mercredi 29 janvier 2025

En venir à bout: Bertrand Belin en pleine figure

 


Lire La Figure de Bertrand Belin, c'est s'aventurer simultanément sur plusieurs plans, et donc réapprendre à lire avec un œil kaléidoscopique, et il n'est peut-être pas inutile ici d'être un peu deleuzien.

Il y a d'abord le plan d'énonciation, qui bien sûr rappelle le narrateur de L'Innommable de Beckett, avec ce "je" épris d'immobilisme qui semble tournoyer lentement dans la bonde du langage, un "je" ni tout à fait abstrait, désincarné, ni tout à fait tangible, encore rattaché à un terreau familial par des spires mentales. Un "je" qui a fait sécession, a apprivoisé le retrait, mais reste en observation (de lui, du monde alentour); une sorte de guetteur inquiet qui, depuis la fragile forteresse de son moi, observe les allées et venues de la mère soumise au joug tyrannique du père, une mère qu'on voit faire les courses, faire la course aussi. Les parents, après un incendie et un campement, vivent dans l'appartement; le fils, lui, est resté en bas, dehors, il a refusé de monter, préférant adopter d'autres formes de croissance. occupé par "un funeste projet de lumière".

Le narrateur est ici essentiellement une voix, c'est-à-dire le point de croisement de toutes sortes de pensées, sensations, souvenirs – sa méthode d'appréhension de son passé et de son présent exige "un recours rigoureux à l'approximation", preuve s'il en est besoin que le roman de Belin, en dépit de son climat anxiogène, appelle, par sursauts, le rire.

Il y a ensuite le plan diégétique – autrement dit l'histoire du "je", son rapport au temps et à l'espace. On l'a dit, le narrateur a fait sécession, il s'est détaché de la branche familiale pour aller croître en une autre terre, et des éléments épars nous sont donnés, des données géographiques (Paris, l'Ouest de la France…) autant que historiques (Pompidou, Chirac…). Le réel demeure une dimension, un cadre auquel accrocher des instants, où se remémorer des mouvements. Comme si trahir le clan déformait, sinon le vivant, du moins le vécu.

Il y a enfin le plan abstrait, avec la présence dans le livre d'une "Figure", et c'est là sans doute la plus troublante singularité de ce livre. Car la "Figure" que convoque Belin n'est pas définissable, ou plutôt se définit par tout ce qu'elle n'est pas: ce n'est pas un double, pas un alter ego, pas une conscience, pas une âme, pas un dibbouk, pas un ça, pas un horla – et à la fois, elle est un peu de tout cela. Et c'est justement son statut insaisissable (et sa présence chronique) qui sauve le narrateur, l'empêche de succomber à une réduction (n'être qu'un fils):

"Oh, la Figure. Un jour mon Sancho Panza, un autre ma tempête intérieure. Elle s'est engouffrée en moi voilà longtemps et, si elle a souvent menacé de soulever la toiture, elle a aussi gardé la maison, il faut le reconnaître, comme un berger allemand. La Figure. Elle est si vraie et comme elle m'épouse si impeccablement qu'on ne saurait me distinguer d'elle, j'entends trancher. Exposer le distinguo. Autant trancher de l'eau, probablement. Je désire la révéler, la désigner, non pas la confondre."

Cette Figure, qui "a toujours des travaux en cours", qui "turbine comme une bétonnière", il revient au lecteur d'en faire non pas une clé ou un levier, mais une ombre salutaire, une sorte de saint-esprit, force active du non-dieu qu'est le je, qui entraîne le narrateur dans des vortex de questionnements mais l'empêche également de sombrer. A la fois magister et vigie, discrète et insistante, amicale et sibylline, elle est peut-être ce "plus" mystérieux qui fait que l'Homme en l'Homme n'est pas seul. La Figure n'est ni un figurant ni un visage. Une forme pour résister à l'informe. Non pas une figure de style, mais une figure-style.

Les considérations que je livre ici sur ce livre aussi extraordinaire qu'inépuisable qu'est La Figure peuvent sembler, j'en ai bien conscience, un peu abstraites, voire théoriques, et je m'en voudrais de laisser de ce livre l'impression d'un pur jeu de langage, ce qu'il n'est pas, loin de là. Bien au contraire: La Figure est une confession d'un ordre si singulier que sa dimension tragique – soumise aux bourrasques d'une langue qui ne cesse de se disperser et se rassembler, de s'avorter et de se régénérer – ne peut que nous prendre à la gorge, en cet endroit par lequel passe, précisément, le langage. Car si dans La Figure, la langue ne cesse de cahoter, de se contredire, de se chevaucher elle-même, d'emprunter de nombreuses lignes de fuite, souvent animales, parfois végétales, si sa langue, toujours instable, demeure intensément animée, inquiète, ce n'est pas pour diffuser de la confusion, mais bien pour cerner, à forces d'investigations concentriques et excentriques, l'inexprimable, et au fond de cet inexprimable, une violence : non ce qu'on veut taire, mais ce qui, en palimpseste, fonde la "prosodie corporelle". Disons-le tout net: Le fait d'avoir été fils a fait qu'il fallait fuir.

Eblouissant autant qu'aveuglant, assourdissant autant qu'incantatoire, La Figure de Bertrand Belin est comme un trou noir résistant à sa propre et fatale attraction. Une "usine surchauffée", pour reprendre la définition qu'Artaud donnait du corps sous la peau. 

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Bertrand Belin, La Figure, P.O.L, 18€

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