– Place, imbécile! – VOYOUS! * SBAM * – Dick! Note leur numéro minéralogique! – Assassins! Voyous! – Ce pouilleux a dû nous abîmer le pare-choc! – Oui!… Et s'il continue à hurler, je fais machine arrière et je vais lui apprendre à vivre! – Eh, Bill! Arrête-toi là, il y a un drugstore ouvert! – Oui, tu as raison. Rien ne vaut une bonne bouteille de whisky pour chauffer l'ambiance! – Ah! Ça fait du bien partout où ça passe! – Eh, Ted! Laisses-en pour les copains! – Bon, ce n'est pas tout ça, mais qu'est-ce qu'on pourrait faire? – J'ai peut-être une idée à vous proposer… – Ah! Patrick, tu es vraiment notre cerveau à tous! – Tout près d'ici se trouve le parc d'Eastwood. A cette heure-ci, il pullule d'amoureux… Si nous allions y faire un tour? – Excellente idée! Adoptée! Et en cherchant bien nous pourrions trouver une fille qui voudrait changer de partenaire… Ah! Ah! – Je l'ai toujours dit que tu étais un terrible terrible, Pat. Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles! Ça c'est bien vrai! Si tu n'étais pas là, nous mourrions d'ennui!
En 1967-68 paraît une bande dessinée pour adultes intitulée Demoniak, en quinze livraisons. Les dessins sont de Magnus, le scénario de Bunker. Noir et blanc. Prix: 2 francs. Il serait injuste d'en priver le lecteur moderne en cette période de rentrée littéraire d'une folle effervescence. En voici donc le premier épisode, sans les illustrations, hélas, mais le texte est assez fort pour se débrouiller tout seul…
DEMONIAK VOUS SALUE BIEN
(Un bar dans la banlieue new-yorkaise…)
– Ouf ! Quelle chaleur… Et on s’ennuie à périr ici !
– Oui, je suis bien de ton avis… Qu’est-ce qu’on pourrait faire ?
– Bah !… Tu as un idée, toi, Ted ?
– Quelle vie ! Les jours se suivent et se ressemblent… Jamais rien d’excitant pour rompre la monotonie…
– ET si on allait lyncher des nègres ?
– Oh ! Ça va ! Change de disque
– Allez, venez, on va aller faire un tour en ville ! Il nous viendra peut-être une idée en cours de route…
– D’accord, Bill ! Mais appuie sur l’accélérateur et fais nous vopir ce que ta guimbarde a dans le ventre !
– Au large les croûlants ! Place aux jeunes !
– Ah ! Dis donc, on a dû ouvrir les cimetières pour qu’il y ait autant de vieilles croûtes dans les rues.
Malin comme je suis, grâce à certains entregents dont je tairais les sources, j’ai réussi à me procurer les épreuves d’un livre écrit par un ancien patron de notre république et relatant ses grivois rapports avec une défunte cendrillon, quelle aubaine – non mais franchement comment Pompidou a-t-il fait pour ne pas coucher avec la mère de Madonna ? Voici donc en avant-première un extrait juteux de ce futur best-seller :
« Madame D. était accoudée au balcon de la chancellerie de S., encore chaussée de ces bottes d’équitation qui me rappelaient d’audacieuses chasses à cour, quand, un verre de montrachet à la main, je vins d’un pas alerte la rejoindre après un florilège de regards aussi éloquents qu’humides. Ses avant-bras crépitaient d’une chair de poule qu’on eût dit élevé au grain royal. Je lui susurrai quelques aphorismes non dénués de malice, puis glissai un doigt démocratique dans son soubassement régalien. Elle tourna son doux visage vers mes traits pharaoniques et, sa langue enjambant délicatement ses quenottes rustiques, m’invita à oublier la diplomatique réserve pour m’enseigner la mutinerie saxonne.»
Décidemment, je la sens bien cette rentrée littéraire.
Calexico sérénade une reprise de « One more cup of coffee ». Dehors, le brouillard ne laisse guère de chance aux branches. Une mouche discute avec une miette de pain. Un tracteur, au loin, conspire, à l’insu des sillons. La main, distraite, arrache à l’étagère un livre, un roman sauvé du naufrage d’un vide-grenier : Mais… l’amour vint, par T. Trilby. Peut-être est-ce un des rares ouvrages possédant des points de suspension à l’intérieur même de son titre. Allez savoir. Publié par Flammarion en novembre 1954 dans la collection *Cœurs*. L’histoire est déchirante : une jeune femme voudrait se consacrer à l’écriture, après avoir remporté un prix littéraire (le prix Minerva), mais les finances familiales font qu’il vaudrait mieux qu’elle épouse un nanti. Le temps de la narration est le présent ; troisième personne du singulier. L’héroïne s’appelle Odette de Lymaille. C’est bon signe. L’intrigue débute avec Odette en panne sèche, sommée d’écrire un sonnet sur des chrysanthèmes. Grosse tension. La mère remet les pendules à l’heure : « La poésie et la vie, petite, ce sont deux mots qu’il ne faut pas vouloir mettre ensemble. » Shit. Allons, il doit bien y avoir un paragraphe, une phrase à sauver. Cherchons. Ah, quand même, page 217: « Au siècle où nous vivons, la littérature est une marchandise comme une autre. Le public ne l’achète que si on la lui recommande. » Il était temps que l’amour vienne.
Sous la houlette des éditions Fleuve Noir naquit un jour la collection *Anticipation*, du temps où le siège sociale desdites éditions était sis au 52 rue Vercingétorix, dans le quatorzième arrondissement de Paris. Du temps, surtout, où l’illustrateur de la collection dont nous parlons s’appelait Brantôme. Pas la peine de lui tailler un costard en lauriers : le bonhomme est connu et célébré. Mais les couvertures qu’il conçut, dans les années 50, pour cette collection au destin protéiforme, sont des sismographes impeccables d’une littérature imbibée de guerre froide et de machines probablement célibataires. D’iniques cyclotrons côtoient de rigides golems métalliques, des mages cryptiques manquent se faire atomiser par des rayons dont on n’ose imaginer les équations cristallines, on vit à une époque où l’anticipation ose concevoir le lointain printemps 1963 (comme si Dantec concevait une fiction schizoïde située en 2017…).
Une fois de plus, les titres sont des exemples patents qu’il n’existe pas de titre, aussi évident soit-il, qui ne puisse raviver les cendres du lieu dit commun. Les citerons-nous ? Les conquérants de l’univers. A l’assaut du ciel. Retour du météore. La planète vagabonde. Le pionnier de l’atome. Croisière dans le temps. Les chevaliers de l’espace. Au-delà de l’infini. Pitié, a-t-on envie de crier, et pourtant ces titres n’existaient pas avant (encore qu’il faudrait vérifier…), c’est donc qu’ils étaient, sinon indispensables, du moins nécessaires, ou possibles. En tout cas, chacun répercute, à sa façon, une phobie ancrée dans les consciences, sans guère de goût pour l’allitération (privilège des séries Z, en traduction or not).
