lundi 13 mars 2023

Lavis sans cesse recommencé : à propos d'un recueil d'Yves di Manno

Transigent (2022), © G. Campbell Lyman

Bien sûr, le mot "Lavis" – qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno – entraîne le lecteur dans un monde pictural, en suggérant l'idée d'une couleur unique qu'en diluant on aide à nuancer – ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et dégradés, ce qui somme toute est figuré dans le titre de ce livre, qui aussitôt s'entend: "la vie".

Bien sûr, les textes ici assemblés – on préférera dire "réunis", comme s'ils étaient voués à un conciliabule secret – s'étendent sur une période allant peu ou prou de 1997 à 2014, mais leur mise en résonance est, à sa façon, une autre forme d'écriture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se frôlent – et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le thème de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinité première, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).


En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'écho d'un travail autre: celui d'un poète (Jack Spicer, Nicolas Pesquès), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) – à chaque fois était/est en jeu un rapport à l'image, et aux incisions qu'elle sécrète. Or ce qui intéresse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'établi", un ciel posé sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derrière les hublots du monde ("les lucanes ovales du réel"). Qu'est-ce qu'un établi, sinon la table poétique, dont il serait naïf de nier la fragilité – travailler à l'établi, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lacérer des toiles, comme celles réduites en lambeau par le cutter du père dans le texte "Variations sur un thème de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'établi", ces vers:

"un tel par contagion, Y. par omission / (ou pêchant à la ligne) et rêvassant / à ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal posées / (de biais) le chapeau de traviole"

). Le magasin d'antiquités, c'est aussi (je m'avance peut-être…) le corpus de ces œuvres que traverse le poète, par la lecture ou la traduction – des antiquités qui n'ont évidemment rien d'antiques dès lors qu'on les réactive par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au prénom de l'auteur, est à la fois chevalet susceptible de verser, ligne jetée dans l'eau de la mémoire et mise en faisceau de rayons.

La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer légèrement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau à l'autre, d'un table-établi à l'autre. D'une sensation à l'autre.

Bien sûr, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximité de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil – "qu'avons-nous fait…" – semble renvoyer tous les "traits jetés" précédents, ces rêves d'estampes, à leur origine, au néant qui précède (et peut-être succède au) geste créateur. A la question posée – qu'avons-nous fait? – le poète semble accepter l'échec de l'indicible : on ne ferait qu'ôter "du silence au silence", de "la nuit à la nuit" – et encore: "pas même", car "l'ombre en nous demeurait" – on ne ferait que diluer le geste même de créer dans un "rien", une béance faite d'"inhumain" et d'"inutile". Déjà, premier texte du recueil rappelait:

"longtemps j'ai cherché dans / le poème l'ombre / d'une mémoire plus vaste / que la mienne"

Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le poème – les poèmes de di Manno – n'auraient pas cet air à la fois tremblé et précis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'être appréhendées dans leur illusoire pérennité. Et l'on aimerait déposer au pied de ce "Lavis" – comme un baume? un signe? – ces vers de Paul Valéry, extrait du Cimetière marin:

"Je m'abandonne à ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir"

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Yves di Manno, Lavis, éd. Flammarion, coll. Poésie (17€)

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