© Brigitte Thonhauser-Merk |
Un village est un village est un village. Mais encore? Un ou plusieurs villages? Le même ou un autre? Qui l'habite, qui y meurt, qu'en faire? Et le village, qu'est-ce qu'il pense, dit, fait, de toutes ces questions? Est-ce une entité, une espèce de personnage, un lieu-dit, un lieu qui dit des choses? Dans le formidable le village.Matouret de Vincent Es-Sadeq, toutes ces questions ont droit, sinon à une réponse, du moins à un défrichement. Quelqu'un a créé le village: on peut au moins partir de cette hypothèse, et en déduire que tout ce qui survient dans le village fait partie du village. Pas seulement les maisons et les rues, mais tout: autrement dit, tout ce qui peut se dire (et même ce qui ne se dit pas):
j'ai fait pour tout et pour tout le monde. / corps.nez qui saignent.articulations.dents dures comme le silex./béquilles pour malades.nombreux médicaments pour malades./esprits.synapses.ombres.grincements.inquiétudes./choses essentielles.choses utiles.choses accessoires./détails.décorations.corbeilles de fruits.cadeaux à détacher.surprises./nombreux pétales […]
Mais dire le tout du village n'est pas seulement décliner l'ensemble infini de ses parties. Car le village – l'essence de tout village? – est aussi strates, strates de passé, d'avenir, de présent; strates d'histoires, d'accidents, d'incidents, de rêves, d'ambitions, de désillusions. Vincent Es-Sadeq traite le village avec une délicate obstination, il met les mains dedans, il retourne les pierres du silence – et sous couvert d'inventaire met à nu, dévoile, expose. S'il accumule les faits, c'est souvent pour y glisser une amorce d'affect:
accouchements difficiles.plusieurs./ détresse des nouveaux-nés.il ne sera pas fait d'autre invitation. // naissances dont on n'arrive pas à se souvenir tant il y en a eu. / nombreux enfants parmi lesquels nombreuses petites filles.garçons aussi./tous sont examinés et pesés.beaucoup naissent en criant.
Page après page, quelque chose prend forme, l'entité-village devient un organisme-village, il apparaît, d'abord fantôme, puis corporel, parfois cadavre; renaissant de ses cendres, les éparpillant, au vent de l'invention les livrant. Et bien sûr, en marge bien qu'au cœur du village, il y a la figure du paria, en l'occurrence un certain Matouret, qui va, vient, parle, songe, une sorte de clochard céleste à la Beckett qui n'a que faire de Godot, a d'autres pierres à sucer:
nombreux cailloux sucés par Matouret pour en connaître le goût.//mouillés.sales.terreux.écœurants.// sucer cailloux après rosée du matin.sucer cailloux après sécheresse de l'après-midi.après coucher du soleil.sucer cailloux après ciels noirs.sucer cailloux après la pluie.
Un village est météorologie, chronologie, démographie. On y pleure, s'y trempe, oublie. Le recensement auquel Vincent Es-Sadeq soumet le village, sous ses apparences de nuancier, n'est jamais froid, ce qui s'y énonce n'est pas simple donnée, mais riche offrande, car chaque atome du village dit quelque chose du corps qu'il habite: bêtes, plantes, pierres, humains, tous participent d'un ensemble indéfini et pourtant bien réel, que seule une approche pointilliste (j'utilise ce terme à défaut d'un autre) permet non seulement d'aborder, mais de traverser, d'aviver. C'est le premier livre de Vincent Es-Sadeq et pour nous aussi c'est comme une nouvelle façon de lire.
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Vincent Es-Sadeq, le village.Matouret, éditions LansKine, 15 €
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