Un des piliers de la collection, outre les incontournables Bessière et Guieu (bouvards et pécuchets du sci-fi francospatial), a pour nom Jean-Gaston Vandel. Il signe le dixième volume de la collection (Le Soleil artificiel) et revient régulièrement dans l’écurie fleuvnoiresque. Il est capable d’énoncés délicieux comme : « Or, une fois que le vulanium avait rendu tout ce spectacle visible, l’intervention du quats 0045 et du bactonyl déclenchait un conflit dramatique, car les bactéries expulsaient avec vigueur le parasite qui les vidait de leur substance », comme de sobres constats : « Le rude visage de Deltour était sombre. » Ce doit être également l’un des auteurs de SF le plus féru d’italiques.
Chez Vandel, on « opine en silence », on « hoche pensivement de la tête », on n’hésite pas à s’exclamer : « Tu m’intrigues, sapristi ! » Mais bon, imaginez que vos parents vous ont donné le prénom de Jean-Gaston. Imaginez que vous vivez à une époque où Hiroshima n’est qu’un prélude et où les Rolling Stones tètent encore leur mère : vous écririez quoi ? Oseriez-vous, allez soyez francs, écrire : « Dox Gavnor […] avait l’aspect habituel du Terrien d’Eurasie et tout particulièrement de l’Eurasien d’origine néo-biologique » ? Les apparences, en plus d’être souvent trompeuses, sont parfois loquaces. Quelle littérature générera le bling-bling ? Quel écrivain aura l’audace de conclure un jour une de ses œuvres par le paragraphe suivant : « Les Trois Drapeaux surmontés du mot PAX apparurent sur les écrans pour clore cette émouvante édition spéciale du ‘World Show’. » ?
Le numéro 53 de la collection, illustré par Brantôme, et intitulé «Heure Zéro », signé Vargo Statten, traduit par A. Audiberti, remet sur selle l’éculée problématique du périple temporel. Le savant Royd y expose ainsi sa théorie : « En vérité, le Temps n’est pas un élément qui se déroule comme un ruban. Passé, présent et futur, sont ici, simultanément, en cet instant même. Mais, à chaque instant, nos cerveaux se débarrassent de tissus morts, ce qui nous permet de voir ce que nous croyons être l’instant suivant. En réalité, tous les instants sont toujours présents : mais nous ne les voyons pas… ! Le processus est apparenté, en quelque sorte, à la détérioration des cellules qui amène la vieillesse… […] Notre corps, en fait, se dépouille sans arrêt, de telle ou telle chose qui se renouvelle ou pas : nos cheveux et nos ongles poussent, notre peau s’use, etc… Pourquoi le cerveau n’en ferait-il pas autant ? – Une faible lueur éclaira, chez Gordon, les profondeurs de son incompréhension. Il s’y agrippa.»
A-t-on jamais aussi bien décrit le phénomène sub-galactique de la lecture ?
Sans doute revient-il aux poètes de nous rappeler les enjeux des lectures publiques. L’écrivain de fiction a pris tellement l’habitude d’exporter oralement sa prose, promotion oblige, en librairies ou dans des salles plus ou moins adaptées à la chose (salons, théâtres, médiathèques…) qu’il oublie souvent que l’exercice ne saurait se résumer à un simple rendu de la chose écrite.
Sans pour autant devenir un performer ou l’acteur par excellence de son texte, l’écrivain-jourdain a peut-être, a sûrement, un enseignement à tirer du travail effectué régulièrement par ceux qui pratiquent la poésie, souvent dans la marge. Peut-être ne suffit-il pas de s’asseoir et d’ouvrir son livre à la page marquée (quand elle est marquée…) puis de lire, mais à voix haute (quand il y a sonorisation…) pour partager autre chose qu’un simple moment d’apparition.
Donner à entendre la chose écrite n’a, il est vrai, de sens (n’en prend véritablement) que si ladite chose a été écrite/pensée dans un souci non pas pragmatiquement oral (la fiction ne tend guère vers la poésie sonore…) mais en tout cas inévitablement musical (voire scénique, cf. Cadiot). Il ne s’agit pas d’avancer que telle ou telle prose se doit de passer par l’épreuve récitante pour tester/assurer ses positions langagières (quoique…), non, il s’agit d’autre chose : de risquer physiquement un rapprochement entre le texte horizontal, muet, et le lecteur vertical, l’auditeur debout dans la langue de l’autre.
La prose peut y gagner quelque chose – tout comme elle peut y perdre. En effet, la mise en orbite vocal, si elle est orchestrée consciencieusement, permet au texte d’accéder à un autre niveau, d’atteindre une autre intensité. Aussi faut-il se méfier de tous les affects avec lesquels il joue souvent à son encre défendante, et veiller à ce que l’émotion compactée en ses lignes (dans ses plis psychologisants inévitables, ses thématiques pas toujours sourdinées) ne prenne pas l’auditeur en otage : c’est au texte d’avancer, non à ses effets plus ou moins contrôlés. Le texte lu doit et peu s’inventer une autre téléologie.
Tout ça pour dire qu’on lira avec un immense intérêt le numéro un de la revue Grumeaux (publiée par les éditions Nous), revue sortie au printemps dernier et tout entière consacrée au thème de la « voix », comme l’exposent ses rédacteurs : « Intitulée VOIX, la première coagulation réunit autour d’une question : pourquoi / comment lire à haute voix ? des auteurs pour qui la lecture publique de leurs propres textes est un prolongement du travail sur la langue, l’occasion d’un partage à interroger et à expérimenter. »
Les contributions sont nombreuses (24 écrivains, tous passionnants), tantôt françaises tantôt américaines – grâce à l’association Double Change, on peut entre autres y lire des interventions de Charles Bernstein, Jerome Rothenberg, Keith Waldrop, David Antin, pour ne citer que quelques-unes des plumes poétiques primordiales outre-atlantique.
