mercredi 24 mai 2023

"Nos mortes": les voix tues du deuxième sexe


Dans Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple (Flammarion), le philosophe et sociologue Didier Eribon se pencher sur la vie et le déclin de sa mère, et tente de penser la fin de vie de celle-ci dans le cadre d'une réflexion plus vaste, sans pour autant faire l'économie de la part intime qui le lie à cette problématique. Mettant en parallèle la condition des femmes et celle réservée aux personnes âgées, il s'appuie à un moment de son étude sur les travaux de Simone de Beauvoir, en particulier sur Le Deuxième Sexe et La Vieillesse. A la page 309, il écrit:
"Dans les premières pages du Deuxième Sexe, [Simone de Beauvoir] se demande en effet, en 1949, pourquoi les femmes ne disent pas 'nous', comme le font depuis longtemps les prolétaires, les Noirs aux Etats-Unis (ce sont les exemples qu'elle prend)."
Et de s'interroger à la page suivante sur cette difficulté du "nous" à prendre corps:
"Comment construire un 'nous' quand tout contribue à séparer les personnes qui seraient susceptibles de le composer, de le faire vivre en tant que 'nous' ?"
Cette question du "nous" féminin a évolué depuis 1949, bien évidemment, et occupe même depuis le devant de la scène de la contestation féministe. "Nous les femmes", c'est là un syntagme qu'on peut désormais entendre. Mais à ce nous semble répondre, plus douloureux, l'adjectif possessif : nos. C'est du moins le sentiment brutal éprouvé ce matin en entendant à la radio (sur France Info), l'avocate Anne Bouillon, spécialisée en droit des femmes et violences conjugales, évoquer les féminicides survenus en France (plus de quarante depuis le début de l'année). A un moment, elle prononce ces mots terribles: "nos mortes", nous faisant ainsi réfléchir sur ce qui motive essentiellement le sentiment d'appartenance à un "nous": la peur, ou plutôt la conscience d'une menace.
"Nos mortes": une façon de dire aux hommes que la violence qu'ils exercent est tout sauf aveugle; mais l'on sent bien également que seules les femmes peuvent prononcer ces mots "nos mortes", et qu'il faudra hélas attendre encore longtemps pour que des hommes puissent (oser) dire "nos mortes" en désignant ces mêmes victimes.
Pour lors, c'est comme s'ils n'en avaient pas le droit, peut-être, du fait de leur complicité, de leur tolérance, de leur déni. Si un "nous" a des droits, les "nos" ont un prix. "Nos mortes" –  ces mots sont comme un défi sémantique lancé aux hommes. A eux de l'entendre.


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