mardi 30 octobre 2012

Tavares ou la tentation du miracle

Parfois, de la forêt des livres, s'élève un arbre plus grand que les autres, et dont les racines mangent le ciel. Ainsi en va-t-il d'Un voyage en Inde, de Gonçalo M. Tavares, livre au feuillage si dense et si mobile qu'on ne voit plus le ciel, obsédé par son propre éclat et pourtant mobile, ami des ombres. Sans doute devrais-je ne point en parler avant d'avoir lu d'autres livres du même auteur, dont l'œuvre semble ouverte aux métamorphoses, mais bon, difficile de ne pas écrire sur ce "voyage" qui est avant tout celui d'une langue (traduite de façon époustouflante par Dominique Nédellec).
Est-ce un roman? Une odyssée dissimulant une iliade, où le rusé Ulysse, plutôt que de chercher à gagner Télémaque, tenterait de percer le secret des sirènes ? C'est en tout cas l'histoire de Bloom, qui déserte Lisbonne pour se rendre en Inde, et dont l'auteur nous narre le périple en dix chants, chaque chant étant composé d'une centaine de strophes ou plus. Il y a quelque chose d'intensément shakespearien dans la fuite et la quête de Bloom, et la mort qu'il laisse sur son sillage est empreinte d'une sourde théâtralité, même si le travail de Tavares porte moins sur les aléas narratifs que sur la langue elle-même, ici sujette à affûtage permanent. Rapport ambigu entre récit et expression, description et formulation. La masse générale de l'ouvrage tend vers une alchimie que mine par intermittences le progress de notre pèlerin. Tavares a ce rare talent de faire tenir, dans la même phrase, profondeur philosophique, étendue morale, richesse imagée, tension syntaxique, explosion poétique. On ne peut le lire vite, tant chaque formule continue de fabriquer du sens dans l'esprit du lecteur, l'obligeant à revenir sur la phrase lue pour en traverser l'infinie surface. Parfois, un malaise se dégage de cette expérience, tant l'intelligence du propos est intense, et ce de façon quasi nietzschéenne, c'est-à-dire à la fois solaire et non-évidente. Chaque strophe semble atteindre une acmé, y rester perché un temps, puis se métamorphoser en autre chose, redoubler d'intensité, luire, éclater, et recommencer. Voudrait-on souligner ce qui sidère qu'on y épuiserait toutes les mines du monde.
Et pourtant la démarche est périlleuse, car Tavares se risque mille et une fois sur le fragile territoire de la définition, sans cesse il établit d'étranges vérités générales dont on sent bien, à les visiter, qu'elles sont en fait particulières, et peut-être même duplices. Un décalage permanent permet aux énoncés de ne pas figer dans la glaise du dire. Ajustement de haute volée, assurément. Nous connaissons ce procédé, bien sûr, car il est éminemment romantique, typiquement hugolien: la bouche d'ombre parle, et fait de la parole un événement qui recompose le monde. L'image prend forme et plie l'espace, ploie les choses à sa force. Tavarès travaille les motifs de la pensée et de l'espace, du temps et du souvenir, de la sensation. Il renomme l'expérience, avec une obstination qui semble sans relâche et sans faille, tel un magicien ne sachant pas qu'il existe autre chose que la magie. Son approche du lointain, comme sa préhension du proche, est sidérante, on ne le répètera jamais assez: il peut se permettre toutes les affirmations, toutes les définitions, puisqu'il est le maître de ce livre sur lequel nous ne faisons que dériver. Bloom, cet anti-Oblomov définitif, arpente non seulement le monde mais sa conscience. Tavares nous l'offre en puissante pâture, sans jamais rien cacher de ses faiblesses, faiblesses qu'il peint à même notre reflet sur la page.
C'est finalement un "livre vain", au sens noble, parce que tout entier attaché à chanter la vie dans son impuissante résistance à la mort. Non pas un discours sur les vanités, mais une "vanité" en lutte avec elle-même. Tavares écrit en démiurge mortel. On cherche dans son livre le défaut qui indiquerait que son travail se méfie de la perfection. On croit le trouver dans sa conception de la féminité, peut-être, qui peine à s'affranchir d'une certaine cécité masculine quant à l'autre. Mais la critique serait sans doute injuste. Ce Voyage en Inde reste immense, quelles qu'en soient les ombres. Une épopée intérieure, chamanique, vibrante, folle, trop humaine.
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Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éditions Viviane Hamy, 24 €