La réflexion proposée par la revue Grumeaux ne devrait pas laisser indifférents les écrivains de fiction, dont l’exigence poétique est censée – l’est-elle ? – irriguer sourdement le travail pas nécessairement/uniquement narratif. Quiconque (je parle de l’écrivain de fiction) lit ses textes en public – donc, des extraits – s’aperçoit très vite que le phrasé n’est pas inné et que certains passages passent plus ou moins bien l’épreuve glottale. Un respect basique du lecteur devrait passer par un minimum de préparation, afin qu’on n’ait pas l’impression d’assister à une laborieuse dictée. Tenir, donc, de toutes sortes de facteurs, ainsi que le souligne Christian Prigent : « Aujourd’hui, je compose le programme de mes ‘lectures’ avec quatre types de textes (distribués en fonction de la demande des organisateurs, des types de publics, des lieux proposés, des durées imparties et de… l’inspiration du moment). »
On ne lit pas dans le foyer du Théatre du Châtelet comme on lit dans une librairie de quinze mètres carrés, on ne lit pas trois minutes comme on lit vingt minutes, ni la même chose, sans doute, on ne lit pas devant quinze potes comme on lit devant soixante inconnus – l’intransigeance n’a rien à voir ici : les conditions de lecture peuvent apporter beaucoup au texte, en tenir compte est donc forcément intéressant. En outre, c’est le corps qui s’expose, qu’on le veuille ou pas, et non la seule persona littéraire.
Ainsi Jérôme Game a-t-il ces mots plus que pertinents à propos de l’épreuve de l’oral : « Ce qui m’intéresse, c’est quand le texte est un affect, non pas un territoire fixe ou fixable mais une série de mouvements, de relations entre l’intérieur et l’extérieur. La notion de pied-de-biche, d’effraction, que la lecture soit une espèce d’effraction à l’intérieur, à l’extérieur du texte, un entrant, un sortant de lui-même. » On aimerait bien appliquer la pression de ce pied-de-biche à certains textes contemporains pour voir s’ils ont quelque chose dans le coffre, si leur intérieur n’est pas déjà dissous dans un extérieur qu’ils s’imaginent programmé. Mais c’est là peut-être un autre débat. Revenons à nos grumeaux.
Benoît Casas, toujours dans la même revue, estime quant à lui que « Lire à voix haute c’est répondre de ce qu’on lit », énoncé qu’on peut entendre de plus d’une façon, aucune n’excluant l’autre. La lecture comme « répons » à l’écrit… La lecture assumant le texte… La voix assumant le silence… Et d’ajouter un peu plus loin : « Lire à voix haute c’est sexualiser » : car comment lire ce qui s’est concrétisé au plus fort du corps sans assumer pleinement sa charge, ses fluides, ses tensions ?
Vincent Tholomé – auteur d’un livre intitulé Kirkjubaejarklaustur sur lequel on reviendra prochainement – touche au plus juste lorsqu’il écrit : « La voix, parce qu’elle est vivante, cherche rythmes, phrasés. Cherche, dans le texte imprimé, ce qui l’intéresse. Là. Dans l’instant. » Question essentielle : qu’est-ce qui intéresse la voix ? Comment va-t-elle, incarnée, puiser quelle matière et comment ? Tous les textes ne sont pas « taillés » pour la lecture publique, certes, mais il en est forcément, dans une œuvre digne de ce nom, qui vont, via la diction, dire autre chose, profiter d’une autre parallaxe.
Bien sûr, cela demande travail. « D’où » – je cite cette fois-ci Christian Prigent – « quelques efforts pour éviter la modulation psychologique et la venue au premier plan des effets d’émotion » – rien de pire que le scribe devenu acteur, voire pitre : son texte le fera trébucher plus sûrement qu’un parent bien intentionné. Et Prigent de reconter qu’il évita longtemps de lire tel texte pour ne pas l’entendre rissoler rudement sur le feu d’un émotionnel encore trop prégnant. On reliera cette pensée de la formule suivante, signée Cécile Mainardi : « Lire en évaporation continue du signifié », et de celle, signée Jacques Jouet : « La voix me vérifie la page ».
Pour finir, on méditera l’équation de Zukofsky, signalée fort à propos par Stepehn Ratcliffe :
"Poétique – musique ∫ discours Une intégrale Limite inférieure le discours Limite supérieure la musique"
Note : La revue grumeaux est coéditée par les Editions NOUS et l’association grumeaux. Diffusion / distribution : Belles Lettres. Prix : 10 euros. Direction de la publication : Yoann Thommerel. Comité de rédaction : Maxime Allex, Patrizia Atzei, Benoît Casas, Claire Cauvin, Yoann Thommerel. Conception graphique : Maxime Allex. Collages : Thomas Bernard. Traduction des textes de Mladen Dolar et Slavoj Zizek : Mathilde Mazau et Patrizia Atzei. Numéro préparé avec la complicité d’Abigail Lang, Vincent Broqua et Olivier Brossard pour la partie Double Change.
Les éditions du Diable Vauvert publient, en même temps qu’une traduction du roman de DFW (La fonction du balai), un recueil d’hommages à l’écrivain disparu il y a peu, hommages prononcés le 23 octobre 2008 au Skirball Center for the Performing Arts, Université de New York. On trouvera les signatures suivantes : Amy Wallace Havens (sœur de DFW), Bonnie Nadell (son agent), Gerry Howard (un de ses éditeurs), Colin Harrison, Michael Pietsch (éditeur), Don DeLillo, Zadie Smith, George Saunders, Jonathan Franzen et Deborah Treisman (traduit par Diniz Galhos). Le livre en question n’est pas vendu mais offert par les libraires aux lecteurs qu’intéressent l’œuvre de Wallace – une bonne occasion de parler à ton libraire fétiche de DFW. Comme l’écrit Saunders, DFW était « un artiste de l’éveil. […] C’était, excusez le néologisme, un célébrationiste […]. » Et DeLillo de préciser : « Il voulait être l’égal du vaste flux de la culture contemporaine, de ses dérapages et de ses babils. » L’éditeur français annonce la parution future des autres titres de Wallace, dont Infinite Jest.
En attendant, incipit in memoriam…:
« Je suis assis dans un bureau, cerné par des têtes et des corps. Ma position adopte sciemment la forme de ma chaise dure. C’est une pièce froide située dans le bâtiment administratif de l’université, lambrissée de bois, ornée de Remington, double vitrage contre la chaleur de novembre, isolée des bruits Administratifs par l’ère de la réception, où Oncle Charles, Mr. deLint et moi avons été reçus récemment."
