On n'en revient pas. De quoi ? Non seulement de la poésie d'Anne Sexton où, comme dans un poème de Louise Labé, on "a chaud extrême en endurant froidure", mais également du fait qu'il a fallu attendre 2022 pour lire en traduction cette œuvre majeure, étalée sur quinze ans: 1960-1975. Oui, il a fallu attendre quarante-sept ans pour que les lecteur.es français.es puissent découvrir, avec Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969), et aujourd'hui avec Folie, Fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), la poésie de cette "suicidée de la société". Aucun éditeur français – avant les années 20 du XXIe siècle – n'avait cru bon de se pencher sur cette œuvre essentielle. Aucun. (Seule exception notable: l'admirable Women, Anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert).
Il aura fallu l'indéfectible passion et le courage linguistique d'une traductrice et écrivaine, Sabine Huynh, et l'indispensable travail des éditions des femmes-Antoinette Fouque, pour qu'on puisse enfin accéder à un corpus aussi indispensable que celui d'Alejandra Pizarnik ou Clarice Lispector. Pourquoi ce si long désintérêt des éditeurs français? Pas la peine de vous faire un dessin, je pense. Même Wikipedia semble avoir son idée sur la raison de ce silence : "Ses écrits évoquent notamment l'avortement, les menstruations, la masturbation féminine et l'adultère." Notamment? Oui, on en est encore là. Et pour en revenir, on peut enfin lire Anne Sexton dans son extrême contemporanéité:
"Ce soir il y aura de la boue sur le tapis / et du sang dans la sauce. / Celui qui bat sa femme est de sortie, / celui bat les enfants est de sortie / il mange de la terre et boit des balles dans une tasse. / Il va et vient à grands pas / devant la fenêtre de mon bureau / en mâchant des petits morceaux rouges de mon cœur. / Tel un gâteau d'anniversaire, ses yeux lancent des étincelles / et son pain est de pierre." (Celui qui bat sa femme, p.24))
Dans ce nouveau volume intitulé Folie, Fureur et ferveur – avec ses trois F comme trois fois la femme trois fois frappée mais trois fois furibonde – l'art poétique de Sexton semble porter à un degré d'incandescence inouï, mais sans qu'on assiste pour autant à un dérèglement ou une confusion. Si le sang et la folie semblent ici mener la danse autour d'un corps aussi menacé que réfractaire, la parole poétique, bien que sans cesse traversée d'ondes terribles, d'affreux souvenirs, d'immédiates peurs, s'avance sur un fil clair et tendu. Celle qui parle – pardon: qui écrit – manie l'ironie non pour distancer mais pour garder le cap: "Place mes pieds dans les étriers et amène un groupe de touristes": voilà ce qu'on n'avait encore jamais lu, ce qu'aucun homme, vraisemblablement, n'avait lu ni ne voulait lire.
Chaque poème d'Anne Sexton mène une lutte, perd un combat, déchire et piétine, s'insurge et se brise, renaît, dévore, survit. Elle étreint le prosaïque comme une brassée de feu, foule la lie, enjambe les cadavres, fait du rêve une arme à double tranchant, parle de la famille comme on décrit un naufrage ou un assassinat – "Ayant toujoutrs seiz ans dans la culotte, / je mourrais pleine de questions." Constellée d'agonies, elle fend de ses angoisses et ses rages la poisseuse matière du quotidien en laissant affleurer un sourire très particulier, mi-rasoir mi-moqueur. Violente comme Artaud, sombre comme Pizarnik, rebelle comme Violette Leduc, Anne Sexton surprend toujours, par ses images décalées ("Dehors les chatons étaient pendus aux mamelles de leur mère / comme des saucisses dans un fumoir"), son humour noir, cette façon qu'elle a d'être à la fois puissamment directe (elle porte des coups) et intensément stratège (elle laisse l'ennemi se dévoiler):
"J'aimerais enterrer / tous les yeux haineux / sous le sable au large / de l'Atlantique nord et les asphyxier / dans le sable effroyable / et éteindre toutes leurs couleurs / durant cette suffocation lente."
Vous voilà prévenu.es. Vous n'en reviendrez pas. Impossible désormais d'ignorer Anne Sexton, "fillette qui voulait juste survivre", qui "mit le feu au lit", et qui fit de l'insolence une arme à jamais solaire.
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Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), traduction de l'anglais (Etats-Unis) et préface de Sabine Huynh, des femmes-Antoine Fouque éditrice, 22€
Du même auteur, aux mêmes éditions, par la même traductrice:
Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969) et Transformations.
Mais aussi:
Women, une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert, éd. Le Temps des Cerises, 17€
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