mardi 7 juillet 2020

De la gorge en poésie

Un motif traverse la poésie contemporaine, un motif qui est davantage qu'un motif : la gorge. Davantage, car sa récurrence dit assez qu'il est à la fois origine, lieu d'émission de la parole, et gouffre, goulet d'étranglement. La gorge comme source mais aussi comme espace où se noue quelque chose. Le souffle y passe, et parfois s'y encrasse. Façon physique de rappeler d'où vient la parole poétique, liée dans son essence au corps, que ce soit à ses révoltes ou à ses défaillances. Plus que la bouche, trop proche de la parole, la gorge rappelle qu'il y a quelque chose de volcanique dans la montée des affects. Là où la bouche dit, la gorge, elle, pré-dit. La bouche façonne des mots, la gorge travaille des rythmes. "Aboie dans la gorge, / syntaxe, chienne hors monde, / quoi m'appelle me / défie, à quoi réponde" demande Claude Adelen dans Légendaire.

Avant de risquer la mort sur la page, le poème vit son limbe entre sang et souffle. Sang: donc pulsation, tempo. Souffle: épreuve du vide. Bernard Noël, dans La chute des temps : "la voix ne ressemble à rien / elle est le tremblement de la chair molle / sa fragilité faite invisible / l'homme s'oublie dans cette fumée d'air / il imagine et voit l'imaginé / il est une fois / desserre ta gorge / une goulée de temps est douce / dans le tombeau suinte une source". Une goulée de temp: chaque contraction de la glotte libère des unités de langage.

Maîtrise et sauvagerie, afin d'autrement éructer. Tenir l'avant-note, "jusqu'à ce que la syntaxe vive du réel" – écrit Auxeméry dans Parafe – "inscrive / & les figures & les voix (…) // dans le boyau de glaise, de la brèche / vers la fosse, dans la gorge qui engendre, & passant / de l'obscur vers l'obscur, traverse / la plage de lumière". Si naguère la bouche était d'ombre, on comprend que la gorge, elle, soit de nuit, de la nuit, qu'elle n'ait d'autre choix que de faire l'épreuve du "gratte-glotte" (Auxeméry, dans Failles).

© Cédric Demangeot
La gorge, on l'a dit, est passage, et parce que liée au souffle, elle a accointance avec le vide. La possibilité du poème est indissociable du silence, et le vide est la forme que prend le silence dans le corps du poème. Le poème naît avec ses poches de vide, il les met en scène. Cédric Demangeot: "Le vers est ce qui se produit à chaque fois que le corps entrave le trajet de la langue – à chaque fois que la langue trébuche sur le corps – et le poème est le son de la chute ensemble de ces deux morceaux que l'Histoire a séparés" (in Une inquiétude). L'entrave, le trébuchement: c'est ce qui fait qu'un poème vit de ses crevasses, vit parmi les trous. Un enjambement est, littéralement, un enjambement. Le corps passe par dessus son propre vide, il casse le souffle pour mieux l'articuler, et lancer la langue plus loin.



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Biblio:
Claude Adelen, Légendaire (1969-2005), Flammarion, 2009 (le texte ici cité figure dans le recueil Légendaire, paru en 1977)
Bernard Noël, La chute des temps, Flammarion, 1983
Jean Paul Auxeméry, Parafe, Flammarion, 1994
Auxeméry, Failles / traces, Flammarion, 2017
Cédric Demangeot, Une inquiétude (1999-2012) Flammarion, 2013


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