Will, de Jody Pou est un livre, a book, liber, libre, qui uses two languages deux langues, bifide, traçant des diagonales entre la peste bubonique, black death, Anaïs Nin, l’harmonie chromatique et many other subjects, des sujets, soumis, aux variations lumineuses, aux spectres, ghosts, revenants coming back à travers les yeux de l’auteur, two eyes, one in french l’autre en anglais, diffraction, donc, fragments, afin qu’enfle la langue, par la peste, le double dire, twofold saying ce qui, photographié par Nadar or described by Nin as éclairage poétique, erotic lightning, foudre, coup de, blow, dans une simultanéité visant et la saturation et l’éparpillement, lecteur fendu, split reader, « tu ferais mieux de humer mes membres », she said, elle écrit, une installation à deux perspectives, stéréoscopie mouvante, changeante, renouvelant l’expérience l’épreuve the proof de la lecture qui toujours divise et multiplie, double double, pour mieux loucher la phrase, jamais totale, jamais finie, never ending, la recherche d’un remède, a cure, au final insolemment musical, composé on l’a dit said written par Jody Pou, titré Will, volonté, temps du futur, feu follet Shakespeare, publié aux éditions Les Petits Matins, the Little Mornings, dans la collection Les Grands Soirs, tall big immense evenings, nights, nuits, dirigée par by Jérôme Mauche, voilà, here you go, read, lisez, lu.
Les vide-greniers sont une occasion en fer-blanc de faire des découvertes bibliographiquement improbables. Prenez Glen Chase. Qui lit encore Glen Chase, aujourd'hui, hein? Visiblement, il a eu des lecteurs en Californie et en Haute-Marne. L'homme a une œuvre derrière lui comme d'autres un agent du FBI: se retourner peut être dangereux. En l'occurrence, Glen Chase est l'auteur, entre autres, d'une série romanesque comportant au moins vingt-neuf titres, série intitulée Cherry Delight, The Sexecutioner, parus entre 1972 et 1977, c'est-à-dire grosso modo, pour situer historiquement la période, entre le moment où, suite à une explosion de l'avion, l'hôtesse de l'air Vesna Vulovic, qui se trouvait dans la partie centrale d'un DC-9 de la JAT, est projetée à l'extérieur de la carlingue, et, après une chute de 10 000 mètres, s'écrase près du village tchèque de Kamenice, s'en sortant avec seulement deux deux jambes cassées, une fracture du crâne, ainsi qu'une paralysie qui s'estompera avec le temps, et l'assassinat de Hans-Martin Schleyer (tout le monde suit?).
En France, la série mettant en scène la torride et experte en boxe birmane Cherry Delight porte le titre générique "Cherry O" (il lui manque le viril attribut 07, mais ce O singulier dit assez l'ouverture d'esprit de la dite agente secrète…) et fut publiée par Edition et Publications premières, avec en couverture des photos de pépés dénudées, toutes munies d'un gun au canon impressionnant (un Ruger MK 512?), signées Yves Boujenah (qui fit également les couvertures de la défunte collection OSSEX, dont un des titres Up your axe est traduit en français par La chatte sur un doigt brûlant). Donc, Cherry Delight est une Bond femelle assoiffée de justice et d'orgasmes – "Elle est rousse, elle est explosive. Elle appartient au S.P.A.S.M. (Service Spécial Anti-Stupéfiant Anti-Maffia), et seule , elle se bat contre la maffia !" L'éditeur français des Cherry dut trouver que les titres originaux n'étaient pas assez accrocheurs, bien que tous carabinés à leur manière (Tong in Cheek, Chuck You Farley, Fire in the Hole…). Ce qui nous vaut donc une série de titres français tous plus mutins les uns que les autres, dont on aurait tort de bouder la saveur tantôt graveleuse, tantôt joycienne : Maffia vous Fillettes, Cherry O chez Mao, Capot d'Anglaise, Le Sexe à piles, L'arme à l'œil, Tant qu'il y aura des zooms, Touche pas à la femme-blanche [sic, pour le trait d'union], Le saphir du bois de Boulogne, L'enfer vaut l'endroit, Gratte-ciel mon mari, Les Yogas de la Marine, Coolie piégé, Tout feu tout femme, les joyeux de la couronne, Le romain de ma sœur – et enfin un de mes préférés: Macumba les pattes (le fameux Fire in the Hole cité plus haut). On se demande pourquoi ils n'ont pas essayé le titre "Al Capote chique à gogo"… Traduits pour la plupart par Jacques Guiod (par ailleurs traducteur de Dragon Rouge, de Thomas Harris, et des Carnets de Guerre de Vassili Grossman, excusez du peu), ces romans alternent scène d'action au passé simple ("le morceau de plomb que je lui logeai dans la gorge lui ôta toute envie de meurtre") et scène érotiques savamment campées ("on se serait cru dans le métro aux heures de pointe"), et ce avec une régularité métronomique qui laissent pantois (plutôt que pantelant). On trouve parfois, par exemple dans La Main au Fez, des phrases qu'on aimerait offrir à William Vollman sur un coussin de velours – je cite: "Mon vagin chatoyait comme une aurore boréale autour de l'index impérieux." (Les pages 64 à 66 de La Main au Fez qui enrobent cette citation ont de quoi révéler n'importe quel adolescent à autre chose que la peinture des maquettes). On notera également un ton particulier dans les quatrièmes de couverture, exercice difficile s'il en est (il en est). L'un deux commence par cette friande accroche: "Couscous, me revoilà!" Il y a mieux, certes, mais c'est un début. Un autre mentionne "la symphonie des cinq sens", et comporte cette mise en garde gandhienne: "Ça ira pour cette fois, mais Nirvana pas!". On peut également citer la trouvaille suivante: "Comme disait Hitler: My tailor is Reich!" Hum… Bref, pareilles pépites ne devaient pas laisser indifférents les Californiens et les Haut-Marnais dans les années 70. Certes, on peut préférer à cette série celle des OSSEX, pourvue généreusement en titres tout aussi inventifs: A l'Oued rien de nouveau; Plus un poil de sec; Sabbat ça vient; La main occulte; Tais-toi tu m'exciques; On a marché sur ma lune; Kama sous toi; Le singe mue; La poule aux yeux d'or; La chatreuse de Parme; Branle bas le combat; Ottawa que je m'y mette; Une belle paire de Nippons; Rentre tes blancs mutants; Les raisons de la polaire… On sent bien que l'imagination avait pris le pouvoir et que Pierre Messmer n'allait pas nous les briser longtemps. Le livre de poche s'ouvrait aux possibles et ça baisait furieusement dans les tourniquets des gares, à grand renfort de jeux de mots et d'allusions humides. Tout ça pour dire que la rentrée littéraire, c'est, comme dirait Cherry D., "quand on veut, comme tu veux, où tu veux, si tu peux". Ben mon neveu…
Tu peux rester chez toi, mais ne viens pas te plaindre.
Donc, quand ton livre sort, suis-le comme si tu étais son ombre. En plus, c’est le cas. On dit que tu l’accompagnes, à croire qu’il s’agit d’une vieille tante qui n’a pas le sens de l’orientation ou d’un conjoint célèbre qui n’a pas envie de s’ennuyer toute la soirée. On appelle ça aussi de la promotion, mais tu es écrivain, comme Balzac ou Rimbaud, et non VRP, comme qui tu sais, alors ton livre, hein, tu l’accompagnes – et surtout tu essaies de rentrer sans lui.
