La vie d'Armand Gatti est l'histoire d'une résistance et d'une libération à tous les niveaux – résistance face à l'ennemi, qu'il soit brun ou capitaliste; émancipation dans de nombreuses voies créatrices: poésie, cinéma, théâtre, musique, journalisme… Au sein de ce maëlstrom où voyages et écritures mènent la danse, une ville émerge: Berlin, où Gatti s'installe en 1969 (dans la partie Ouest), et travaille un temps comme ouvrier spécialisé. Mais il connaît déjà l'Allemagne, puisqu'en 1943, alors qu'il est prisonnier à Hambourg, il parvient à s'évader pour rejoindre la Résistance en Corrèze. Aussi lira-t-on avec le plus grand intérêt cet ample poème typographiquement chorégraphié qu'est Le bombardement de Berlin, que viennent de rééditer magnifiquement les édtions Æncrages & Co.
De format carré (± 37 x 37 cm), ce poème tente, par une disposition en blocs et en éclats, de rendre compte de Berlin bombardé, d'une ville à la fois détruite par le feu du ciel et vivante encore à la façon d'un "ventre qui halète sous le fracas des tocsins". L'horreur côtoie l'incongru, "les enfants déchiquetés sur les civières" flottant non loin de "l'éléphant [qui] assume la taille d'un homme à la mesure des cendres et des gravats". Telle une partition éclatée que seule tient en place la violence des impacts – n'oublions pas que Gatti côtoya Boulez… –, le poème s'offre comme spectacle et témoignage, empreinte ignée et géographie instable, riche de tout son vibrant simultanéisme.
Berlin-ventre ("les disparus […] savent de quelle chaleur de ventre maternel est fait le cratère des bombes), Berlin-éventré (tel un "double carbonisé" de la forêt), Berlin-zoo aussi, puisqu'en plusieurs points (cages?) de la page les animaux réagissent à la pluie d'acier brûlant autant que les humains assiégés: ici des vols d'oiseaux en quête d'un itinéraire connu, là, un "troupeau de pachydermes" au "barrissement choryphée"… La destruction est montrée et vécue comme une "révélation": le feu "divulgue", de même que le poème de Gatti expose, retourne, bouscule autant qu'il organise spatialement les divers éléments soumis au "vent d'acier".
"Lequel de Berlin ou du feu se modèle sur l'autre?" s'interroge le poème dans le coin supérieur gauche, tout en laissant irrésolue la question, mais de façon douloureusement symphonique.
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Armand Gatti, Le bombardement de Berlin, préface d'Olivier Neveux, avec un bois gravé d'Emmanuelle Amann, Æncrages & Co, coll. Phœnix, 17 €
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