lundi 29 octobre 2012

L'étreinte poisseuse

Il paraît qu'il est de très mauvais goût, pour un auteur, de critiquer les critiques. Ça ne se fait pas. C'est déplacé. La liberté de la presse, tout comme l'art de blâmer, n'appellent pas de réponse, car alors ladite réponse ne saurait être que le fruit de l'amertume, l'écho de l'égo froissé. Un critique dit du mal de votre livre? En ce cas, l'attitude conseillée est la suivante: conduisez sagement votre mérinos dans un coin de la prairie et laissez-le se livrer, en toute intimité, à sa frileuse miction. Ma foi, nous sommes d'accord sur ce point. Chacun fait son métier, alors à quoi bon jeter le gant ou vérifier les lois balistiques de la salive concentrée en poing? Bien que n'étant pas d'ivoire, la tour où l'on concocte ses potions n'est pas un rempart d'où déverser un fiel bouillant sur la toute petite chose qui, en bas, manie tant bien que mal le bélier.
Dans le cas précis, pourtant, rien de tel. La critique qui me fait souci n'est pas une attaque en règle. Il s'agit au contraire d'un "papier" laudatif, signé Paulin Césari, et paru dans Le Figaro Magazine des 26/27 octobre derniers. Mon roman, Tous les diamants du ciel, y bénéficie de trois étoiles, et même si j'ignore à combien on chiffre dans cet organe de presse le nec plus ultra, j'ose en déduire que ce trio stellaire est plutôt bon signe. Si l'article avait été défavorable, je ne l'évoquerais pas ici. Mais comme il n'attaque pas mon livre, je peux donc en parler sans crainte qu'on m'accuse de mauvaise digestion ou de bas ressentiment.
C'est un article assez court, qui se concentre exclusivement sur un aspect du roman, pour en tirer une thèse monocorde et cinglante. En gros, mon roman traite(rait) de deux personnages qui divaguent (ils sont drogués…) et se retrouvent pris dans le magma nauséabond de l'après 68. Tous les Diamants y est décrit comme une "chronique poétique et inspirée", "un très beau roman sur la domination". Ce qui (me) gêne, à la lecture de cet article, c'est donc autre chose – tout autre chose.
Car M. Césari (l'auteur de l'article), partant du principe que mon livre est une relecture des Trente Glorieuses à l'aune de l'abrutissement par les drogues et la marxisme, écrit ceci:
Ces limbes grisâtres [il s'agit des Trente Glorieuses] peuplées de somnambules aux corps et âmes asservis à des forces trop grandes pour eux – qu'elles se nomment révolutions, drogues ou congés payés. Un très beau roman sur la domination, les psychés fragiles et les ravages des libérations transgressives lorsqu'elles sont livrées en pâture au troupeau.
Non seulement Césari m'attribue une thèse – ou, disons, une optique – qui n'est pas la mienne, mais en outre il a une étrange façon de la formuler. Que veut-il dire, exactement? Que certains individus, au cours d'une période dite de croissance économique, n'ont pas supporté la pression de certaines avancées? Qu'une forme de libération, qui plus est transgressive, n'était pas faite pour la masse, le troupeau ? Que les congés payés, c'est bien beau, mais que c'est quand même un peu de la brioche au cochon, et qu'un pauvre type n'y est pas psychologiquement préparé ni apte? Bon, rappelons que les congés payés, ça date quand même de 1936 (deux semaines), puis 1956 (trois semaines). Ils passent à quatre semaines en 1968. Et on voudrait nous faire croire que, combinée à la drogue et à l'agitation, cette avancée sociale est si perturbante qu'elle crée des ravages sur les psychés fragiles? Rendez-vous compte: Vous fumez un pétard en lisant Althusser, et soudain on vous file cinq jours de congés supplémentaires par an? Si vous êtes un tant soit peu fragile du bulbe, vous pétez un câble, c'est l'évidence même. Le "troupeau" n'est pas prêt pour pareilles largesses, apparemment.
Ranger "les congés payés" dans la catégorie des "libérations transgressives" me semble une conception plus que limite du progrès social – outre le fait que c'est là une vision historiquement et politiquement dangereuse. Quant à l'étrange et poisseux glissement sémantique qui nous fait passer de "somnambules" à "psychés fragiles" puis à "troupeau", on ne sait trop quoi en penser – sachant justement trop quoi en penser. Les Français seraient-ils des veaux? A moins que Paulin Césari ait voulu dire autre chose – tout autre chose. Mais je pars du principe qu'il pense ce qu'il écrit, puisque telle est sa profession. Ne s'est-il pas relu? Je ne suis pas certain que le LSD libère l'homme du joug de la connerie, en revanche j'ose croire que les congés payés ne le précipitent pas, en masse, dans des limbes abrutissantes. Et surtout, j'aurais aimé que la lecture (et la critique) d'un roman serve à autre chose qu'à distiller une thèse si nauséabonde qu'on n'ose en attribuer au journaliste qui la relaie la piteuse paternité, d'autant plus que cette thèse – le troupeau mérite-t-il vraiment des vacances? – est déjà l'apanage d'autres "psychés" "asservi[e]s à des forces trop grandes" pour elles, forces qu'il n'est pas besoin ici de nommer puisqu'elles pullulent un peu partout.
J'ai du mal à suivre – et à voir le rapport avec mon roman, ou le LSD est décrit, traité et manipulé dans ses nombreuses ambivalences. Mais passons. Une thèse prédomine dans cet article, on le voit bien. Son auteur, d'ailleurs, ne la dissimule guère, lui qui se convainc que les "divagations" de mes personnages
vont se mêler à la pathétique parousie du consumérisme soixante-huitard, aux élucubrations messianiques du post-marxisme, aux abyssalles niaiseries des 'enfants-fleurs'.
Aïe. La quoi? La "pathétique parousie du consumérisme soixante-huitard" ? L'expression, bien qu'allitérativement séduisante, se dérobe au sens, sinon au bon sens. Que pourrait bien désigner une affligeante présence christique du mode de consommation individualiste dépendant du marché placée entre les mains d'agitateurs chevelus (j'essaie de traduire…) ? Ce gloubi-boulga anti-68, risible et obsolète, me semble surtout servir un procès assez éloigné de ce que pourrait ou devrait, être une critique d'ordre littéraire.
Pour finir, je dirai ceci. Ô toi qui a lu cet article du FigMag, n'achète pas mon livre si tu penses qu'il défend la thèse de monsieur Césari. Tu serais bien déçu. Tu n'y trouveras pas non plus une apologie débridée du gauchisme, pas plus qu'un éloge inconscient des pathétiques congés payés. Et puis, qui sait, peut-être as-tu la psyché fragile? Va savoir, alors, quels ravages ce roman pourrait occasionner à ton âme somnambule?

vendredi 26 octobre 2012

Ferrari rules

Ce soir, une seule solution : annuler la réunion d'anciens élèves dans cette crêperie assez moyenne de Montparnasse et se rendre à la librairie Atout-Livre pour y rencontrer Jérôme Ferrari, de passage à Paris, tout juste débarqué d'Abou Dabi (et croyez-moi c'est pas la porte à côté). Il sera cuisiné par deux libraires experts en grillades littéraires sur son dernier roman, Le sermon sur la chute de Rome, ainsi que sur ses précédents livres.

Les détails pratiques, mais aussi commodes et utiles: 
203 bis avenue Daumesnil
75012 Paris
Métro Daumesnil
Bus 29 46 64

La date et l'heure (l'heure ne changera pas avant samedi minuit, faut-il vous rappeler…):
C'est ce soir vendredi 26 octobre, et c'est à 19h30

De quoi parle Le Sermon sur la chute de Rome? Des mondes qui naissent, déclinent et meurent, qu'ils soient dans la tête des hommes, contenus entre les quatre murs d'un bar corse ou répandus à la surface du globe. Certes, saint Augustin ne sera pas présent ce soir, mais son ombre devrait réapparaître au moment du petit vin d'honneur en fin de soirée.

La citation du jour:
Les mondes passent, en vérité, l'un après l'autre, des ténèbres aux ténèbres, et leur succession ne signifie peut-être rien. Cette hypothèse intolérable brûle l'âme d'Augustin qui pousse un soupir, gisant parmi ses frères, et il s'efforce de se tourner vers le Seigneur mais il revoit seulement l'étrange sourire mouillé de larmes que lui a jadis offert la candeur d'une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c'est un seul et même témoignage.

jeudi 25 octobre 2012

Labyrinthes Signatures Diamants

Je serai ce soir jeudi 25 octobre à 20h à la librairie Labyrinthes, à Rambouillet (2 rue Chasles) pour parler LSD, traduction et objets rectangulaires disposés sur des étagères. Si donc vous habitez dans les parages ou y transitez ou avez envie de braver la grange grève générale globale et gratuite des transports, n'hésitez pas à venir nous rejoindre. Rappelons que Rambouillet bénéficie d'un climat tempéré de type océanique dégradé caractéristique de celui de l'Île-de-France; que les armes de Rambouillet se blasonnent ainsi : Parti à dextre de sable au demi sautoir d'argent, qui est d'Angennes, mouvant de partition, à senestre tiercé en fasce, en un d'or au cerf contourné au naturel, en deux de gueules au bélier d'argent et en trois d'argent au chêne en sinople ; en abime : d'azur à trois lys d'or brisé d'un bâton péri de gueules ; que le  roi François Ier, y est mort d’une septicémie le 31 mars 1547, et que le 14 décembre 2007, Mouammar Kadhafi qui a effectué une partie de chasse sur l'ancien domaine de chasse du Château. Rappelons, en outre, et si besoin était, que Sébastien Faure (1858-1942), écrivain anarchiste, y a créé l'école libertaire de La Ruche, qui fonctionne de 1904 à 1917.
On y va donc avec une certaine quiétude d'esprit, avec en tête la vision un peu fantasque de François Ier décochant une flèche dans l'œil droit d'un Kadhafi monté sur un cerf contourné au naturel et hurlant: "Ni Allah ni maître!". Mais bon, voilà ce qui arrive quand on a le bonheur d'abuser de certaines substances comme l'écriture…

lundi 22 octobre 2012

3 incultes pour le prix d'un, c'est demain

Mardi 23 Octobre 2012 
à 18h00 à la librairie Mollat (Bordeaux) : 
Rencontres avec les auteurs de la rentrée littéraire des éditions Actes Sud, membres de la revue Inculte : Claro, Mathias Enard et Mathieu Larnaudie.