Il y a plusieurs façons d’accompagner un livre, qui ne s’excluent pas et qui même se complètent :
1/ en en lisant des extraits (et là tu regrettes un peu de n’avoir pas tout simplement écrit un livre composé d’extraits) ; je me permets de te renvoyer à mon texte « les soirées littéraires » - comme ça tu ne pourras pas dire que tu n’as pas été prévenu…On appelle cet exercice une lecture, même si on est bien d’accord que la plupart du temps on dirait une dictée.
2/ en en parlant – on appelle ça une causerie, c’est un mot qui en vaut un autre (si tu ne sais pas parler de ton livre, ni en causer, ce qui n’a rien de honteux, mais que tu essaies quand même d’en parler, ce qui est louable mais catastrophique, tu entendras souvent bruire le nom de Modiano dans l’assistance : a priori c’est un compliment) – Mais attention ! Parler de ton livre, ça ne veut pas dire décrire le long processus tortueux qui t’a conduit jusqu’à la dernière page, genre : « au début je ne savais pas du tout où j’allais ». Non seulement c’est flippant, mais en plus ça peut créer des vocations d’écrivains parmi ceux qui ne savent pas où ils vont. On est assez nombreux, conviens-en. Tu dois donc raconter l’histoire et donner l’impression que tes personnages sont tes amis – un peu comme si tu les avais rencontrés sur Facebook. Si ton livre ne se raconte pas, s’il est dépourvu d’intrigue et de rebondissements, organise plutôt un happening dans une galerie avec des musiciens qui couvriront tes paroles décousues par des loops à la guitare pendant qu’on projettera des photos d’amibes sur les murs en béton.
3/ en attendant que le public te pose des questions. On appelle ça un échange – tu verras, quand ça sera fini, ce mot te fera beaucoup rire. Si jamais quelqu’un lève spontanément la main et pose d’emblée une question hyper pertinente, prends vite son nom et ses coordonnées et transmets-le nous, on le mettra sur nos listings, mais dis-toi qu’il y a de grandes chances pour que ladite personne travaille dans la librairie ou couche avec quelqu’un qui travaille dans la librairie. Au mieux, il aura un manuscrit à te filer à la fin de la rencontre et alors tu as intérêt à aimer les poèmes où l’on trouve des choses comme « c’est pour elle que j’écris / et grave ici mes cris » ou « le crépuscule tintinnabulait en sourdine » ;
Une précision : tu n’es pas obligé de répondre dans le détail aux questions posées. Parce que souvent, la question est super longue et comporte déjà la réponse, ce qui fait qu’à part dire « oui, effectivement » ou « non, en fait », tu auras du mal à t’en sortir. Dis juste ce que tu as à dire en commençant ta réponse par « avant de répondre à votre question, je crois que je dois préciser un point » – là, tu brodes, un peu comme quand tu écris.
4/ en signant ton livre. On appelle ça une signature ou, plus classe, une séance de dédicace. En gros, un chèque, tu le signes ; un livre, tu le dédicaces. Alors là, soyons clairs. Les gens qui viennent à ta rencontre en librairie ont souvent déjà reçu ton livre en service de presse, il y a même des petits malins pour l’emmener avec eux comme s’ils voulaient te le rendre, ça fout mal à l'aise ; et puis il y a ceux qui sont venus poussés par la curiosité (en général la pluie) et qui repartent souvent avec un autre livre que le tien, en général une réédition en folio du dernier Annie Ernaux. Prépare à l’avance des petites phrases que tu pourras inscrire sur la page de faux titre, ça évitera de faire poireauter dix minutes les gens pour au final écrire une ânerie du genre « amitiés amicales ». Prends un stylo qui écrit gros et demande bien comment s’orthographie le prénom de la personne. Si tu as encore un doute sur la façon dont s’écrit ledit prénom, adopte une graphie de médecin généraliste, signe « à blsmcrpr, amicalement » ça passera tout seul. Tu peux aussi noter ton numéro de téléphone, mais si la super belle nana qui voulait une dédicace compte l’offrir à sa belle-mère ou à son mec, eh bien je te laisse te débrouiller.
4/ Enfin il y a la solution, pratique et pas cher, de demander à une personne que tu connais bien d’instaurer avec toi un dialogue – on appelle ça une ruse. Mais sache quand même que ce n’est pas la meilleure solution pour entretenir l’amitié. Et puis il te faudra trouver quelqu’un qui connaît bien ton œuvre. Crois-moi, tu seras surpris d’entendre alors, de la bouche de ceux que tu considères comme tes plus fidèles lecteurs, les phrasessuivantes : « allons allons je suis loin d’avoir tout lu », ou « ah zut je l’ai lu il y a hyper hyper longtemps » ou encore « sincèrement, je pense que Machin est plus qualifié que moi pour en parler ».
Bien, abordons maintenant les questions stratégiques. Tout d’abord il s’agit de communiquer sur ta lecture/causerie/échange/signature/ruse.
Autrefois, disons à l’époque fin Pompidou – début Bokassa, avant l’ère électronique, tu devais envoyer des bristols ou appeler les gens. Bizarrement, l’adresse n’était visiblement jamais la bonne et les gens effaçaient souvent par mégarde le message que tu laissais sur leur répondeur.
Désormais, tu as à ta disposition d’incroyables ressources. Tu peux l’annoncer sur ton blog, si tu as un blog, mais dans ce cas-là choisis bien tes tags, genre: Britney Spear pénis chienne humide élysées - tu auras quand même plus de visiteurs que d’habitude. Tu peux aussi créer une page sur Facebook si tu es inscris sur Facebook. Si tu n’es pas inscrit sur Facebook, alors tu devrais peut-être te filmer en train de jouer du air-guitar dans ta chambre et ajouter un lien you-tube sur ta page myspace. Précision : ne crois quand même pas que tous les gens qui préciseront « sera présent » seront présents. Va te balader sur les autres pages et tu constateras qu’ils ont huit autres soirées prévues le même soir. Ne les bloque pas pour autant, parfois on a de la chance.
Tous les éléments sont donc réunis pour que ta rencontre se déroule à peu près honorablement. Tous, ou presque. Car il te reste deux paramètres indispensables à mettre en place. Le choix de la date et le choix de la librairie.
Pour ce qui est de la date, c’est assez simple.
Le lundi, oublie. Tu connais la phrase : « J’ai vraiment envie de commencer la semaine dans de bonne conditions » ? Eh bien si tu décides de faire une rencontre en librairie un lundi, crois-moi, tu vas l’entendre.
Le mardi : soyons sérieux. Les gens sont tellement contents d’avoir bien commencé la semaine qu’ils veulent recommencer le lendemain.
