Il y aurait de nombreuses façons de commencer un article au sujet du nouveau livre de Jean-Luc Caizergues, Bébé rose (éd. Flammarion). On pourrait dire: Le nouveau livre d'un auteur rare, puisque sa dernière parution remonte à 2008. Ou bien: Caizergues a été machiniste à l'Opéra de Montpellier de 1979 à 2018. Ou bien encore: Bébé rose est un recueil de poèmes. Ou bien encore, bis : Dans cet ouvrage, l'auteur essaie de faire le tour de la question du bébé, en racontant la vie d'une famille perturbée par l'arrivée d'un nouveau-né, puis en donnant des conseils sur la façon de faire face à cet événement qu'est la naissance d'un enfant, enfin en se penchant sur une sombre histoire de disparition d'un enfant. Mais je ne suis pas sûr qu'ainsi on donnerait une idée juste (et même juste une idée) de ce qu'est Bébé rose.
Ce sont d'abord des poèmes courts – trois strophes de quatre vers – qui, à leur façon elliptique, "raconte" un instantané de vie, celle d'une famille où surgit un bébé. Autant préciser qu'ici le registre est grinçant, sanglant, sordide, et déclenche un rire qui fait froid dans le dos. Ça cogne, ça trompe, ça disparaît, ça lance, ça tombe, ça écrase:
"Petite sœur / dans la / maison / du voisin // dans le / garage / dans la / voiture // dans le / coffre / dans un / sac."
L'économie des moyens, accentuée par le découpage, produit à chaque fois un effet terrifiant, effet doublé d'un possible comique : entendons-nous bien :: ce n'est pas la situation décrite qui est comique mais la scansion, la fabrique d'un suspens à tiroirs ::: précisons aussi que le comique en question est très particulier – imaginez Fénéon secondé par Sade.
Dans une autre section du livre – en prose, celle-ci –, Caizergues donne des conseils quant à la façon de vivre l'arrivée d'un bébé. Jouant des codes des livres sur la maternité et l'éducation, l'auteur force tranquillement le trait et, dans la lignée d'un Swift (Modeste proposition) ou d'un Patrick Reumaux (Comment cuire les bébés), nous plonge dans un acide bain langagier:
"Dans le ventre, Bébé entendait déjà. Il percevait tout ce que vous fabriquiez avec votre mari. Son odorat est très développé. Si vous posez sur Bébé un mouchoir imprégné de votre odeur intime, il se calme. Puis déglutit. Bébé a appris à déglutir. Ce réflexe lui sera utile même vieux, surtout vieux. En maison de retraite il faut déglutir, sinon l'infirmière frappe, frappe, frappe!"
Vous l'aurez compris: tout n'est pas rose dans Bébé rose. On y croise plus de coups que de doudous. La famille n'y est pas présentée sous son meilleur jour. L'empathie n'y brille pas. Un peuple de monstres s'agite tranquillement… La force du livre de Caizergues tient tout entière dans sa diction particulière, qui avance les mots comme des cubes les uns sur les autres, nous laissant à entendre, après lecture, le bruit de leur chute. A chaque fois, en moins de vingt mots, il réussit à dessiner un drame. L'horreur, dans ces pages, naît d'une simplicité moléculaire:
"N'ai-je / pas l'air / heureux / dans ce // jardin / sur cette / photo / d'enfance // sous un / soleil brûlant / comme / l'Enfer?"
Bébé rose vient clore un triptyque, dont les deux premières parties s'intitulent La plus grande civilisation de tous les temps (2004) et Mon suicide (2008). Sous-titrés 'poésie-fiction", ces trois ouvrages vous permettront d'affronter plus sereinement cette farce sanglante qu'est, sur terre, la vie.
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Jean-Luc Caizergues, Bébé rose, Flammarion, coll. Poésie, 18 €
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