Trois auteurs d'Actes Sud, membres de la revue Inculte, viennent présenter leurs ouvrages. Chacun évoquera son nouveau roman et les liens qui l'unissent à ce groupe.

                                                          Présentation du libraire:

Tous les diamants du ciel de Claro
"Lucy in the sky with diamonds", osaient les Beatles en 1967 mais il n'y avait que les naïfs pour croire en une vision enfantine du firmament. Si les années 60 sont celles où la drogue prend ses aises dans les sociétés occidentales, c'est oublier que depuis longtemps la menace rôdait d'un dévoiement des paradis artificiels à des fins idéologiques ou guerrières. Partant d'une théorie comploteuse qu'il fait exploser, Claro a confirmé littérairement l'hypothèse de la CIA testant les ravages du LSD en l'instillant dans le pain des habitants de Pont-Saint-Esprit, provoquant de graves délires dans une population rendue folle. Claro va faire du mitron de la maudite levure, Antoine, le héros de son épopée vertigineuse, le trimballant au gré des assauts de son cerveau voué aux diamants qui y ont explosé et le propulsant à la fin des 60's tandis que se dessine la révolution sexuelle et que naissent les premiers sex-shops. Malmenant son lecteur tout en le réjouissant par son style nerveux, brillant, Claro signe avec ce roman l'un de ses meilleurs livres dont on aura du mal à oublier les ahurissantes cinquante premières pages.

Rue des voleurs de Mathias Énard
Le Printemps arabe, après avoir suscité beaucoup d'essais souvent peu convaincants, est enfin, grâce à Mathias Enard, la toile de fond d'une œuvre romanesque. L'auteur, spécialiste de la langue et de la civilisation arabes qu'il enseigne à Barcelone, a choisi un jeune héros de 18 ans, Marocain qui va quitter Tanger et se retrouver au service d'une association islamiste. Son parcours le mènera jusqu'en Catalogne, quittant le Printemps arabe pour gagner une Europe en crise et se trouver ainsi confronté à des mondes qui entament leur crépuscule. Sans jamais théoriser, Enard utilise le prisme romanesque pour évoquer ces périodes où le monde tremble et son choix d'un individu lambda donne un écho saisissant à son ambitieux projet.

Acharnement de Mathieu Larnaudie
Mathieu Larnaudie confirme avec ce nouveau roman, unique en son genre, qu'il est bien l'un des jeunes romanciers sur lequel il faut compter dans l'avenir. Intéressé par la politique et le discours qui la cerne, il se concentre sur les dévoiements que subit le langage. Son héros est un ancien « porteur de serviette » retiré des affaires après une débâcle électorale : il se réfugie à la campagne pour faire de son isolement l'occasion de rédiger LE discours, celui qui le vengera de ses échecs et de ses frustrations. C'est sans compter sur une situation infernale : du viaduc qui domine sa propriété des hommes et des femmes se précipitent, et ces corps qui tombent viennent bouleverser son regard sur le monde.

dimanche 21 octobre 2012

Jouir de fête

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(Pour des raisons concomitantes au sujet traité, l'ordre alphabétique a été joyeusement bafoué)
Emotion, luxe risquant d'entraîner un gaspillage des munitions au moment du tir.
Erection, n.f, on se demande pourquoi.
Vagin, n.m., très différent des voies de Dieu.
Préservatif, n.m., preuve d'une méfiance évidente cause d'une confiance redoublée.
Manger des yeux, expression de moins en moins courante depuis que la bouche a pris le relais.
Faire du gringue, draguer en écoutant de la musette et en offrant un saucisson sur les bords de Marne.
Chauffer, v. tr., porter à une température où one sait plus trop qui se brûle.
Serrer, v. tr., se dit de d'un corps qui comprend que l'autre veut autre chose qu'une simple pression.
Bombe sexuelle, n.f., jeune femme qui prend des éjaculateurs précoces en apéro.
Tripoter, v. tr., technique tombée en désuétude qui permettait à l'autre de confondre engagement pour la vie et cours de guili-guili.
Silence, n.m., répit permettant à l'autre de croire que tes idées, étant derrière la tête, sont en train d'en faire le tour.
Avances, n.f. pl., se dit d'une technique utilisée quand tu es sûr que l'autre n'a pas la place pour reculer.
06, num., début d'une addition salée.
Geste déplacé, mouvement de la main qui n'a pas tenu compte du fait que l'autre avait moins bu.
Jupe, n.f., pantalon raccourci , évasé et évidé pour gagner du temps.
Sein, n.f., Cf. l'expression: "Si tu veux me regarder dans les yeux, va plus au nord."
Fessée, n.f., fantasme écolier que tu évites avant la piscine.
Orgie, n.f., réunion d'individus ayant décidé que le Monopoly doit évoluer vers une reconnaissance des pulsions collectives.
Instinct, n.m., organe t'indiquant à coup sûr que tu te fourvoies vu que tu es nettement moins malin qu'un animal.
Boules chinoises, n.f.pl., cf. Jokari, Accident.
Salope tu es bonne, expr. fam., déclaration d'amour partant du principe que l'autre jouit suffisamment fort pour ne pas t'entendre.
Engueulade, n.f., rituel nécessitant une forme sexuelle et assez brutale de réconciliation.
Cock-ring, bague de fiançailles anglaise pour éjaculateur étourdi.
Vaseline, baume du tigre pour quand tu rugis mais un peu trop.
Oh pardon, expression usuelle, permet de faire croire que tu l'as pas fait exprès.
On fait une pause ?, question purement phatique destinée à s'autoriser la consommation d'une clope.
Michelle, prénom à ne surtout pas prononcer si elle s'appelle autrement, même accompagné d'un "ma belle" énamouré dans la fou
Coup de foudre, n.m., permet, s'il est partagé, de ne pas chercher de pharmacie de nuit.
Gland, n.m., n'oublie jamais que c'est le fruit du chêne, et qu'un chêne est censé atteindre la centaine.
Plan cul, n.m., projet requérant l'oubli d'une centaine de facteurs extérieurs.
Chaudasse, compliment faisant l'impasse sur tous les acquis du féminisme et réservé aux conversations entre puceaux.
Canon, n.m., terme désignant en général n'importe qui passé quatre grammes cinq.
Partouze, n.f., échange de procédés où les probabilités jouent, ne te fais pas d'illusion, contre toi.
Pétasse !, interj., s'adresse à une personne du sexe féminin qui n'a pas su reconnaître le sex-appeal du locuteur.
Soutien-gorge, n.m., désigne un outil de contention qu'un partenaire habile sait ôter avec le pouce et l'index, sinon tu n'as plus qu'à compter sur le ricanement pour te sauver d'affaire.
Décolleté, n.m., détail vestimentaire féminin qui permet à l'élément masculin de ne pas écouter de façon trop attentive la conversation en cours.
Mouiller, verbe hélas bien souvent transitif.
Echangisme, n.m., forme de convivialité impliquant que tu as épousé la femme de ton patron / ou que tu as épousé le mari de tu sais plus qui.
Sex-shop, n.m., librairie spécialisée où les piles sont pas ce que tu crois.
Migraine, n.f., ben voyons.
Clitoris, n.f., organe du sexe féminin dont la partie visible se situe au sommet des petites lèvres ; il forme une proéminence d’environ 0,7 à 1 cm de diamètre, et s’avère être la conjonction, en profondeur, de deux racines de 10 cm qui entourent le vagin et l’urètre.
Cet organe, bien plus innervé que le gland du pénis chez l’homme, joue un rôle similaire dans l’excitation sexuelle. (Voilà, comme ça, maintenant, tu sais tout.)
Pénis, n.m., organe dont la taille varie selon que tu regardes un documentaire sur Arte ou autre chose.
Point G., dit aussi point de Gräfenberg, du nom d'Ernst Gräfenberg, né le 26 septembre 1889 à Adelebsen près de Göttingen, décédé le 28 octobre 1957 à New York, et maintenant démerde-toi, elle s'impatiente.
Sexualité, n.f., ensemble des pratiques qui permettent aux hommes et aux femmes d'évoquer de façon bestiale le règne animal tout en justifiant le forfait illimité.
Facial cum-shot, terme anglais, maquillage éphémère qui ne fait pas rire forcément tout le monde.
Défoncer la chatte, expression usuelle, promesse qu'on exprime plus qu'on la tient, heureusement.
Pomper, v. tr., action permettant de repérer les dégonflés.
"Je jouis", expr. ou interj., formule t'apprenant que tu l'as dans le baba.
Salive, n.f., fluide qui a l'avantage de ne pas être porteur de microbes, ouf.
Kama-sutra, texte ancien, si ancien que tu te rappelles même pas l'avoir lu alors que tu l'évoques souvent en le pratiquant.
Coït, n.m., le premier qui l'interrompt a à la fois gagné et perdu selon son degré d'égoïsme.
Nudité, n.m., état déconcertant obtenu après des manœuvres complexes et une fois réglé le problème de la luminosité.
Inceste, n.m., avant de le commettre, bien penser à la différence d'âge, source de malentendus, ainsi qu'aux risques génétiques, contre-productifs en cas de procréation; sinon, éviter pour d'évidentes raisons pénales. Sauf si ça reste en famille, bien sûr.
Foutre, n.m., liquide séminal qui n'existe à l'état de verbe conjugué au passé simple que chez Sade (ex: "Je foutis d'abondance"). Sinon, évitez le teinturier local, toujours soupçonneux et souvent goguenard.
Enculer, v., pratique plus répandue dans le monde financier qu'à Gyf-les-Gonettes.
Cunnilingus (ou, encore mieux: cunnilinctus), n.m., permet à la femme de jouir et à l'homme d'arrêter de dire des conneries.
Zoophilie, n.m., pratique folklorique, intéressante en soi, mais déconseillée avec une certaine partie du règne animal : tigres, escargots, fourmis, mygales, supérieurs hiérarchiques…
Chatte, n.f., échaudée, elle craint l'hôte froid.
Vertu, n.f., cf. Dictionnaire des vaines dépendances.
Tendresse, n.f., attitude visant à mieux faire passer ce qui va suivre.
Sexe, n.m., fleur du bien.
Sucer, verbe tr., pratique sexuelle assez répandue où la mention ""Attention : petits éléments, ne pas avaler" est rarement mentionnée.
Cuisses, n.m. pl., ne pas confondre avec les mollets ou alors il y a un problème.
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(Extrait du Dictionnaire de la sexualité immédiate, éd. Enculte, à paraître en mai 2013)