Le mercredi ? Là, les gens te diront : « C’est pas un peu bizarre d’organiser ça un mercredi ? » Ne cherche pas d’explication rationnelle. Laisse tomber.
Le jeudi EST le jour idéal. Ne discute même pas.
Le vendredi ça peut être sympa mais tu as déjà entendu parler d’un petit restau sympa avec des potes ? Oui. Mais jamais d’une petite lecture sympa avec des inconnus.
Le week-end : tu seras étonné du nombre de gens qui te diront qu’ils partent en week-end alors que tu sais très bien qu’ils n’ont pas de maison de campagne.
Reste maintenant le choix de la librairie. A priori c’est assezsimple puisque c’est la librairie qui te contacte et non toi qui contactes le libraire. Mais prenons le cas assez improbable où tu aies plusieurs propositions. Y a-t-il des contre-indications ? La réponse est oui.
Evite la super super super grande librairie. Ils auront un matos incroyable, tu seras filmé, ils t’accrocheront un micro sans fil au revers de ton pull qui du coup sera foutu, tu auras même droit à un verre de château-pinière et des crackers au cumin, mais à part ça il n’y aura personne. Tu savoureras alors tout le charme du mot « succursale ».
Opte pour une librairie normale, tenue par un libraire normal, qui vend des livres normaux à des lecteurs normaux. Mais dans ce cas ne prévoie aucune activité importante pour le lendemain matin. Même écrire.
Evite aussi de faire cinq signatures dans la même ville – tes amis sont cool, mais ce ne sont pas non plus des disciples de la secte du soleil.
Imagine. Tu as mal au foie. Un peu au début, puis de plus en plus. Tu finis par aller voir le toubib. Il grimace. Tu dois faire des analyses. A l’hôpital, les médecins grimacent. Ton foie est foutu. Tu grimaces. Mais il y a une solution. Le foie c’est comme un dirigeant, ça se remplace. On va te remplacer ton foie.Ça se pratique plus souvent que tu ne le croyais. En fait, il y a eu avant toi 2 499 autres patients à qui on a remplacé le foie. Tu grimaces moins. Tu prends rendez-vous. Puis le grand jour est là. Tu vas à l’hôpital, en t’efforçant de ne pas trop grimacer. On t’opère, tout se passe bien. Puis tu te réveilles. Tu sens des présences. Une certaine tension. Grimaces. L’hôpital grouille de policiers, en uniforme et en civil. Serais-tu dans un commissariat ? Tu apprends alors qu’un type a loué pour 200 000 euros les lieux afin d’être pris en photo avec toi avec sa fameuse grimace – il y aura du crémant (6 000 euros), un buffet (60 000 euros), tu seras dans les journaux demain ou après-demain.
Tu réprimes une grimace et te dis qu’il vaut mieux être sans foie que se payer la loi.
Les éditions de l'Atalante ont entrepris dès la rentrée la publication de l'inquiétante Brigade chimérique, œuvre en six volumes signée Fabrice Colin, Serge Lehman pour le texte & l'histoire, Gess pour les images et la conception graphique, et Céline Bessonneau pour les couleurs.
Le duo Colin-Lehman, c'est Docteur Nitro et Mister Glycérine. Du coup, l'imaginaire se prend des baffes orchestrées par l'Histoire, et les rêves de puissance sont forcément plongés dans l'acide du doute. Ici, il est question de super-héros, d'obédience européenne, mais qui ne sont ni spider- ni super- ni bat-, non des héros ancrés dans l'imagnaire français, allemand, italien, etc. Car une question brûle les lèvres des rêveurs de monde: que foutaient nos french heroes à l'heure où la peste brune étendait son rêche velours sur les populations européennes? D'où l'idée de les faire intervenir, eux qui n'ont guère eu de successeurs dans la littérature fantastique d'après-guerre. On trouvera donc le Docteur Mabuse, le richissime Gog (merci Papini), Léo Saint-Clair dit le Nyctalope (emprunté pour l'occasion à l'oublié Jean de La Hire), Andrew Gibberne (décalqué des délires wellsien cum Accélérateur), mais aussi le cafardeux Grégoire Samsa, le glaiseux Golem et quelques autres (Cagliostro, qui meurt et ressucite sans complexe). On voit passer également quelques figures du surréalisme, Breton, des exclus, Nous Autres (des toubibs graves: l'insulaire Moreau, Lerne – ah, enfin quelqu'un pour se rappeler l'existence du pas facile Docteur Lerne, ça fait plaisir! – et le boulgakovien Persikov), et pour le même tarif, allez, on ajoute La Phalange, un officier espagnol boosté au gaz militaire qui n'a pas beaucoup d'estime pour le Partisan, héros sans pouvoirs, ça arrive
La reconstitution du Paris de l'époque n'a rien à envie aux fresques d'un Tardi, loin de là; l'esthétique, marvelesque à souhait, le découpage (staccato) et le cadrage (toujours inventif, souvent décalé), les couleurs (un code rigoureux alterne camouflage, carmin noirci, ocre, noir abyme…), le texte (irrévérencieux) servent une intrigue volontairement méandreuse, pénombreuse, menaçante. Il est aussi pas mal question de radium dans cette rocambolie, par l'entremise de Marie Curie herself et de sa fille, d'où la lugubre luminescence qui nappe les planches.
A signaler également de Fabrice Colin: la réédition en poche de son épatant Syndrome Godzilla (J'ai LU) et le tome 1 des Vampires de Londres (Gallimard Junior), en attendant son déjà mythique Big Fan aux éditions Inculte/coll. Afterpop, où l'on apprendra tout sur les liens entre le groupe Radiohead et l'apocalypse.
