Rodrigo Fresán est un problème, un peu comme Roberto Bolaño est une solution. Tous deux partagent cette tendance à laisser couler l’encre sur une page qu’ils ont au préalable gravée de multiples failles, comme une litho en perpétuelle expansion. Tous deux partagent également ce goût pour la mise en scène du questionnement : écrivant, ils s’interrogent sur les motivations, et font de l’ambiguïté des mobiles et de la confusion des buts le double balancier d’une narration qui, par fidélité à la vie, n’ose mûrir que dans l’explosion, la dissémination. Mais là où Bolaño s’efforce de garder une ligne (faussement claire) avec la poésie pour horizon et l’histoire pour bas-côté, Fresán, lui, semble tout entier l’apôtre du principe d’incertitude cher à Heisenberg. C’est particulièrement frappant dans Vies de saints, un texte de 1993, réédité en 2005 avec quelques altérations, et que publient en cette rentrée les indispensables éditions du Passage du Nord-Ouest dans une traduction de Serge Mestre.
Vies de saints n’est ni un roman ni un recueil de nouvelles, plutôt une sorte d’anti-chrestomathie qui explorerait la parallèle irréalité d’une autre forme de sainteté, à condition bien sûr de laisser le mot « saint » englober toute une panoplie de freaks, depuis l’illuminé jusqu’au serial killer. L’ouvrage atteint donc très vite, dans ses parties et dans son tout, une dimension monstrueuse, et est tout entier baigné dans un ton apocalyptique – au sens où les protagonistes, dont le narrateur, sont la proie plus ou moins consentante de « révélations ».
Alors, oui, c’est compliqué, Fresán, parce que, comme il le dit lui-même dans une post-face intitulé « Etat de grâce », son entreprise donne souvent l’impression qu’il est « en train de faire des claquettes sur des sables mouvants ». Car Fresan se méfie du narratif comme d’un virus susceptible de diffuser la santé au texte. Aussi y a-t-il chez cet auteur un conflit permanent entre l’imaginaire et la faction, le premier se concevant assez bizarrement comme l’ennemi héréditaire du second. Et au milieu, volcanique, irradiée, coule l’écriture de Fresán, qui fait de lui un Lautréamont pop assez redoutable, concasseur d’épiphanies et cannibale de la métaphore.
Problème, donc, puisque son appétence immodérée pour l’indécidable – tout ce qui advient n’est peut-être pas advenu, un peu comme la résurrection et le retour de l’être aimé – le conduit à instaurer une tension permanente, à donner le sentiment que tout est événement, que tout fait événement, depuis la moindre pensée volatile jusqu’à la révélation la plus fracassante. L’aisance avec laquelle il produit des situations improbables, insinue des comparaisons surréelles et assène des paradoxes flottants n’a d’égal que son refus d’entrer véritablement, et de nous permettre d’entrer véritablement, dans la matrice furibonde de son texte. Il en découle deux faits assez perturbants : tout d’abord, l’intensité des affects qu’il déploie, malgré une ébullition permanente, échoue, selon moi, à créer de l’émotion ; ensuite, cette même tension semble s’interdire, pour une raison inconnue, un élément qui pourrait sans doute doper la machine : l’humour.
Le lisant, on songe souvent à Tom Robbins (plus qu’à Pynchon…), auteur que Fresán crédite d’ailleurs dans ses sources d’inspiration (notamment le youplaboumesque Another Roadside Attraction), mais un Tom Robbins qui, ayant tout fait éclater des perspectives, se voit coupé conséquemment de la possibilité du rire. L’absurde mis au point par Fresán éblouit plus qu’il ne gondole. Il n’a pas la trempe métallique d’un Kafka ni la profondeur vibratile d’un Pynchon, c’est encore autre chose, d’une puissance toute atomique, certes, mais qui, étrangement, me semble, disons, autophage.
Mais ces critiques sont sans doute injustes, et nées d’une vision peut-être trop grevée par le comparatisme. Mantra et La Vitesse des choses étaient, chacun à leur façon, deux livres-machines redoutables, et la plus grande qualité de Fresán est certainement sa décision de revisiter régulièrement ses propres textes, de leur ajouter des extensions apocryphes, de les remettre en route en essayant d’autres régimes. Il n’empêche qu’une once de dérision et quelques zestes de potacherie permettraient, qui sait, d’affranchir ces textes de leur intransigeante sidération. Mais il n’est pas sûr que la structure moléculaire adoptée par l’auteur autorise ce que Fresán appellerait probablement « le rire du papillon ».
___________________________Rodrigo Fresán, Vie des saints, éd. Passage du Nord-Ouest
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