mardi 21 janvier 2025

Cesser de manger de la terre: Lafontaine en rage


Dans
Armer la rage (Pour une littérature de combat), l'écrivaine Marier-Pier Lafontaine se penche sans concession sur l'attitude que l'on conseille aux femmes d'adopter pour éviter les agressions sexuelles. A chaque fois, c'est le même refrain: fuir. Ne pas rendre les coups. Eviter la confrontation. La liste est longue, en effet, depuis "marcher sous les lampadaires" jusqu'à "hurler au feu plutôt qu'à l'aide", en passant par "contourner les ombres" ou "détecter les signes de nervosité". Il est même rapporté ce cas d'une femme qui, suivie par trois hommes, a eu l'idée de "s'agenouiller dans un parc" pour "avaler de grandes poignées de terre", dans l'espoir que son comportement erratique dissuaderait ses poursuivants de l'agresser. Commentaire de l'auteur: "Ce sont nos options, ça? Manger de la terre ou subir un viol collectif?"

La réduction de la résistance à cette passivité est, selon Lafontaine, indissociablement liée à la culture du viol, laquelle induit ce qu'on appelle un "trauma insidieux": à savoir qu'on peut "manifester des symptômes de stress post-traumatique sans avoir directement vécu d'agression sexuelle". D'où il en découle que, baignant dans une culture du viol omniprésente, les femmes sont appelées à rester cantonnées dans une impuissance. Le viol paralyse sa victime, mais la possibilité du viol également. 

Lafontaine s'insurge contre cette assignation à résidence corporelle, et rappelle que "le droit à l'autodéfense est un privilège réservé à une minorité de sujets". Pour elle, "croire que notre seule défense sera la soumission les [violeurs] encourage à passer à l'acte". Car l'agresseur n'a jamais peur d'être agressé, ne connaît pas la peur, juste l'excitation née de la possibilité de créer de la peur. Il importe donc que la colère des femmes devienne une arme:

"Quelle surprise ça serait, pour eux, si nous ripostions violemment. Si nous bombardions leur foie de coups de poing. Quelle stupéfaction ils ressentiraient si on leur entaillait sévèrement l'arête du nez. Si on le cassait, ce nez. Je rêve du jour où des hommes auront peur de notre réaction."

De toute évidence, ce temps n'est pas encore arrivé. Il faut donc en passer par d'autres stratégies. Parler, écrire, partager. Qu'au trauma succède la survie, et que la survie permette d'explorer le trauma. Que peut la littérature dans un tel contexte? A ceux qui pensent que les idéologies féministes "minerait de l'intérieur les qualités littéraires de l'écriture", Lafontaine oppose un principe simple: "l'écriture du trauma incarne […] une pulsion d'avenir, une audace.[…] Dans un contexte de domination masculine, elle détourne les ordres qui se répercutent constamment dans nos intimités: nous taire ou mourir." Alors, non, l'écriture dont parle Lafontaine n'est pas thérapeutique, elle n'exorcise rien, n'exige pas d'être forte ou courageuse. Son seul carburant est la rage, et surtout pas le pardon – et de conclure:

"Je ne pardonne rien, moi, j'écris. J'éventre le cadavre encore chaud de mon enfance."

En à peine cent pages, Marie-Pier Lafontaine met son poing sur pas mal de hic et appelle à une nécessaire contre-attaque esthétique et politique. Il faut donc la lire – et ne laisser personne manger de la terre.

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Marie-Pier Lafontaine, Armer la rage / Pour une littérature de combat, éd. Héliotrope, 15 €

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