Je vais vous demander de ne pas applaudir, je vais vous demander de ne pas vous lever quand je vous le demanderai, je vais vous demander de penser très fort à une personne que vous aimeriez prendre dans vos bras puis étrangler, je vais vous demander énormément de choses et parmi ces choses je vous demanderai de n’en retenir qu’une seule, la chose la plus sale qui puisse tenir dans votre bouche, et après ça vous vous débrouillerez, tu te débrouilleras, tu retourneras d’où tu viens, tu prendras le train ou tu fermeras la porte, peu importe, mais tu retourneras dans ce lieu très inquiétant où tout a commencé pour toi, où tu as tes habitudes et tes repères, moi je resterai là, devant ma bassine en métal remplie d’acide, à regarder mes mains s’abaisser, en espérant que tu ne changes pas d’avis, que tu ne sautes pas du train ou rouvre la porte et te mette en tête de m’empêcher de tremper mes mains dans cette bassine en métal remplie d’acide, ce que je ne vais pas tarder à faire, c’est une décision mûrement réfléchie, un projet disons d’envergure, un acte en un acte, un seul, quelque chose d’unique, qu’on peut sûrement estimer inutile douloureux grandiloquent absurde, susceptible d’attirer la compassion – mais profondément hors sujet, ça tombe bien, ça ne pourrait pas mieux tomber, c’est un des buts de la manœuvre, atteindre le point où l’on sort du sujet, qui plus est sans lui demander son avis, sortir du sujet en commençant bien sûr par les mains, en écartant, en faisant pression, chaque main étirant le sujet de l’intérieur, alors n’ayez pas peur de déchirer, n’ayez pas peur de laisser la déchirure s’exprimer, regardez, les mains apparaissent déjà, l’ouverture grandit, le sujet cède, mais la bassine est toujours là, impossible de savoir si l’acide qu’elle contient est vraiment de l’acide tant qu’on n’a pas plongé les mains dedans, les deux mains, les dix doigts, alors détournez le regard si vous êtes sensible, si vous êtes sensible c’est que vous avez quelque chose à vous reprocher, et tu dois savoir de quoi il s’agit, mais pour l’instant tu n’as qu’à te concentrer, puis faire le vide dans ce vide que tu as rempli avec le vide de l’autre, nettoyer aussi, racler récurer poncer, car si tu laisses s’encrasser les parois du vide, si tu négliges d’entretenir le vide dont tu occupes tant bien que mal chaque centimètre-cube ça ne marchera pas, il se produira ce qu’on appelle des ratés, des dysfonctionnements, c’en sera fini de ta concentration, de ta condensation, et tu n’arriveras à rien, vous ne partirez jamais, vous resterez éternellement en aplomb dans ce vide sans jamais être certains de la position de votre corps, du coup la question de savoir s’il est encore temps de faire machine arrière ne sera plus de mise, c’est dommage, moi je trouve que c’est dommage, vous sentirez les parois de votre vide se craqueler, puis quelque chose s’écoulera, vous ne saurez même pas dans quel sens, c’est ça le pire, vous ne saurez même pas dans quel sens, si c’est de l’extérieur vers l’intérieur ou de l’intérieur vers l’extérieur, il se produira un phénomène, il se produira toute une série de fuites, or tu n’as pas envie de fuir, au fond tu fuis mais tu n’aimes pas ça, tu te méfies, de toi et de ces écoulements, de ces taches qui grandissent et dont les contours déforment la forme que tu occupes dans l’espace légèrement plus grand de l’extérieur, moi j’ai envie de résoudre le problème, à ta place et sans toi, je vais tremper mes mains dans l’acide et au moment où je tremperai mes mains dans l’acide j’éprouverai une impression de déjà-vu que je me ferai un plaisir de te faire partager, vous n’y verrez aucun inconvénient, vous connaissez l’acide, vous avez des mains, vous êtes donc en mesure de vous faire une petite idée, une idée pas trop petite quand même, de ce qui se passe quand on trempe ses mains dans l’acide, on pourrait aussi tremper le visage dans l’acide ou la verge ou les coudes ou les genoux, on pourrait même prendre un bain, tu connais le dicton : si tu sais nager alors tu sais couler, mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit, car de toutes les parties du corps, de l’espace, du temps, la seule que vous allez voir disparaître s’appelle la main la main gauche et la main droite, au début vous ne sentirez rien, la notion de froid et la notion de chaud ne feront qu’une, puis tout un tas d’informations contradictoires viendra inonder ton cerveau, mais tu peux encore dire non, tu peux encore partir et retourner dans le sujet, refermer derrière toi les pans, recoudre recoudre recoudre, attendre que ça cicatrise, il paraît que le sujet cicatrise toujours, cicatrise tout seul, ça peut prendre une heure ou un an, tout dépend de ton endurance, de votre capacité, de la façon dont on s’y prend, mais le plus simple crois-moi c’est de prendre une bassine en métal et de la remplir d’acide, de n’importe quel acide, en revanche pour les mains vous ne pourrez compter que sur les vôtres, tu n'as pas le droit d’emprunter les mains d’un autre, parce que les mains qu’on trempe dans l’acide n’ont pas le droit à l’erreur, une fois trempées dans l’acide il sera impossible de revenir à l’instant d’avant, c’est à la fois magique et inquiétant, mais en fait c’est très technique, c’est une technique comme une autre, je suis sûr que tu en connais d’autres, des techniques, que vous préférez d’autres techniques, celle-ci est un peu radicale, du moins en apparence, peut-être parce que précisément elle prend les apparences et les plonge dans des conditions dont on ne maîtrise pas tous les paramètres, mais personne n’a dit que la décision de tremper les mains dans l’acide était une décision facile ou amusante, en tout cas je n’ai rien entendu de tel, ou alors la personne a parlé trop bas, et à vrai dire ce n’est même pas spectaculaire, ça ne fait pas de bruit, seules les molécules de l’air enregistrent les modifications, le niveau de l’acide dans la bassine monte quand tu mets tes mains dedans puis redescend quand tu les enlèves, c’est peut-être ça le plus important, ce n’est pas aussi impressionnant qu’une marée, mais ça se produit, c’est visible à l’œil nu, ça ne dure pas longtemps mais enfin ça dure quand même un peu, et c’est sûrement mille fois plus intéressant que la prétendue douleur qu’on associe à ce geste, voilà pourquoi il ne faut pas trop se préparer mentalement, pas la peine d’imaginer, de se représenter, de décrire à l’avance, pas la peine non plus de lancer des invitations, et ne cherchez pas à faire croire à quiconque qu’il s’agit d’un rituel, parce que ce n’est pas le cas, tremper ses mains dans l’acide n’est pas un rituel, ni même une habitude, l’acide n’est pas un dieu et la bassine n’est pas un temple, ça serait trop facile, ou trop beau, on peut bien sûr penser autrement, on peut et on pourrait et vous avez le droit, tu as le droit de penser par exemple que la bassine est un corps et que l’acide est du sang, c’est possible de le penser, mais dans ce cas il te faudra aussi trouver un sens aux mains, dire ce que sont les mains si la bassine est un corps et l’acide du sang, je pense qu’avec un peu d’imagination tu pourrais y arriver, mais l’imagination prend du temps et de l’espace et je ne pense pas qu’il nous en reste tant que ça, ce ne sont pas des denrées inépuisables, en outre les informations sont plutôt rares, voire contradictoires, mais il ne faut pas négliger le fait que, peut-être, l’acide ne conserve pas un temps infini ses propriétés corrosives, auquel cas tremper les mains dans la bassine reviendra à se laver purement et simplement les mains, moi j’appelle ça faire sa toilette, je n’appelle pas ça écrire, parce que si vous trempez vos mains dans de l’acide qui s’est changé en eau, elles ressortiront plus propres au lieu d’être débarrassées de leur chair et de leur peau, des nerfs, des veines et des tendons qui empêchent à leurs cinquante-quatre os de briller, l’effet serait moins spectaculaire, c’est certain, même si l’effet désiré crois-moi n’est pas le spectacle, il s’agit d’autre chose, il s’agit toujours d’autre chose et je vais te demander de ne pas regarder, je vais vous demander de penser très fort à une chose que vous aimeriez dissoudre dans l’acide, je vais vous demander une quantité faramineuse de choses et parmi ces choses je vous demanderai de n’en garder qu’une seule, la chose la plus fragile qui puisse tenir dans votre poing, et après ça vous vous débrouillerez, tu feras en sorte que, tu iras où tu veux, tu retourneras dans ce lieu rassurant où tout a commencé pour toi, où tu loges tes peurs et tes doutes, moi je resterai là, devant ma bassine en métal remplie d’eau, à regarder mes mains descendre vers la surface, en espérant que tu changes d’avis, que tu décides de tremper toi aussi tes mains dans cette bassine en métal remplie d’eau, ce que je ne vais pas tarder à faire, parce que si nous attendons trop, attention attention attention, l’eau peut changer d’avis, elle risque de redevenir de l’acide, c’est un risque à prendre, oui, c’est ça, c’est bien ça, c’est ça ou écrire, ça peut aussi s’écrire.
