir les progrès des images, et peut-être guette-t-il quelque chose, alors qu’en fait c’est nous, à notre ainsi, qui guettons quelque chose – car dans le non-événement, comme dans cette pluie que chasse les essuie-glaces d’une Janet Leigh en fuite, gît l’instant de trop, l’instant caché dans la trame invraisemblablement extensible du Temps. D’autres personnes traversent la salle où est projeté Psychose. Dont, mais nous l’ignorons, nous. L’installation nous a happés, et nous n’avons pas vu cette évidence que le ralenti a patiemment déformé : une femme disparaît.
On retrouvera à la fin du livre cette scène inaugurale, titrée Anonymat 2, quand le cycle se referme. Mais entretemps, nous nous serons égarés dans le désert, le désert d’une étrange rencontre, celle entre un cinéaste et sa proie. La proie est un diable, ou un sage, il faut imaginer le colonel Kurz, un faux ermite, un vrai ponte du Pentagone : Richard Elster. Le cinéaste veut capter sa parole, filmer son visage, entendre se dévider le fil d’une vérité qui ne peut être dite : pourquoi la guerre, pourquoi ici, ou là, maintenant, hier. Triptyque étonnant que celui qui coince un désert entre deux salles de musée, un film qui ne se fait pas entre deux projections qui n’en finissent pas, une femme – la fille d’Elster – qui disparaît entre deux femmes qui meurent (la même femme, jouée par Leigh).
Comme si la violence s’était déplacée, du motel au monde, et que la seule confrontation avec les puissances non pas du mal mais de la froide décision suffisait à prolonger la chaîne des victimes. Pendant qu’un homme essaie de comprendre l’art de la guerre, une femme, qui n’est déjà plus Janet Leigh, n’en finit pas de disparaître, au nom d’une folie de moins en moins discernable.
Le roman de Don DeLillo reste mystérieux, jouant lui aussi la carte de l’installation, s’ingéniant à dilater autre chose que l’intrigue, davantage que notre lecture : le temps que met le silence à tout irradier. (Pause)
Curieusement, il se produit quelque chose d’analogue dans le roman d’Eric Faye, Nagasaki. Ici, une femme disparaît, non pas dans le désert californien mais dans le placard d’un Japonais. Il y a, là encore, un avant et un après, avant l’arrivée de la femme et après son arrestation, puisqu’il s’agit, dans ce roman, d’une chômeuse en fin de droit qui décide de vivre chez un particulier pendant son absence, mais aussi quand il est là, recluse dans l’oshiiré, la nuit. Clandestine à demeure, fausse épouse invisible, vestale indésirée, peu importe, elle occupe un espace qui est tout sauf l’open space où travaille en journée son hôte involontaire. Le livre s’intitule Nagasaki, et ce pour plus d’une raison comme l’apprendra le lecteur. Partant d’un fait divers authentique, Eric Faye se garde bien d’en faire une métaphore, même s’il laisse décrire à la situation ce qu’il faut de cercles concentriques, tantôt vers l’intérieur, tantôt vers l’extérieur.
Quelqu’un vivait chez nous, avec nous, et nous ne le savions pas. Puis il disparaît. Quelque chose l’a chassé. La guerre, la crise, l’indifférence, tout cela et rien de cela.
Car dans ces deux livres, une question rôde. Alors que tout semble tendre vers un « point oméga », un devenir autre que humain – l’au-delà de la guerre/crise –, on a l’impression d’entendre un chant ténu, une voix cassée qui demanderait : quand ? quand est-ce qu’a commencé cette dérive, ce que la femme dans le placard de Faye appelle un « glissement de terrain » – «l’éboulement poursuivait son œuvre », dit-elle, et le personnage para-martial de DeLillo parle à plusieurs reprises de « se vider de son être »…
Deux livres dérivant imperceptiblement dans une fausse quiétude, et tous deux accusant sur eux le poids d’une ombre portée, énorme, encore retentissante, d’une explosion qui d’atomique est devenue moléculaire.
Don DeLillo, Point oméga, Actes Sud ; Eric Faye, Nagasaki, éd. Stock
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