Jouir de chance

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Amoureux, adj., état nécessaire à la poursuite des objectifs subjectifs.
Baiser, verbe ou substantif selon que tu sais t'y prendre ou pas.
Cheveux, n.m. plur., tissu soyeux (ou pas) réservé au peigne des doigts.
Compliment, n.m, argument quand c'est un peu trop tard.
Conclusion, n.f., phase au cours de laquelle on regrette la hâte.
Désir, n.m., forme de folie qui a sûrement raison.
Drague, n.f., hommage sans grand intérêt aux années 1982-1983.
Excitation, n.f., entente cordiale qui dégénère de façon exponentielle.
Hésitation, n.f., souvent liée à l'heure du dernier métro.
Humour, n.m., phase utile avant la découverte des sous-vêtements.
Jalousie, n.f., attitude consistant à convoiter son propre désir en croyant qu'on vous l'a volé pour l’imiter en mieux.
Langue, n.f., outil multi-fonctions (pour engager la conversation ou réduire au silence).
Lâcheté, nom masculin
Lassitude du couple, n.f., stratégie de bas étage destiné à faire croire que la fainéantise sexuelle est dans l'ordre des choses.
Masturbation, n.f., préliminaires souvent suivis de rien.
Nuit de folie, n.f., se dit d'une soirée qu’on raconte aux amis mais qui en fait a commencé hyper tard et s’est fini hyper tôt.
Orgasme, n.m., Eh bien, si vous ne savez pas ce que c'est, laissez tomber.
Passage subreptice de la langue sur la lèvre supérieure, (expression courante, un peu trop hélas), équivalent physiologique de l'accélérateur
Plaisir, n.m., cf. Numérologie, Incas, Triangle des Bermudes
Position, n.f, variable constante.
Préliminaires, n.m. pl., cf. Fellation, Malentendu.
Simca, n.f., véhicule.
69, position qui correspond au nombre de minutes au bout desquelles tu risques d'étouffer si tu continues de la sorte.
Sourire entendu, expr. fam., indique un consentement qui est pas non plus gagné gagné. 
Regard insistant, se dit d'un regard qui essaie d'imiter non sans naïveté les ressources douteuses du pénis.
Tentation, n.f., nom féminin, justement.
Timidité, n.f., cf. Ruse grossière, Fainéantise.
Volubilité, tactique visant à retarder la découverte fatale du slip kangourou
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(Extrait du Dictionnaire de la sexualité immédiate, éd. Enculte, à paraître en mai 2013)
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samedi 20 octobre 2012

Rennes d'un jour

A l'invitation des Champs Libres, je serai aujourd'hui à Rennes pour une rencontre en compagnie de Mathias Enard, ainsi qu'une lecture accompagnée à la guitare par Olivier Mellano. Puisque vous me demandez l'heure, je vous la donne: 15h30 (c'est l'heure de la rencontre, pas l'heure de maintenant). Ça se passera, puisqu'on évoque le lieu, 10 cours des Alliés, à Rennes (je me répète, mais bon…) dans la salle de conférence Hubert Curiens, et ça sera même suivi, soyons optimistes, par une séance de dédicace grâce à la librairie Gargan Mots (au même endroit). On parlera donc de voleurs arabes qui lisent des polars et de boulangers français qui se défoncent au LSD. Si j'ai oublié de préciser quoi que ce soit, n'hésitez pas à me le dire. Il risque de pleuvoir, alors comme ça vous serez à l'abri. (Le monsieur sur la photo, c'est Mellano, il joue bien et en plus il est beau.)