(Texte écrit pour et lu lors de la soirée la nuit remue 3 le samedi 20 juin 2009 – fichier audio ici)
Lu, entre deux sauts à l'élastique, sur le site Actualittéraires.com, le parachu… pardon, le paragraphe suivant :
"Enfin ! Le Goncourt ! Tant attendu. Tant espéré. À croire que le monde littéraire ne vit chaque année que pour lui. Et pourtant, impossible de passer à côté de la sélection des quatorze titres du Goncourt."
Jamais syntaxe n'a été aussi révélatrice (et, ma foi, aussi énigmatique). "Tant attendu": soit, mais par qui ? Sûrement "le monde littéraire", sujet d'une des phrases suivantes. Mais peut-être est-ce une illusion, d'où ce magnifique "à croire que" – ça serait trop énorme pour être vrai, en dépit des apprences, qui sont souvent trompeuses. Mais le plus beau, le plus mallarméen, c'est le "et pourtant" placé en tête de la dernière phrase: "Et pourtant impossible de passer à côté…"
Impossible pour qui? Pour le monde littéraire? Ben non, lui ne vit que pour ça, on vient de le dire, faudrait suivre. Pour Actuallitéraires.com? Oh, sûrement pas, c'est leur boulot de parler de ces trucs, après tout, comme l'indique le nom du site, concrétif à souhait. Il doit donc s'agir des gens qui ne font pas partie du monde littéraire, qu'on suppose nombreux. Les lecteurs, peut-être? Ouais, on va dire que c'est ça. Alors comment comprendre cet obscur "et pourtant", chu vraisemblablement d'un désastre journalistique, qui semble signaler un paradoxe, lequel soulève une vague esquisse d'étonnement (on pense à Galilée, pas moins)?
Hum. Scratch-scratch.
Allez, creusons-nous les méninges : le Goncourt obsède le monde littéraire (éditeurs, écrivains et critiques littéraires,) mais malgré ça, les lecteurs sont également obsédés par le Goncourt. Pourquoi sont-ils obsédés? Simple: ils ne peuvent échapper à la sélection. Pourquoi? Parce que cette sélection est reproduite partout. Entre autres par Actualittéraires.com. En gros le message, grossièrement subliminal, serait: "Nous parlons du Goncourt pour constater que tout le monde en parle, pas pour en parler, mais du coup nous en parlons quand même, puisque si tout le monde en parle il n'y a aucune raison pour que nous n'en parlions pas, alors parlons-en."
On pourrait imaginer (imaginons!) que tout le monde se mette à parler du Goncourt pour dire que personne n'en parle, mais sans doute l'effet obtenu serait-il le même. Et pourtant…
Bon, d'accord, tout ça n'est pas très clair, aussi je propose qu'en attendant d'y voir plus clair tout le monde relise Les Loups, de Guy Marius Paul Mazeline, né le 12 avril 1900 au Havre, fils de Alphonse Mazeline et de Elise Hélène Suzanne Jaqueneau, marié le 18 décembre 1924 à Claire Louise Dors. Oui, le type qui a eu le Goncourt en 32, coiffant superbement au poteau un certain Louis-Ferdinand Céline. Et pourtant… (comme dirait la sentencieuse et sibylline sphinge Actualittéraires.com).
Eric Besson a des idées épatantes. On apprend ainsi que le ministre de l'Immigration a signé en ce 15 semptembre un décret instituant un titre de séjour de 10 ans pour les étrangers s'engageant à investir 10 millions d'euros ou à créer 50 emplois en France. La France est un beau pays, on le savait, mais la France est plus qu'un beau pays, la France est un paquebot de luxe. Y vivre c'est s'offrir une vraie et luxueuse croisière. Car enfin, dix millions d'euros pour un séjour de dix ans, ça nous fait quand même du 2739 euros par jour passé sur le sol de Voltaire, soit le prix au centime près d'une croisière de onze jours Marseille-Istanbul sur un paquebot en cabine suite. Voilà qui fait rêver? On hésite? Onze jours en mer ou dix ans en France? Bon bien sûr, il se trouve que 2739 euros c'est exactement au centime près le salaire brut mensuel moyen d'un citoyen belge. Donc, si vous êtes Belge, pour un mois de salaire, vous pouvez obtenir un titre de séjour de vingt-quatre heures en France. Ou vous payer onze jours en mer, si vraiment vous ne voyez pas l'intérêt de humer l'air sain de la France d'aujourd'hui. Ou mieux, acheter un très beau salon cuir de vachette (cf. photo supra). Maintenant, imaginez Eric Besson changeant tous les jours de très beau salon de cuir de vachette dans une suite d'un paquebot à destination d'Istanbul, se frappant soudain le front, puis décrétant: "Je viens d'avoir une idée!" (si vous avez une ventouse à toilette pour le bruitage, c'est parfait). Puis, après une nanoseconde d'hésitation (si vous avez un cafard sous le pied à écraser, bonne idée de bruitage, là encore), il soupire et précise: "Ce dispositif démontre que la France, sans contrevenir à ses grands principes humanistes et républicains, sait aussi faire preuve d'une certaine dose de réalisme économique". Ouf. L'immigration à la carte? C'est pour demain. N'oubliez pas le code de la carte, surtout. Alors? 114 euros l'heure en France. Croisière de vachette?