Lire un livre de Gonçalo M. Tavares, c’est pénétrer les
arcanes du caprice, un caprice sous-tendu par une logique, une logique innervée
par une liberté, une liberté façonnée par un imaginaire, un imaginaire dirigé
par un intellect, un intellect né d’une éthique, une éthique éprise de —. Stop/Encore.
Nous voilà déjà pris au piège-Tavarès, épris de méthode maraboudeficelle, qui
relève moins de l’aléatoire que de la chimie.
Dans son dernier livre paru aux
éditions Viviane Hamy – Matteo a perdu son emploi – Tavares
nous propose vingt-six étapes, vingt-six passages par des divers
stations-personnages, selon un ordre alphabétique implacable : ainsi, le
lecteur passe/saute de Aaaronson, à Ashley, Bauman, Boiman, Camer, Cohen, etc.
jusqu’à Nedermeyer. On pourrait tout d’abord se livrer à quelques remarques
formelles, histoire de se mettre en train, de prendre le train, d’inventer des
rails : 26 personnages, comme les vingt-six lettres de l’alphabet ;
sauf qu’ici on n’a que douze lettres (les initiales des personnages), allant de
A à N, avec deux lettres manquantes (F et J) ; en outre, le livre comporte
27 chapitres. Mais sait-on vraiment lire au-delà des lettres ? Dans Matteo a perdu son emploi, Kashine
inscrit le mot « NON» sur le dos de Kessler et Goldstein tatoue en braille
la table des périodiques sur le dos Gottlieb, preuve s’il en est que nos
injonctions nous précèdent tout en confirmant notre cécité.
Que le lecteur de ce blog se
rassure : le livre de Tavares dont nous parlons n’est pas un traité de
combinatoire à l’usage des coiffeurs de girafe. Sous des dehors capricieux et
fantasques (et si ce ne sont pas des dehors, alors il doit s’agir d’une
doublure), l’auteur tisse un récit tout en relais où l’on passe d’un destin à
l’autre, sous l’égide de Roussel et de Borgès (pour ne citer que deux phares
possibles). Mécanique, dynamique, disjonctif : le récit se moque du
psychologique, préférant la catapulte, le revirement, la césure. Comme souvent
chez Tavares, on entre par la porte de l’ordinaire, puis on croit traverser le
vestibule de la fable et avant qu’on ait compris, une trappe s’est ouverte, et
alors qu’on tendait la main pour attraper la queue du mickey de la parabole,
hop, nous voilà sur une autre case de l’échiquier, dans une autre allée du
labyrinthe, sur un autre plan. Pour les amateurs de détail, voici, en vrac,
quelques éléments de la table (périodique ?) des matériaux : folie,
cécité, inscription, entropie, mort. Ou encore : un scientifique qui
compte les cafards, un architecte qui conçoit un rond-point carré, un
archéologue qui exhume du présent, un psychiatre qui plante un drapeau dans une
clairière.
Mais là où Tavares est encore
plus fort, c’est quand il termine le livre par une sorte d’exégèse du livre.
Muni de son arc nietzschéen qui décoche des flèches zen, il fait du lecteur la
cible de sa pensée ô combien mobile, une pensée qu’il laisse essaimer et
proliférer pour ainsi dire en live
sous les yeux du lecteur. Ou comment expliquer en dépliant, tordre en
prolongeant, éclairer en irradiant. Et tout cela en demeurant – c’est là sans
doute la marque de fabrique, la force magique de l’auteur – d’une simplicité aussi
ludique que stimulante, une simplicité née d’une prodigieuse puissance
poétique, une prodigieuse puissance poétique engendrée par une incroyable
intelligence philosophique, une incroyable intelligence philosophique alimentée
par un —. A vous de jouer.
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Gonçalo M. Tavares, Matteo a
perdu son emploi, traduit du portugais par Dominique Nédellec (qu’on
applaudit très fort), et publié par Viviane Hamy (qu’on salue bien bas)
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