Sans sommeil aucun

Très récemment encore, l’insomnie était un problème. On se retournait dans le noir, on comptait les étoiles, les draps devenaient vampires. C’est désormais fini. L’insomnie est aujourd’hui un chef d’œuvre. En écrivant Nothing, son auteur – Blake Butler – vient non pas d’ouvrir un peu plus les portes de la perception mais de les pulvériser littéralement. On n’avait pas lu une prose aussi intense, aussi ingénieuse, aussi viscéralement belle et intellectuellement poignante depuis William H. Gass. Le sommeil de la raison engendre-t-il des monstres ? C’est possible, mais ce qui est certain c’est que l’insomnie de l’écrivain, l’insomnie de Butler, engendre une réflexion à nulle autre pareille. Partant dans un double mouvement hélicoïdal de son expérience personnelle et de ses recherches sur le sujet, Blake Butler, qui nous avait déjà médusés avec Scorch Atlas et There Is No Year –, fait de l’insomnie un incroyable piano préparé sur lequel il semble capable de jouer les airs les plus insensés : ceux, toujours recommencés, mobiles ritournelles, de la folie, du père, de la maison, du clavier dévorant. On reconnaît la phrase de Butler à ce qu’elle cannibalise amoureusement son sujet. Son phrasé est un perpétuel événement, à mi chemin entre la catastrophe et la révélation, imbibé des spectres d’Artaud, Deleuze, John Cage… La lecture de Nothing ne ressemble à aucune autre lecture, car le lecteur s’enfonce dans la prose de Butler comme dans l’étang même de l’être. Quand avons-nous ressenti un tel choc littéraire ? Oh, ça doit remonter à la découverte des premières pages de Purple America, de Rick Moody. Ou à l’expérience Vollmann. L’insomnie, on le sait, produit à la longue des effets étranges. Nothing produit, mais encore plus vite, de bouleversantes épiphanies, tant langagières qu’intellectuelles et émotionnelles. Ce n’est pas un livre expérimental, mais une expérience en soi, celle que fera le lecteur en découvrant, les yeux à jamais écarquillés, ce qu’un écrivain peut faire d’une notion qui touche au limites même de la conscience et du corps. Le cauchemar était naguère climatisé, le voilà cartographié. Le silence de la nuit vibre enfin d’une musique inédite. N’allez plus vous coucher. Lisez Butler. En anglais, pour l'instant. Et bientôt chez Actes Sud.

vendredi 19 octobre 2012

La traduction, toute la traduction, rien que la traduction

Un projet titanesque voit enfin le jour aux éditions Verdier, le genre de projet dont on rêvait, qu'on attendait et qui fera date. Il s'agit ni plus ni moins d'une Histoire des traductions en langue française. Ce mastodonte comprendra 4 volumes, et s'occupera des traductions depuis le XVème siècle jusqu'au XXème. Un premier volume est sorti le 4 octobre, sous la direction d'Yves Chevrel, Lieven D'hulst et Christine Lombez. 1376 pages, 67 collaborateurs dans 10 pays répartis sur 40 établissements, 2400 auteurs et critiques cités, 1900 traducteurs répertoriés… Prolongeant le souhait émis par Antoine Berman ("La constitution d'une histoire de la traduction est la première tache d'une théorie moderne de la traduction"), cette entreprise se révèle d'ores et déjà passionnante, bien décidée à explorer les plis et affres de ceux que Blanchot appelait "les maîtres cachés de notre culture".
Ce premier volume est déjà une bible en soi, et traite aussi bien de l'évolution de la théorie de la traduction, du statut des traducteurs eux-mêmes (une série de portraits vient donner vie et pétillance à la longue cohorte des langues fourchues), du traitement des textes antiques, de l'approche bibliométrique (des chiffres, donc, qui nous permettent de découvrir qu'Ivanohé a franchi la barre des 20 000 exemplaires, arrivant ainsi sur le classement data-livre de l'époque juste après Robinson Crusoé…), de la poésie (on y verra comment et pourquoi Hyppolyte Fauche aborda "la centurie des stances érotiques de Bhartrihari en 'soldat résolu'", du théâtre (ah, les premiers vers de l'Agamemnon traduit par Leconte de Lisle…), de prose (ah, si Balzac n'avait pas lu Melmoth, allez savoir où on serait aujourd'hui…), avec là encore de beaux portraits de traducteur, comme cet Amédée Pichot qui, en plus d'écrire un Aperçu sur les diverses espèces de pays marécageux et sur la ville d'Arles en Provence, se lance dans la traduction de Byron et Walter Scott. D'autres domaines sont également passés au crible: la jeunesse (découvrez Max Buchon, qui s'attaque à Grimm), le panthéon (autrement dit, les grands best-sellers of all time: la bible, Don Quichotte, La divine comédie, etc.), les historiens, les sciences, les philosophes, les textes juridiques, les récits de voyage, les religions…
Loin d'être rébarbatif, l'ouvrage se dévore littéralement, et impressionne à la fois par l'envergure de sa tâche et la délicieuse précision des exemples donnés. Par exemple, on lit, fasciné, la guerre que mène Voltaire contre les traductions de Shakespeare. Car là où Guizot traduisait, dans Othello:  "En ce moment, à l'heure même, un vieux et noir vautour se repaît de votre blanche colombe", l'auteur de Zadig se permet de rectifier : "Dans ce moment, oui, dans ce moment un vieux bélier noir saillit votre brebis blanche". Le lecteur appréciera le hiatus animalier qui sépare ces deux versions.
C'est donc une histoire de colombe et de bélier à laquelle nous invite ce livre, et c'est peu de dire qu'on a hâte de découvrir les prochains volumes, en particulier celui sur le XXème siècle.
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Histoire des traductions en langue française, XIXème siècle (1815-1914), 48 euros (et croyez-moi, ça les vaut largement!)

jeudi 18 octobre 2012

Voici venu le temps des Indociles / la mésange et les molosses

L'essai – en forme de trèfle – que publie ces jours-ci Laure Limongi vient se poser en pleine rentrée littéraire un peu comme cette mésange qui sautille devant un molosse, et dont l'auteur nous dit qu'en contemplant ce spectacle elle eut le désir de s'intéresser "aux choses qui font battre le cœur". Qui sont ces Indociles? Quatre écrivains (ou chamanes, medicine women/men, sorciers déchus…), donc, ont été choisis par Limongi dans un but très précis: non seulement nous donner envie de les lire, mais nous donner envie de lire, de lire autrement. Qu'est-ce que la littérature expérimentale? On a envie de demander: qu'est-ce qu'une littérature non expérimentale, une littérature qui n'essaie rien, ne se confronte ni à l'inconnu ni à l'échec. Très vite, en lisant l'essai de Limongi, on comprend que l'expérimental existe surtout au stade de la lecture. C'est en lisant qu'on apprend à lire. En lisant, en expérimentant, dirait l'autre… 
Hélène Bessette,  Denis Roche, Kathy Acker et B.S. Johnson. Au-delà de la parité, on notera un seul vivant: Denis Roche. Un écrivain qui n'a jamais roulé des épaules mais qui a, comme Butor et quelques rares autres (Pinget, Guyotat…), poussé son soc dans des sillons qu'on n'avais pas encore osé remuer. Devant à Denis Roche d'être devenu traducteur, j'apprécie d'autant plus la démarche qui est celle de Laure Limongi, et qu'elle offre au lecteur pour l'aider à s'aventurer: comment découvre-t-on un auteur? quel instant de vie nous jette en travers de son chemin, nous propulse dans son œuvre. Comment le cœur bat à même la page nouvelle? Il faut dire aussi combien certains auteurs, en plus de l'admiration qu'on porte à leur œuvre, nous séduisent par la faculté qu'ils ont de diffracter les œuvres d'autres explorateurs. Que Limongi nous explique comment Bessette est arrivée jusqu'à elle au bout d'un fil tendu entre "B7" et Claude Royet-Journoud, ou comment Acker l'a saisie grâce au travail éditorial exceptionnel et indispensable de Laurence Viallet, elle sait restituer cette magie des rencontres, cette épiphanie de la transmission, qui font que les livres nous parviennent toujours par des voies/voix amies, ou qui le deviendront.
Ce n'est pas là le moindre mérite de cet ouvrage intitulé Indociles. L'indocilité, ou l'art d'ériger l'indiscipline en pratique. Une indiscipline envers l'autre comme envers soi. L'indocile ne se laisse pas intimider par la masse, le courant, il nage à contre-courant, et si la noyade est à l'horizon, peu importe. Les grands écrivains ont une façon assez astucieuse de ne jamais mourir tout à fait.
Il y a une méthode Limongi, et qui consiste à faire entrer l'auteur par la porte dérobée du hasard, de la curiosité, avant d'en déplier les exigences pour mieux nous en révéler la succulence et l'irrespect. Et puis il y a l'humour, sans lequel toute littérature n'est que vases non communicants. On apprend ainsi, au fil des pages, lors de digressions pas si digressives que ça, qu'il existe une revue portant le doux nom de llanfairpwllgwyngyllgoogerrychwyrndrobwlllantysiliogogogoch [j'ai glissé une coquille dans le nom pour voir si l'auteur s'en apercevra…].
Si Hélène Bessette est maintenant assez connue, en revanche Acker reste un peu la cousine maudite de Burroughs ; quant à B.S. Johnson, malgré le travail salvateur de Pascal Arnaud, son éditeur français, il n'a pas encore l'aura qu'il mérite. Est-ce parce qu'ils sont indociles? Ou parce qu'un vieux réflexe crispatoire semble, depuis disons les années 80, jeter un voile méfiant sur tout ce qui, en littérature, est "mû par la nécessité" au lieu de se "lover dans la facilité à la mode" ? Le fait est que nous avons peur de certaines œuvres, parce qu'elles arrivent précédées d'un parfum non seulement indocile mais inquiétant. On les suppose difficiles avant même de les avoir frôlées. Et pourtant, il suffit d'ouvrir Bessette ou Johnson au hasard pour entendre, en un même accord dédoublé, le rire de la fronde et le cri de la plaie.
S'il fallait trouver une devise à ces écrivains hors champ, ce serait peut-être cette phrase de Caroline Bergvall que cite Limongi : "Write as a dog, not like a dog." Dans la nuance, fine comme un rasoir amoureux des formes scindées, entre "as" et "like". Ecris en tant que chien / pas comme un chien. On comprend pourquoi l'auteur nous parle au début de son livre de la mésange. Car afin de mieux servir ces quatre cavaliers d'une étrange apocalypse, on peut aussi écrire en tant que mésange. Ce que fait, avec enthousiasme, passion et obstination, Laure Limongi. Parce que les livres créent le lecteur, et qu'un lecteur crée aussi les livres, comme un oiseau qui danse toujours deux danses: la danse de l'indocilité à deux temps, quand lire et écrire, tels deux transes indistinctes, se frottent et s'excitent.
Laure Limongi aurait pu faire d'autres chapitres, et peut-être le fera-t-elle, pour nous donner à aimer encore et encore (ou déplier découvrir) José Agrippino de Paula, Bernard Heidsieck, Hocquard, Tarkos, Federman, etc. (elle cite elle-même ses auteurs dans une belle liste de possibles, constellation indispensable). Mais le chapitre qu'elle n'écrira pas mériterait d'y figurer également, et qui celui où l'on parlerait des livres de Laure Limongi elle-même, qui n'est pas en reste en terme d'indocilité.
Maintenant, lecteur, sois docile un instant et suis ce conseil qu'on aimerait presque un ordre : lis ce livre. Il y va de ton devenir-mésange.
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Laure Limongi, Indociles (essai littéraire sur Denis Roche, Hélène Bessette, Kathy Acker, B.S. Johnson), éditions Léo Scheer (mais pas tant que ça: seulement 18 euros).

mercredi 17 octobre 2012

Le sens des bêtes

Le dernier roman de Joy Sorman est en lutte. Il lutte avec la matière, la matière qu'est la bête, sa carne, ingérée ou caressée, fantasmée ou rêvée. Il lutte aussi avec une autre viande, celle du roman. Certes, il est question de Pim, apprenti boucher dont on va suivre l'irrésistible ascension (ou dérive), d'abattoir en boucherie, en passant par différents stages/stades. Pim aime la viande, aime la bête, aussi, il y consacre ses pensées, ses pulsions, son art naissant. Mais le livre de Joy Sorman, s'il s'attache aux délires et expériences de cet étrange apprenti, nous faisant partager également ses aventures sexuelles (des petites amies dont il convoite le mignon filet…), s'attaque avant tout à la fibre de l'écriture. La plongée dans la barbaque opère ici en tant que résistance au récit. Bien sûr, il y a progression, puisque ascension, ou déclin, bref, puisque Pim, d'apprenti, devient boucher confirmé, et que le livre s'achève par un rituel limite dont on se gardera bien ici de décrire la terrifiante leçon (disons seulement que la carte bidoche y devient le territoire viandesque…). Non, ce qui nous importe ici, c'est que l'objet bête, l'objet carné permet à l'auteur de ramener sans cesse le lecteur à l'écriture, comme si le dépeçage, l'écorchage, le désossement était sans fin, et se produisait toujours à plusieurs niveaux, avec des effets de miroirs. 
Le devenir-animal de Pim se heurte indéfiniment à la vie de Pim, et le livre dit lui-même très clairement combien le motif carné avale, cannibalise toute tentative de récit traditionnel. La viande ne se raconte pas, n'est pas matière à narration, elle est elle-même sa propre narration, et ce qu'elle raconte c'est l'épuisement de sa vitalité comme métaphore. Page 134, nous comprenons à quel point et comment fonctionne l'identification Pim/bête:
Pim est la bête, il change de règne, bascule à la faveur d'une connexion de chaleur aux intensités ajustées. Ce n'est pas qu'il meugle et broute, ce n'est pas que des mamelles lui poussent, c'est que Pim habite l'intérieur d'un animal, il s'indifférencient et se mêlent […] La viande l'a fait sorcier qui danse sur les entrecôtes comme on danse sur les braises et au-dessus du volcan, en épileptique pris de ravissement et de convulsions.
La dimension deleuzienne de ce devenir, tel est le vrai sujet du livre, et ce devenir est plus fort, plus intense, plus complexe que la vie racontée du sujet en quête d'imperceptible:
[…] l'existence glisse sur lui sans laisser de traces, aucune ombre, la vie s'écoule sans heurts, sans accident ni événements notables, existence à la fois intensément plate, mer d'huile sans reflets, et furieuse. [p. 144]
Comme une bête est pourtant un roman informatif. Les processus qui permettent à la bête de finir dans notre estomac sont détaillés. La dimension sociale du boucher est plus qu'évoqué. Les lieux sont décrits, les chaînes, les boutiques, les instruments, la géographie de la vache, la cartographie du cochon… Mais cet apparat critique ne cherche pas à déplier uniquement le mystère de la bête et le sacrement de l'ingestion. Il sert de contrefort à tous ces passages où Joy Sorman cherche à dire, profondément, la viande: la nôtre, évidemment. Ou plutôt l'entre-viande qu'hommes et bêtes, à tâtons dans leurs peurs, peinent à incarner. Et souvent la phrase de Sorman fuit, on y sent une cassure, l'os dépasse, le sang gicle, quelque chose cherche à mordre la main du lecteur. Non pas roman de la viande, mais viande du roman. Ecriture exposant ses nerfs, ses muscles. Récit acceptant le merlin poétique pour mieux, à coups de soubresauts, laisser suinter une parole autre. Parce que ce qui arrive à la viande c'est sa disparition, sa transformation.
Texte carnivore, s'il en est, ne cherchant pas à trancher entre horreur et fascination, mais incisant, avec pertinence, humour, tranchant et révélant, de page en page, la matière même du texte, la vache-source, la vache-souche, en une polyphonie de sensations, un vertige descriptif qui fait s'aboucher éros et thanatos. Comme une bête? C'est ce "comme" que Joy Sorman conduit à la boucherie, et dont elle extrait la moelle capitale.
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Joy Sorman, Comme une bête, Gallimard, 16€50

jeudi 11 octobre 2012

Et un plagiat de plus !

Pareille supercherie ne pouvait perdurer plus longtemps. L'originalité, si elle n'est pas le but vers lequel tendre tous ses efforts, reste néanmoins la moindre des obligations à laquelle se doit de rendre l'hommage l'écrivain, et il serait bon qu'on en convînt. Certes, il n'est nul besoin de réclamer du bloggeur ou du critique qu'il se fasse le chiourme des lettres, et tel n'est point son dessein ici-bas. Mais il arrive parfois que l'érudition, alliée à la vigilance et secondée par la mémoire, permette de "lever", comme on le dit pour le gibier lors de la battue, un "lièvre" ici et là. Faut-il se taire, et ainsi laisser le braconnier des pages s'en tirer à peu de frais dans la forêt des gloires? Nous en doutons, et c'est pourquoi nous nous permettrons aujourd'hui de signaler à l'attention du lettré comme du curieux un cas d'emprunt cavalier qui fait souillure à la réputation par trop encensée de leur auteur, auteur dont l'aura montante, bien que par de nombreux aspects mérités, n'en est pas moins passible de scrutation et de méfiance. On le tient pour si habile de la plume qu'on en oublie de contrôler son ramage. Une des plus hautes récompenses littéraires plane actuellement au-dessus de sa tête altière. Sera-t-il primé? On l'ignore, tant les voies de la gratification sont tortueuses et soumises aux aléas des guerres intestines que se livrent, telles d'ivres factions, les rares éditeurs à briguer la palme et ses dividendes.
Qu'on ne confonde donc pas notre justifiée délation pour la marque d'une honteuse jalousie ou de je ne sais quel esprit retors de vengeance. Il y a va ici de la salubrité des lettres françaises. D'autres cas semblables, par le passé, n'ont que trop sévi, et l'on aurait pu espérer que le romancier moderne, dûment tancé, renonçât enfin à piller allégrement les beaux jardins de nos encyclopédies & anthologies. Or voilà que récidive il y là, et de la plus basse espèce.
Il suffira au lecteur de comparer les deux paragraphes suivants, afin de constater par lui-même l'extension coupable du délit. Le premier cité est celui de l'auteur, devenu brigand, ou pis, voleur à la petite semaine. Le second est de l'auteur pillé, qui n'a plus, trépas oblige, les moyens de se défendre. La comparaison, quasi verbatim, suffira à convaincre l'amateur éclairé que le vol est violent, quel que soit le vent qui l'a porté à ce détournement:

Les collectifs d'écrivains ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d'une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d'un seul chef. C'est à la voix de l'instinct que ces écrivains obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du collectif, tandis que la rapidité de leur plume les emporte sans cesse au-delà; en sorte que cette multitude de créateurs, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général d'évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulations propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par l'effort contraire des livres environnants qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu'aucune de ces ouvrages, lesquels le sont eux-mêmes d'autant plus, qu'ils sont plus voisins du collectif. (Claro et alii, in Les collectifs d'écrivains, mirage ou profanation? éd. Inculte, à paraître en mars 2013)

Or il suffit de connaître un tant soit peu l'œuvre d'un de nos plus grands écrivains pour voir combien l'auteur sus-cité (ou l'un de ses comparses, on ne sait, tant chez eux le collectif est gage d'anonymat…) l'a pillé sans vergogne ni panache:

Les bandes d'étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d'une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d'un seul chef. C'est à la voix de l'instinct que les les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au-delà; en sorte que cette multitude d'oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général d'évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulations propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par l'effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu'aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu'elles sont plus voisines du centre. (Lautréamont, Les Chants de Maldoror)

Comme l'a dit si justement Amédée Floupette: "Voici venir le temps des imbéciles."


mercredi 10 octobre 2012

Seth à douze

"La semaine dernière, après avoir écrit le chapitre que vous venez juste de lire, alors que j'ébauchais d'autres péripéties avec une énergie qu'on ne saurait décrire, un éditeur – au cours d'une soirée mondaine (riche en vins et en mets, d'une classe certaine) donnée par Thomas Cook (souhaitons-lui longue vie!) à l'occasion de la sortie de mon récit de voyage au Tibet – me prit le bras: "Ami, sur quoi travaillez-vous?
– Un roman…
– Epatant! Sachez, Vikram, que nous sommes tous impatients…
– …en vers", ajoutai-je aussitôt, et il blêmit.
"Ma foi, c'est pittoresque en diable", conclut-il avant de s'éclipser d'un pas plutôt fébrile.

Les enseignants, les éditeurs et les critiques furent dubitatifs. Je me sentis de trop. Un écrivain semble ma foi fort arthritique parmi ces dieux musclés, ces juges magistraux. Quant à la pâle endive intitulée poète – il sait qu'il finira au fond d'une oubliette. Rimailler, rimailler, tout ça est bien joli; mais est-on sûr d'en tirer un jour du profit? Titubant, déprimé, je suis rentré chez moi. Affaibli dans ma foi. Et mon cœur n'y est plus. Ma lyre est engourdie. Aussi ai-je voulu, afin de remonter mon moral au plus bas, réunir des amis, proches quoique méfiants, et tenter de répondre à leurs questionnements.

Bien. Puis-je justifier le recours au sonnet? Ces rimes alanguies? Ma muse désuète? La folie surannée de mes vers mitonnés? Comment puis-je reprendre le moule obsolète d'où sortit autrefois un Eugène Onéguine et y rouler Reagan en guise de farine? La fournée, c'est certain, manquera de levain et ne tiendra jamais jusqu'à demain matin. Je ne puis, je l'avoue, dûment me justifier. Mais puisqu'aucun linceul tissé dans la critique ne saurait m'épargner une mort prosaïque, autant tenter ma chance et, qui sait, m'amuser. Si ça marche, tant mieux; sinon, je ne crois pas qu'un peu de théorie retardera le glas*.

*(Note du traducteur: Pourquoi l'alexandrin
et non, fidèlement, le vif octosyllabe
puisque le tétramètre apparemment contient
suffisamment de pieds pour imiter le crabe?
Mais j'ai dû convenir que pour chausser huit pieds,
il fallait bien souvent tordre le chausse-pied
du tempo et insérer, de force, la forme,
au risque de causer une allure difforme.)

Mais pourquoi rechigner devant mon choix formel? / Si j'avais latitude pour considérer / le bien-fondé d'une autre éventualité, / je le ferais, c'est sûr, mais le temps est cruel / et l'attente n'est pas un luxe que je puis m'offrir. / Voilà pourquoi mon choix n'est pas gratuit."

[Extrait de Golden Gate, roman en vers écrit par Vikram Seth, traduit de l'anglais (Inde) par Claro, éd. Grasset, 2009]

mardi 9 octobre 2012

De Charybde en Charybde

Avis à la population:

                         Rendez-vous le 11 octobre 2012 à partir de 19:00

          Avec CLARO, Mathias ENARD, Mathieu LARNAUDIE.

Le jeudi 11 octobre sera presque un festival chez Charybde, puisque nous [c'est le libraire qui parle, hein, il s'appelle Hugues Robert, il est très sympa, c'est un ancien serial killer reconverti dans l'amour des livres… ] recevrons TROIS [3, three, drei, 1+1+1…] auteurs qui comptent nettement parmi les préférés de la maison [voyez comme on est bien reçus…] . On évoquera [parce qu'on est pas là pour gloser des plombes…] donc ensemble [viendez nombreux], notamment, leurs tout derniers romans : Tous les diamants du ciel (Claro) [vous savez, le truc qui parle de LSD et de poupées gonflables…], Rue des voleurs (Mathias Énard) [ne pas confondre avec Rut des violeurs, l'ouvrage censuré de Stéphane Legrand] et Acharnement (Mathieu Larnaudie) [et non "harnachement", non mais oh], qui sont d'ores et déjà parmi nos coups de cœur [on frôle la crise cardiaque, là…]. Et nous saluerons aussi au passage [coucou!] leur éditeur Actes Sud, qui fait partie des maisons qui soutiennent Charybde avec constance [et on espère une remise conséquente] depuis l'ouverture il y a 15 mois.
Voilà. L'adresse : 129 rue de Charenton 75012 Paris, 09.54.33.05.71 (Je signale également le métro le plus proche, parce que ma femme dit que mine de rien c'est important, or je ne vois aucune raison de contrarier ma femme, donc c'est M° Gare de Lyon).

Infos sur les livres sur le site de Charybde: 

lundi 8 octobre 2012

La montagne atomique : John d'Agata, chamane

Dans un monde idéal, Yucca Mountain, de John d'Agata aurait le Médicis étranger direct. Mais bon, dans un monde idéal, on nous épargnerait aussi l'expression "sans effet de style" qui ces derniers temps, sous la plume de certains critiques, est apparemment gage d'authentique qualité ploum ploum tralala. Donc, nous ne sommes pas dans un monde idéal, ce que semblent confirmer les engouements homériques pour les théories de l'information et la passion contrariée du jambon. Revenons donc à notre cher Yucca. On pourrait vous dire que le magazine Bookforum compare la démarche de l'auteur à David Foster Wallace et William T. Vollmann. On pourrait même citer David Foster Williams himself qui nous dit: "John d'Agata est l'un des écrivains américains les plus importants de ces dernières années." Parce que, là, effectivement, on serait presque dans un monde idéal. 
Le fait est que Yucca Mountain est un livre nomade. Son sujet semble se déplacer sans cesse, de façon tantôt imperceptible, comme une dérive des continents invisible à l'œil nu et larmoyant, tantôt de façon brutale, tel un glissement de terrain nous emportant nous et nos peurs. Et non seulement son sujet se déplace, mais son écriture procède de même, passant sans crier gare de l'informatif au poétique, de l'enquête à la contre-élégie, de l'anecdotique au prospectif, etc. Il y a bien sûr, en son centre mobile, une interrogation: Que faire des déchets nucléaires américains? Cette question, à laquelle s'est attelée depuis 1980, le Comité à l'énergie atomique, a fini par aboutir  une réponse: on va stocker toute cette merde dans la Yucca Mountain, au cœur du Nevada, pas très loin de Las Vegas. Ça va coûter cher, c'est possiblement infaisable, c'est dangereux mais possible, ça va prendre du temps, on ne sait pas comment faire, on va le faire quand même, c'est une bonne idée, c'est monstrueux, et surtout ça risque de contrarier l'avenir de l'humanité, mais bon, il faut cacher tout ça, et si ça se trouve y a du fric à se faire, et vous qu'en pensez-vous?
A partir de là, D'Agata enquête. Il interroge les experts, qui tous ont un avis, sauf que la somme de ces avis ne fait pas un tout, rien ne se recoupe, les plaies s'élargissent. Ça diverge grave, quand on cause déchets radioactifs. La montagne est étanche, sauf qu'elle est poreuse. Aucun matériau ne peut assurer l'innocuité des déchets, mais on va en inventer un qui fera comme si. Et si on en faisait du compost? Si on envoyait ça dans le soleil? Non, on va fourrer tout ce fumier instable dans Yucca Mountain. Le trésor dans la grotte. Et si on ajoute à cette confusion (et au manque de transparence entretenu par les autorités) le fait qu'il existe déjà dans le coin un énorme réacteur friqué et lumineux qui s'appelle Las Vegas, eh bien on frôle l'implosion en permanence.
D'Agata, donc, enquête, et ramasse tout ce qu'il trouve. Chiffres, anecdotes, pronostics, idées vagues, idées folles. Les déchets sont dangereux, leur transport est dangereux, leur stockage est dangereux, leur conservation est dangereuse, et personne n'en veut, sauf le Nevada, qui a bien voulu jouer le rôle de poubelle, mais en fait non, il n'a rien voulu, la loi est passée à minuit, des chèques ont été signés sous la table, et maintenant tout le monde se demande comment faire savoir aux populations qui seront là dans 10 000 ans que, hein, pas touche, évitez Yucca Mountain. Des experts bossent à temps plein sur la signalétique, du coup. Un panneau qu'on comprendra dans 10 000 ans? Hum. C'est plus coton qu'on ne s'en douterait. Le plus simple à mon avis serait d'imprimer le livre de d'Agata sur la roche et le désert.
Et pendant que John d'Agata nous explique tout ça, avec humour et finesse, John d'Agata fait autre chose. Plein d'autres choses. Il nous parle de ce jeune qui s'est suicidé en sautant du haut du Stratosphere, cet hôtel qui est la plus haute tour d'observation des USA. Il nous parle du cri, de celui de Edvard Munch, du nôtre, aussi. Il nous parle des casinos, de la mafia, de la corruption, des tests d'aperception thématique, de sa mère, des différentes dates auxquelles a déjà eu lieu la fin du monde, du plus gros gâteau du monde qu'on a préféré jeter plutôt que d'en donner une seule part aux sans-abri, de l'événement planétaire que fut l'explosion du Krakatoa…
C'est un livre en perpétuelle mutation, qui ne quitte jamais de vue son obsession – que faire des déchets ? – et n'oublie jamais d'aller au bout de ses digressions – le langage produit-il des déchets? C'est un livre fascinant, parce que vivant, généreux, à la foi nu et déguisé. Il tourne, décrit des cercles, des spirales, creuse l'absurde et gratte le déni. Il est plein de fantômes, passés, présents et à venir. Il ausculte la mémoire de la terre et le fantasme de notre pérennité. Il décrit au millimètre carré ce qu'il faudra soustraire si un accident nucléaire a lieu. Il peint à l'acide l'inconnaissable du suicide. Car c'est là que revient toujours D'Agata, à ce jeune qui saute du Stratosphere, comme si, dans l'opacité de ce geste, de cette chute de huit secondes sur près d'un demi-kilomètre, quelque chose d'incroyablement sensé se produisait en comparaison des infinis délires des experts en déchets nucléaires. Il est rare qu'un livre de 150 pages renfermes la pluralité des mondes (alors que tant de mastodontes ne recèlent qu'une gabegie de scories).
Yucca Mountain, comme le lieu minéral qu'il désigne, se visite à mi-chemin entre l'effroi et l'espoir, et semble avoir été écrit par un chamane moderne. Dans un monde idéal, vous seriez déjà en train de l'acheter au lieu de lire ces lignes.
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John d'Agata, Yucca Mountain, traduit de l'américain par Sophie Renaut, éditions Zones Sensibles, 2012